Israël profite actuellement de trois types de sympathie. La sympathie de la gauche européenne, qui n’oublie pas que ses concitoyens juifs ont été persécutés par ce même fascisme qu’elle combattait. Ce sentiment de solidarité est entièrement partagé par la jeune génération, qui a pris position contre [Hans] Globke et [Friedrich Karl] Vialon et qui continue de protester et de manifester contre une mentalité et des méthodes dignes des SS et encore d’actualité, dont la dernière victime, et la première d’une nouvelle ère, a été Benno Ohnesorg1La gauche européenne n’a jamais eu aucune raison de renoncer à sa solidarité avec des personnes persécutées du fait de leur race. Pour elle, les politiques nationales-socialistes s’étaient compromises bien avant le recours à la terreur contre les Juifs, et aucune réparation ne saurait réparer les torts causés. La gauche européenne n’a aucune raison de renoncer à sa solidarité à l’égard de personnes qui ont été persécutées ; cette solidarité est aujourd’hui bien enracinée et inclut l’État d’Israël, fondé en réaction aux politiques coloniales britanniques et à la persécution des Juifs par le régime national-socialiste.
Les gens qui vivent aujourd’hui en Israël − non seulement les Juifs mais également les Arabes − ont essentiellement été non pas le sujet, mais l’objet de la fondation de cet État. Toute personne portée à s’interroger sur l’existence de cet État doit savoir qu’une fois de plus les anciennes victimes, et non les criminels, risquent d’être condamnées à souffrir. Si la demande de réconciliation avec la Pologne fait référence aux souffrances infligées par le national-socialisme à la Pologne, la même logique doit s’appliquer à Israël.
Le deuxième type de sympathie dont profite actuellement Israël est mû par d’autres motivations, plus égoïstes, moins inconditionnelles, différentes, mais tout aussi avantageuses pour ce pays. Les intérêts pétroliers américains n’y sont pas étrangers : leurs répercussions sur le tiers-monde, notamment sur l’Iran, ont été analysées et décrites par Bahman Nirumand. Il n’y a pas encore d’analyses comparables sur la politique pétrolière des États-Unis − en Syrie, en Libye, au Koweït ou en Arabie saoudite −, mais il serait naïf de préjuger que la politique américaine n’a rien à voir avec les conflits qui secouent le Moyen-Orient ni avec l’insistance des États-Unis à soutenir que le golfe d’Akaba se trouve dans les eaux internationales ou avec le maintien de leur présence dans la zone du canal de Suez par l’intermédiaire d’alliés fiables. La solidarité avec Israël et l’accord de l’OTAN liant la Grèce et la Turquie servent à justifier la présence de la sixième flotte en Méditerranée, pour protéger son flanc sud. Les États-Unis ont besoin d’un Israël amical à proximité du canal de Suez et ce n’est pas parce que le Canal est l’unique voie pour acheminer le pétrole en Grande-Bretagne et aux États-Unis (l’hypothèse selon laquelle de plus grands cargos pourraient contourner le cap de Bonne-Espérance sans hausse des coûts semble crédible). Si le canal de Suez a une importance stratégique, c’est parce que ce serait la voie qu’emprunteraient les pays arabes s’ils devenaient un jour maîtres de leur pétrole.
Il serait impossible de qualifier les politiques menées par la gauche en Europe de l’Ouest de bienveillantes à l’égard des Arabes puisque, selon ces politiques, les Arabes doivent renoncer à leurs exigences sur la Palestine et coexister avec Israël. Les États-Unis appliquent quant à eux des politiques qui visent non seulement à ce qu’Israël reste aux mains des Israéliens, mais aussi à ce que leur économie continue à bénéficier du pétrole arabe. Quiconque croit qu’Israël aurait été détruit s’il ne s’était lancé dans cette guerre devrait savoir qu’elle a rapporté bien plus qu’une victoire israélienne. Quiconque condamne les Arabes devrait se dire que les politiques arabes contre Israël revêtent des intérêts légitimes, qu’on veuille ou non l’admettre.
