Le chancelier envisage de prendre des mesures de rétorsion : il va aller se plaindre en Amérique. Cela ne sera pas toléré. Cela va de soi1 ! Les mesures de rétorsion n’ont pas encore été dévoilées. Nous ne savons pas encore exactement comment… Mais nous allons leur faire entendre raison. L’ennui, c’est que depuis le 13 août 1961, ce genre d’emballement, c’est du vent2. Et le chancelier peut bien multiplier ses navettes entre Bonn et Berlin, cela n’aide pas les Berlinois, qui se sentent humiliés et menacés par ce nouveau visa. Les gesticulations ne remplacent pas les négociations.

Il est évident qu’un État − la RDA, comme un autre − a tout à fait le droit d’imposer des visas de transit aux personnes en transit. Il est non moins évident que l’indignation qu’ont manifestée ces messieurs de Bonn, qui n’ont aucune sorte d’intérêt à maintenir de bonnes relations avec cet État ou à négocier pour que les gens en transit soient traités avec bienveillance, n’a rien à voir avec la morale, et pas davantage avec le droit.

Mais on peut s’interroger sur les objectifs politiques que vise la RDA par l’imposition de ce visa et sur ce qu’elle cherche réellement avec cette mesure. L’état des affaires, que la RDA qualifie sur un ton moralisateur de « Alleinvertretungsanmassung » [présomption de la part de la République fédérale qu’elle seule représente les Allemands], est certainement scandaleux sur le plan moral et frise l’illégalité au regard du droit international. Mais surtout, ce concept est un anachronisme qui n’a plus ni le pouvoir de remettre en cause l’existence de la RDA ni celui de renforcer le statut de la République fédérale, bien qu’il corresponde en partie à cette conscience de soi anachronique que la République avait d’elle-même (lorsqu’elle se considérait comme un État provisoire). Ses politiques intérieure et extérieure n’ont plus pour fétiche la représentation unique. Au contraire, ces politiques répondent aux exigences de l’OTAN et des lois d’exception, à ses intérêts dans le tiers-monde et aux instruments créés par ces mêmes lois d’exception pour juguler l’opposition interne.

Parce que la demande de représentation unique de la République fédérale sonne creux − le bulletin de vote de la République fédérale aux Nations unies ne renforcerait le bloc américain que d’une seule voix, ce qui est bien peu −, parce que l’abandon de la doctrine Hallstein3 dans le tiers-monde n’entraînerait pas une diminution de la présence renforcée des États-Unis dans ces pays, et précisément parce que la demande de représentation unique de la République fédérale est un acte de fétichisme, l’obligation de visa ne peut avoir aucune conséquence.

Si l’obligation de visa ne vient pas à bout de ce fétiche, à qui donc la RDA veut-elle prouver qu’elle est un État à part entière ? Aux gens qui se plient déjà à toutes sortes de contrôles lorsqu’ils traversent la RDA en voiture ? Aux gens qui comptent déjà le temps qu’ils passent au poste-frontière dans la durée de leur déplacement entre Berlin et Munich, Hambourg ou Cologne ? Depuis le 13 août 1961, l’État est-allemand n’a plus été remis en question.

Si l’obligation de visa est une mesure de rétorsion contre l’adoption des lois d’exception, c’est une décision carrément exécrable. Elle frappe ces mêmes gens déjà frappés par les lois d’exception : les gens à faible revenu qui utilisent le train ou la voiture pour se déplacer entre l’Allemagne de l’Ouest et Berlin, et non l’avion, le taxi ou des voitures de location pour leur travail, leurs visites ou leurs vacances. Ces mesures n’élargiront pas le cercle des gens qui devraient se préoccuper de la reconnaissance de la RDA ; elles n’inciteront pas davantage les gens à diriger leur colère sur Bonn, qui en est pourtant à l’origine. La démarche visant à punir la population de l’Allemagne de l’Ouest et de Berlin-Ouest de n’avoir pas empêché l’adoption des lois d’exception est aussi autoritaire que celle consistant à imposer ces lois d’exception.

