CHERS CAMARADES,

Cette fois-ci, c’est nous-mêmes, les émigrés, qui allons vous parler de notre condition.

Ce ne seront pas les journaux, ni la propagande bourgeoise. Nous écrivons en espérant ouvrir les yeux à ceux qui pensent venir ici. à ceux qui se font encore des illusions sur la possibilité d’améliorer leur situation grâce à quelque généreux capitaliste.

Dans cette lettre, nous voulons vous expliquer pourquoi l’Italie est un pays pauvre, vous faire connaître notre combat, vous aider à trouver avec nous les moyens pour que ça change.

L’Italie est pauvre ? Ils disent que l’Italie est pauvre. Mais les industriels à qui l’Etat italien offre des milliards pour s’installer dans le Sud selon la politique dite « de développement du Sud », ne le sont pas, eux.

Les investissements que les patrons ont fait dans le Sud n’étaient sûrement pas faits pour y diminuer le chômage. Ils n’avaient qu’un but : augmenter les profits capitalistes.

Prenons l’exemple des industries chimiques : pourquoi sont-elles venues dans le Sud ?

Tout d’abord parce que le gouvernement y autorise une forte diminution des salaires : ainsi, c’est les ouvriers qui paient.

Ensuite la « Cassaper il Mezzogiorno » accorde des subventions importantes aux installations d’usines.

Enfin le pétrole y arrive plus vite, puisqu’il vient d’Afrique.

Mais l’industrie chimique demande des usines modernes, très automatisées ; c’est donc loin d’être un remède au chômage. Même chose pour les autres industries : il y a peu d’emplois, et les prix montent partout.

Voilà ce que les patrons appellent « politique de développement ».

En fait, pour le capital, la seule solution possible aux problèmes du Sud est et reste l’émigration. Ainsi, le Sud est en train de devenir un désert où ne restent plus que les vieux, sans espoir d’amélioration.

Voilà comment tous les milliardaires qui s’installent dans le Sud n’y viennent que pour entretenir la misère et le chômage.

Même là où le gouvernement des patrons a voulu tenter une réforme agraire, ne sont finalement restés que les paysans.

Car la propriété d’un bout de terrain ne suffit pas: ils ont dû s’endetter auprès des banques et des associations, lorsqu’ils ont vu que leurs produits étaient achetés à bas prix par tous ceux qui monopolisent les marchés.

Ces mêmes produits sont d’ailleurs vendus à des prix astronomiques à Milan, à Rome et à Turin : un kilo de cerises y vaut par exemple 1200 lires !

Qui sont ceux qui nous obligent à l’émigration et à la misère ? Pourquoi la misère existe-t-elle ?

A cette question, voilà ce que répondent les paysans, les ouvriers agricoles et les chômeurs : Les responsables, ce sont les patrons italiens et internationaux, le gouvernement qui est à leur service : ils maintiennent cette misère pour avoir toujours sous la main une réserve de main d’oeuvre à bon marché.

Cette réserve ne sert pas seulement aux usines du Nord ; c’est aussi pour pouvoir nous utiliser comme monnaie d’échange avec les patrons étrangers ; ils nous vendent comme des esclaves, et ensuite ils viennent parler des « travailleurs italiens réputés dans le monde entier » !

Pour la population du midi, le « développement » capitaliste, ça veut dire : chômage, misère, émigration.

L’émigration nous pousse vers les grandes usines du Nord.

C’est le moment de voir l’autre face du « développement » capitaliste. Dans l’usine et au dehors, ils nous exploitent comme des bêtes.

Dans l’usine, le travail est infernal : entrer à la Fiat, c’est entrer dans une prison, ou partir aux travaux forcés. Les cadences y sont infernales : la chaîne de montage va aussi vite que le « Treno del sole » [Train express Turin – Naples].

Elle va même plus vite, puisque le Treno del sole arrive toujours en retard !

Plus on travaille, plus on gagne, ose dire le patron. En réalité, plus on travaille, et plus c’est lui qui s’enrichit : et plus on s’abrutit, et plus on y perd la santé.

Même l’ambiance de travail, l’air que nous respirons, nous font crever.

Il n’y a que le profit qui intéresse le patron. Pour lui, nous ne sommes que des engrenages, des pièces, qu’ il peut changer ou jeter, quand elles se cassent.

Mais ce n’est pas tout: il y a encore toute une pyramide de chefs, toute une bande de fayots, qui sont là pour nous contrôler ; pas le droit de parler, pas le temps d’aller aux cabinets ou de se reposer de temps en temps, pas le temps de manger ce qu’on a apporté dans la gamelle.

En plus de tout cela, ils osent nous dire que les émigrés n’ont pas de courage au travail, que ce sont des fainéants.

Mais pour Agnelli tout ouvrier qui refuse de plier l’échiné et d’accepter les cadences sans rien dire est un fainéant.

Et quand arrive la feuille de paye, notre exploitation est encore plus évidente : Par rapport à ce qu’il nous faut pour vivre, le taux de base, ce qui est garanti, n’est presque rien.

Pour avoir un salaire décent, on est obligé de se forcer pour gagner des primes : prime de production, par exemple, et toutes sortes de primes variées que le patron a inventées pour nous obliger à produire plus.

En plus de tout cela, il y a les retenues avec lesquelles le patron nous vole ouvertement, et qui n’arrêtent pas d’augmenter. Par mois, on en est déjà à plus de 20.000 lires de retenues.