Le troisième type de sympathie à l’égard d’Israël s’est exprimé en République fédérale dans une presse d’un genre particulier, dans un style que l’on considérerait normalement comme de l’humour noir ou comme une pure mascarade, mais qu’on a consenti à qualifier de politique : je veux parler des masques à gaz livrés à Israël. La cruauté et le succès des attaques israéliennes ont suscité ici une exaltation sanguinaire et donné lieu à des théories tous azimuts sur un Blitzkrieg. Il a fallu vingt-cinq ans à Bild pour gagner la bataille de Stalingrad, mais dans le Sinaï. Le sentiment anticommuniste s’est insensiblement mû en allégresse quand des chasseurs soviétiques MIG ont été abattus. La décision des Soviétiques de se tenir à l’écart du conflit a été interprétée comme une invitation à imiter l’initiative israélienne et à l’appliquer à la situation allemande. L’invasion de Jérusalem a été considérée comme le prélude à un défilé militaire passant par la porte de Brandebourg. Si, au lieu de gazer les Juifs à mort, on les avait emmenés dans les montagnes de l’Oural, la Deuxième Guerre mondiale aurait connu une autre issue. Les erreurs du passé ont été reconnues, l’antisémitisme a été une chose regrettable, une purge a été conduite, le nouveau fascisme allemand a tiré les leçons de ses erreurs. L’anticommunisme vaincra avec les Juifs, non contre eux.
La réconciliation qui a eu lieu est discutable : non parce qu’on a tout à coup reconnu l’humanité des Juifs, mais parce qu’on admire la cruauté de leur guerre ; non parce qu’on reconnaît leurs droits de concitoyens, mais parce qu’on admire leur utilisation du napalm ; non parce qu’on a reconnu nos crimes, mais parce qu’on admire le Blitzkrieg des Israéliens2, par solidarité avec leur brutalité, avec les expulsions qu’ils perpétuent et avec leur conquête de territoires. La mentalité qui fait dire : « C’est moi qui décide qui est juif » s’applique aussi bien à ceux qui s’allient à Israël qu’aux assassins de Berlin. Si Israël était un pays socialiste, il est certain qu’il ne jouirait d’aucune sympathie. Il ne recevrait que la sympathie de la gauche européenne : constante, rationnelle et sincère.
Les gens qui refusent d’accepter le moindre propos critique à l’égard des politiques israéliennes ou d’écouter le moindre propos sur les intérêts légitimes des Arabes (ce qui ne rend pas plus acceptable leur menace de détruire Israël), les gens qui considèrent la demande faite à Israël de réintégrer ses frontières d’avant la guerre comme de l’impérialisme soviétique − quelle confusion des genres ! − ne favorisent pas l’instauration de la paix en Israël. On peut reconnaître les intérêts d’un pays tout en jugeant ses politiques incompatibles avec ses intérêts.
Il ne faut pas laisser les États-Unis ou les éditeurs de Bild récupérer le sentiment de solidarité qui lie la gauche à Israël ; ces forces ne s’intéressent pas à Israël mais à leurs propres intérêts, hostiles à ceux de la gauche. La gauche est solidaire d’un homme comme Moshe Dayan3s’il devient la cible d’assassins, mais elle rejette son radicalisme de droite et sa politique de conquête. Tout comme elle est solidaire du nationalisme arabe et rejette les persécutions exercées par Nasser4 contre les communistes. La recherche de solutions politiques raisonnables et durables risque d’être anéantie par le climat actuel, qui fait d’Israël un ami ou un ennemi, un climat auquel la gauche semble succomber lorsqu’elle se croit obligée de choisir entre la politique de l’Union soviétique et celle d’Israël ; or ce dilemme risque de la déchirer. L’adhésion à la politique des partis semble l’emporter sur la raison. Nous pourrions tout simplement poser cette question :
Israël veut-il vivre ou gagner ? Israël étant acteur de sa propre histoire, il devra lui-même y répondre.