Voici ce qu’on répète systématiquement à la population : l’Amérique défend la liberté de l’Occident au Vietnam. L’Amérique fournit à ses alliés la preuve convaincante de son engagement et elle le fait dans de dures conditions. Nous devrions lui en être reconnaissants et nous en émouvoir. Aujourd’hui le Vietnam. Demain l’Allemagne peut-être. Mensonges ! Tout ce que l’on peut prouver, c’est que les gens qui sont censés gober ces histoires, de même que la presse qui les leur fait croire et les politiciens qui renchérissent, ont tous un rôle à jouer dans cette guerre. Ce rôle est clair, et on peut le décrire – mais il n’est que très indirectement lié à la question de la sécurité allemande. Les cent millions de marks que Bonn a envoyés au Vietnam et les cloches de la paix1 organisées par la presse à Berlin n’ont rien à voir avec le Vietnam, mais tout à voir avec la politique allemande.

Johnson dépend du soutien occidental dans sa guerre au Vietnam. Le monde entier est depuis longtemps au courant des manifestations contre la guerre qui ont lieu dans son propre pays. Ces manifestations ont eu des répercussions sur le Congrès et le Sénat, elles jouent un rôle dans les universités. Nombre de militants du mouvement américain pour les droits civiques participent maintenant à la résistance contre la guerre du Vietnam (cf. Herbert von Borch, Die Welt du 27/112). Comme l’a expliqué Dean Rusk au congrès des ministres de l’OTAN, qui s’est tenu à Paris, Johnson a besoin du soutien des membres de l’OTAN pour contrer l’opposition dans son propre pays. Il lui est encore possible de mobiliser les puissances qui lui refusent ce soutien en invoquant Berlin, l’influence américaine en Europe, ou encore les liens traditionnels avec l’Angleterre. Wilson joue aussi un rôle dans ce manège complexe. Il se trouve lui-même en difficulté − il y a la balance des paiements, la Rhodésie − et comme il l’a déclaré à Johnson en décembre, il veut réduire son engagement militaire « à l’est de Suez », c’est-à-dire à Aden et Singapour. En échange du soutien américain, il offre son assentiment et son silence sur la guerre du Vietnam. Mais certains avancent que Wilson redoute, d’une part un renforcement de l’axe Bonn-Washington si l’Angleterre devait se désolidariser de la guerre au Vietnam, et d’autre part que l’Allemagne ne finisse par se doter d’armes nucléaires. Ce scénario est relativement improbable, mais suffisamment réaliste si l’on se fie aux craintes exprimées dans les médias anglais.

Bonn, qui a grandi sous l’ère de John Poster Dulles − comme l’ont montré les voyages triomphaux d’Adenauer en Amérique dans les années 1950 −, soutient désormais la guerre du Vietnam pour protéger des intérêts égoïstes, voire offensifs. Mais cette guerre n’apporte que des preuves discutables sur la menace que représenterait l’Est : elle sert à justifier la planification d’une stratégie de défense préventive et l’installation de bases de fusées le long de la frontière avec la RDA ; elle permet de rappeler quotidiennement aux États-Unis, et même heure par heure, leurs garanties concernant la sécurité de Berlin et de l’Allemagne de l’Ouest ; elle fait monter la pression et fournit les munitions indispensables au déclenchement d’un conflit dans n’importe quelle partie de l’Allemagne où on le jugerait bon. Après tout, Barzel n’a-t-il pas confirmé ce que le gouvernement fédéral avait déjà établi : il ne saurait y avoir de paix en Europe tant que les deux Allemagne n’auront pas été réunies. En d’autres termes, le Vietnam d’aujourd’hui pourrait être l’Allemagne de demain. On est en droit de soupçonner les propagateurs de ces Idées de planifier ce genre de situation.

Le club louche pour le « réarmement moral » a exprimé tout cela publiquement et avec une grande concision dans des annonces pleine page parues dans des quotidiens allemands. Dans ses annonces, il souhaitait au chancelier un agréable voyage et lui demandait de dire à Johnson et au peuple américain « que nous, les Allemands, sommes reconnaissants envers l’Amérique des vies et du matériel qu’elle sacrifie au Vietnam au nom de la liberté et de notre propre liberté ». Puis, au détour d’une phrase, est arrivé ce à quoi nous nous attendions : « Nous ne pourrons trouver de véritable solution sur la réunification et la ligne Oder-Neisse (sic !) qu’en mobilisant toutes nos forces en faveur de l’instauration d’un monde libre, fondé sur des principes moraux universellement contraignants. L’Amérique et l’Allemagne doivent se décider à faire progresser l’idéologie de la liberté. » Progresser ? Mais pour aller où ?

Des réflexions aussi malveillantes masquent les faits sur la question du Vietnam, pourtant relativement évidents et simples : en 1954, ce pays, dirigé par Diem, a été contraint de devenir un allié des Etats-Unis − ce qu’il n’est pourtant pas − parce que Dulles l’a manipulé pour le faire adhérer au Pacte de Manille3 et que les élections libres prévues en 1956 n’ont pas eu lieu, car le Vietnam serait devenu un pays neutre et aurait rejeté les alliances douteuses. D’autres éléments sont également souvent tus : notamment, le fait que le Vietnam du Sud n’a jamais connu ces « libertés » occidentales, comme la liberté de la presse, la liberté d’opinion ou la liberté de religion et que le Vietcong est un mouvement populaire qu’il est réducteur de taxer de « communiste ».

Pour que tout cela reste dans l’ombre, les médias berlinois ont boycotté le texte de Wolfgang Neuss. Puis, des quelque 120 lignes de la déclaration contre la guerre du Vietnam rédigée par des écrivains et professeurs d’université, Die Welt n’en a publié que huit, et il les a assorties d’une contre-déclaration de Krämer-Badoni4 et de trois séries de lettres à la rédaction s’opposant à la déclaration amplement sabrée des écrivains. C’est parce que Bonn a des affaires à protéger dans la guerre du Vietnam qu’elle soustrait ces informations au public, pour que les rapports demeurent flous et que le public continue à la soutenir sans comprendre.

Il est improbable que les manœuvres de Bonn pour se doter d’armes nucléaires aboutissent du simple fait de sa solidarité affichée avec le Vietnam ou qu’elles déclenchent une guerre du Vietnam en Allemagne. Néanmoins, « les actes susceptibles de nuire à la coexistence pacifique entre les nations ou perpétrés pour la troubler […] sont inconstitutionnels » ( Constitution allemande, article 26).

  1. Pendant la guerre du Vietnam, les Berlinois de l’Ouest furent invités à envoyer aux veuves des soldats américains tués au Vietnam, en signe de solidarité, des répliques miniatures de la cloche de la paix de Berlin.
  2. Herbert von Borch ( 1909-2003), auteur et journaliste.
  3. Le Pacte de Manille scellait une alliance défensive entre les pays d’Asie du Sud-Est contre l’expansion du communisme dans la région. Cette alliance a été dissoute le 30 juin 1977.
  4. Rudolf Krärner-Badoni (né Rudolf Krärner, 1913-1989), auteur allemand de tendance conservatrice et anticommuniste.

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