La RDA a-t-elle besoin de l’argent qu’elle va récolter avec les visas ? Assurément. Mais personne excepté la RDA ne va en profiter. C’est pourquoi personne ne se montrera compréhensif. Et même si nous ne refusons pas cet argent aux citoyens de la RDA parce que la vie a été plus difficile pour eux que pour les Allemands de l’Ouest au cours des vingt dernières années et parce qu’il reste encore des réparations à régler, même dans ces conditions, il ne produit rien de plus que le « communisme à la goulache » de Khrouchtchev, qu’un objectif bourgeois et provincial qui n’apporte aucune réponse progressiste aux problèmes de notre époque : les lois d’exception, l’OTAN, la violence impérialiste dans le tiers-monde et les villes.

En République fédérale et à Berlin-Ouest, la gauche n’est pas anti-communiste. Il y a dix ans, quand l’État est-allemand était encore mal assuré et que Franz Josef Strauss pouvait affirmer ouvertement à un cercle d’intimes que l’objet de la Bundeswehr − sa tâche stratégique − était de prendre la RDA, à cette époque, on pouvait faire passer le fait de critiquer la RDA pour de l’anticommunisme. Et l’État est-allemand avait de bonnes raisons de chercher à se consolider et à refréner les intentions impérialistes de la République fédérale. Le 13 août 1961 était justifié. Mais il semble que la politique étrangère de la RDA n’ait pas évolué, pas plus que les partis communistes d’Europe de l’Ouest, toujours englués dans les réformes sociales et parlementaires. Pour eux, l’obtention de sièges au Parlement et l’État-providence ne sont plus une composante de la lutte des classes prolétariennes. Ce sont des fins en soi. Le Parti communiste français et son syndicat, par exemple, assurent la pérennité du capitalisme en France. Quant à la RDA, elle se sert de ces mesures pour prouver que le statu quo sur l’État est-allemand perdure et montre ainsi que l’existence de l’État est-allemand est devenue une fin en soi. L’obligation de visa, qui ne modifie en rien les relations de pouvoir et le niveau de conscience, se révèle être exactement ce comme quoi elle est perçue : du harcèlement.

La RDA − dont on aimerait qu’elle cesse de se focaliser sur la consolidation de sa position et qu’elle se souvienne du socialisme international, une forme de socialisme qui devrait soutenir la gauche en République fédérale et à Berlin-Ouest, entre autres en se faisant elle-même plus démocratique pour devenir un exemple vivant du socialisme démocratique −, cette RDA pratique un harcèlement bureaucratique qui va souffler sur les braises de ce type d’anti-communiste dont elle n’a plus rien à craindre, mais qui représente une grave menace pour la gauche en République fédérale et à Berlin-Ouest.

Rien de tout cela ne dispense la gauche de reconsidérer ses relations avec la RDA, d’en débattre, de les redéfinir, de même que ses attentes. L’opposition extraparlementaire devrait intégrer à sa politique ce que l’on nomme la question allemande. Il n’est pas impossible qu’un jour la RDA joue le même rôle contre-révolutionnaire en Allemagne que le PCF en France − il faut admettre cette éventualité, y réfléchir soigneusement et si nécessaire la contrer.

  1. Au début de l’été 1968, la RDA décida d’imposer passeport et visa aux visiteurs de l’Allemagne de l’Ouest. Le chancelier en fonction à cette époque était Kurt Kiesinger.
  2. Dans la nuit du 12 au 13 août 1961 débuta la construction du mur de Berlin. À partir de ce jour, la zone soviétique de Berlin (et l’Allemagne de l’Est) fut coupée des autres zones.
  3. La doctrine Hallstein, d’après Walter Hallstein (1901-1982), secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères ouest-allemand de 1951 à 1958, disposait que la République fédérale considérerait l’établissement de relations diplomatiques entre un tiers et la RDA comme un acte inamical, la République fédérale s’étant déclarée l’unique représentante de la nation allemande.

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