Sur les retenues, les cotisations, la légalité des patrons, on pourrait écrire tout un livre.

Mais prenons seulement quelques exemples pour avoir une idée de ce genre de vol : Ils nous font payer par exemple une cotisation pour les HLM. Mais c’est impossible d’avoir un appartement.

En principe la Fiat devrait construire des appartements pour ses ouvriers ; en fait, il y en a très peu, et au lieu de nous les donner, ils les donnent aux chefs ; aux employés, aux fayots, etc…

Autre exemple : Les allocations familiales, la prime de production, le 13e mois, etc… , sont ajoutés directement au salaire de base.

Ensuite, ils font une retenue globale. C’est à dire que les retenues sont payées non seulement par nous, mais aussi par ceux que nous avons à charge.

Ça signifie aussi qu’ils nous volent encore une fois sur tout ce qu’ils nous obligent à faire en plus : la prime de production, les heures supplémentaires, par exemple.

Le Logement

Quand nous arrivons du Sud, nous n’avons pas où loger. Alors, si nous voulons avoir quelque chose, il va falloir donner au patron au moins un tiers du salaire, sans compter la caution.

C’est un problème énorme pour un ouvrier que d’arriver à mettre de côté le prix de la caution quand il gagne à peine de quoi ne pas mourir de faim jusqu’au mois suivant.

Celui qui a de la chance, et qui peut éviter de dormir sur les bancs de la gare ou dans les dortoirs publics, arrive à trouver une pièce dans une des nombreuses maisons meublées, c’est-à-dire dans une des trois ou quatre pièces d’un appartement sale et misérable, avec des WC qui puent.

Ça nous arrive d’être huit par chambre : un lit chacun, pas de table, une chaise en guise de commode, et la valise qui sert d’armoire.

Et pour cela, il faut payer entre 10 et 15. 000 lires par mois ; les propriétaires de chambres ou d’immeubles s’engraissent sur notre dos.

ET POUR MANGER ?

Toutes les femmes d’ouvriers savent comme il est difficile de joindre les deux bouts; pour nous, sans logement, c’est encore pire : les patrons de restaurants nous retirent tout ce que le patron nous a laissé, et encore par des moyens qui devraient être interdits : la nourriture est malsaine, il n’y a guère à manger, et c’est souvent des restes de la veille.

Déjà, nous perdons la santé dans l’usine, mais là, c’est encore pire. Les usines sont loin, et les transports publics rares.

Il nous entassent comme des bêtes dans les trams, pour aller se faire exploiter chez le patron. Et bien sûr, il faut payer le transport.

C’est la même chose que dans les trains qui nous ramènent chez nous pour les congés. Car en plus, les patrons nous obligent à laisser au pays la femme et les enfants.

« Ce n’est pas bien » disent les bourgeois et les curés à propos du divorce. Tout ce qu’on sait, c’est qu’en pratique ils nous l’imposent : moi ici, elle là-bas.

Et quels sont les avantages ?

Pourtant, quand on était encore au pays, on voyait les copains revenir dans le sud pour les vacances. Ils revenaient en voiture, avec un beau costume, l’appareil photo en bandoulière, comme les touristes étrangers.

Comment c’était possible ?

Mais maintenant que nous sommes aussi partis, nous savons à quel prix ces choses-là sont possibles : en travaillant 16 heures par jour, huit dans l’usine, et huit dehors, comme le font beaucoup d’entre nous, et souvent parce qu’ils n’ont même pas de quoi manger.

Ou alors le mari et la femme travaillent tous les deux. Ou bien encore on signe des avances sur le salaire, pour des années.

Voilà comment on arrive à ça, et ce n’est pas grâce au progrès économique que permet notre travail: cela, ça n’existe pas.

Ce qui existe, c’est la surexploitation dans l’usine, la surexploitation des familles, la surexploitation par les usuriers.

Les voilà, les vraies raisons du « miracle économique » italien.

Si nous restons, c’est pour combattre

Mais alors, pourquoi rester dans le Nord ? Pourquoi ne pas revenir chez soi ?

Parce qu’en revenant, on trouvera toujours la même misère, la même faim; parce qu’au Nord comme au Sud, ce sont les patrons qui nous exploitent.

Si nous restons, c’est pour détruire tout cela, détruire l’exploitation, la spéculation, en finir avec cette vie de misère. Alors, il nous reste une seule arme : LA LUTTE !

Voilà pourquoi nous avons été les premiers à nous organiser, les plus actifs dans la lutte.

En vivant dans le Sud, puis dans le Nord, nous avons compris à quel point c’est inutile d’attendre des patrons et de leurs représentants (partis, syndicats), une solution « démocratique » à nos problèmes.

Nous avons compris que tant qu’il y aura des patrons, nous serons obligés de courir le monde comme des pèlerins. Nous avons compris qu’il n’y a qu’une chose à faire : lutter.

Au Nord, au Sud, dans toute l’Italie, parce que partout les patrons sont les mêmes, partout, ils organisent notre misère et notre exploitation.

Avec l’arrivée de jeunes émigrés à la Fiat, la tension a monté dans les ateliers.

Ils sont venus avec leur volonté de combat, leur mépris de la résignation et de la peur, la détermination de passer à l’offensive contre les patrons, c’est à dire avec ce qu’ont montré les dernières luttes dans le Sud : Battipaglia en est une preuve enthousiasmante.


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