Les chroniqueurs font office de soupape de sécurité. Les chroniqueurs peuvent écrire ce qu’ils veulent, comme ils le veulent. Cela donne l’impression que tout journaliste peut écrire dans son journal ce qu’il veut comme il le veut.

Dans les quotidiens, la chronique peut renvoyer à l’éditorial. Mais les chroniqueurs sont des rédacteurs marginaux: parce que, dans les quotidiens, les éditoriaux sont généralement écrits par les rédacteurs en chef, c’est-à-dire par ceux qui font le sale travail et qui, d’une certaine façon, déterminent le contenu du journal ; parce que les quotidiens doivent traiter chaque jour tant d’actualités que l’opinion des rédacteurs en chef est souvent circonscrite à l’éditorial (le fait que, dans les quotidiens allemands, les articles traitant des actualités ne se distinguent pas véritablement des articles d’opinion constitue en soi matière à débat) ; parce que, dans les quotidiens, l’éditorial et la chronique se complètent. Les chroniqueurs n’ont aucune influence sur le contenu du journal, leur article excepté, et les rédacteurs en chef n’ont aucune influence sur les chroniqueurs. Les chroniqueurs sont relativement bien payés, leur nom est imprimé en gras. Les chroniques sont des articles de luxe, les chroniqueurs sont des vedettes. Ce sont des pontes dans leur microcosme.

L’investisseur attend deux choses des chroniqueurs. D’abord qu’ils se constituent un lectorat, de préférence formé de lecteurs qui n’achèteraient pas le journal si leur chroniqueur n’y écrivait pas – c’est le côté mercantile de l’emploi. Les chroniqueurs qui n’y parviennent pas perdent tôt ou tard leur travail. Ensuite il y a le côté prestigieux de l’emploi. C’est l’indépendance encadrée du chroniqueur qui confère au journal son parfum d’indépendance. C’est l’impertinence du chroniqueur qui lui confère son parfum d’impertinence. Et lorsque le chroniqueur exprime occasionnellement avec courage des idées impopulaires, il confère un parfum d’audace à ce journal qui n’hésite pas à exprimer des idées impopulaires. L’originalité, l’anticonformisme et l’indépendance d’esprit du chroniqueur représentent pour l’éditeur un investissement dans les apparences : ainsi, il ne publie pas son journal dans le seul but de réaliser des profits, au sens classique de la définition, c’est-à-dire au sens où le journal est une affaire« qui produit pour la publicité des espaces vides qu’un « éditorial » peut compenser financièrement». Si par hasard un contrat de publicité est annulé à cause des idées exprimées dans une chronique, cette réaction est considérée comme une preuve de l’anticonformisme du journal.

Cette histoire peut être vue sous un autre angle. À la liberté d’expression du chroniqueur correspond l’absence de liberté d’expression du rédacteur en chef. Les articles sont minutieusement revus. Ils doivent être vendables. Il faut répondre aux attentes du lecteur. Pour konkret, cela signifie « du sexe, de l’horreur, du crime, de la contestation, de l’émotion ». Il y a les délais : une semaine pour un article sur les communes organisées, un compte rendu sur les jugements de Téhéran pour demain, une brève sur Wilhelm Reich, des citations de Mao plaquées sur des photos de sexe, quelques mots avec Biermann1 vite fait. Les bons journalistes ont toujours la pêche : ils peuvent faire ci ou ça, ils écrivent même quand ils n’ont pas de sujet à traiter, ils écrivent même avant d’être parvenus au bout de leur réflexion, ils écrivent sans avoir lu les livres indispensables. Les bons journalistes font du sujet un objet dont ils font ce qu’ils veulent. Les gens choqués par ce qu’ils lisent sur eux-mêmes dans la presse n’ont aucune idée de ce qu’est le journalisme, zut, tout va trop vite. Quant à ces étudiants de gauche, ils sont capables de vous faire devenir chèvre ! Ils ne respectent pas les délais ; ils manquent de concision ; ils dissertent avec des si et des mais à n’en plus finir au lieu d’aller droit au but. Pourquoi n’arrêtez-vous donc pas de causer ? Dites ce que vous avez à dire ! Les typographes attendent, l’imprimerie attend, les distributeurs attendent. Après tout le chroniqueur rend son papier dans le temps. Pas un mot sur le fait que le chroniqueur est aussi passé par-là à un moment donné, mais qu’il a eu l’occasion de se libérer par l’écriture. Pas un mot sur le fait que ses bégaiements et ses dépassements de délais lui ont permis de garder la tête hors de l’eau. Pas un mot sur le fait que le chroniqueur est le meilleur laquais du rédacteur en chef, celui qui apporte argent et prestige et qui fait comme s’il pouvait avoir une opinion sur tous les sujets du monde, l’exprimer dans un texte qui a toujours la même longueur et rendre ce texte dans les délais, et ce genre de choses. Les chroniqueurs sont les Noirs du département d’État, les femmes au gouvernement fédéral, des feuilles de vigne, des alibis, des excuses.

Le chroniqueur n’est pas placé sous l’autorité du rédacteur en chef. Le format de la chronique est une autorité en soi: il ne peut pas arriver grand-chose.

L’éditeur fait du chroniqueur le guide des lecteurs. Schlamm est chargé de fidéliser les lecteurs de droite de WamS2. Je suis censée faire la même chose avec les lecteurs de gauche de konkret. Le travail de Haffner3 à Stern est probablement analogue, mais entre ces deux positions. Le chroniqueur ne peut pas céder son espace à ses lecteurs. S’il connaît une personne qui pourrait faire un meilleur travail, il ne peut pas lui demander d’écrire à sa place. Les lecteurs seraient déçus, eux qui, après tout, se sont habitués à celui-là.

Le travail de chroniqueur implique un culte de la personnalité. Par exemple, la position de la gauche a été élaborée par beaucoup de gens et cette position a pris du poids lors du passage de la théorie à la pratique à l’été 1967 et à l’hiver 1967-1968, mais le chroniquisme en fait la position de quelques personnes, de quelques personnes isolées, il la réduit à celle d’une seule personne impertinente, anticonformiste et originale, qui peut être cooptée parce que son isolement la rend impuissante. Pendant l’été 1968, quelques individus expérimentés du camp antiautoritaire ont demandé à konkret de leur accorder quelques pages – tout comme j’ai ma page, à l’instar de Wallraff4 et de Haffner. Mais comme ils se sont présentés en tant que collectif, en tant que groupe d’écrivains − c’est avec le groupe qu’il fallait traiter (Nirumand, H. M. Enzensberger, Peter Schneider, Gaston Salvatore, Eckhard Siepmann et d’autres auteurs de gauche chevronnés) −, le projet a échoué. konkret a refusé de céder davantage de pages à davantage de gens ; konkret voulait travailler avec des individus et traiter avec chacun d’eux. Seuls, nous sommes impuissants, mais l’éditeur est puissant. De la sorte, les propriétaires conservent intact leur pouvoir et s’assurent la loyauté des auteurs. En d’autres termes, les auteurs restent dépendants de leur journal, non l’inverse. Sender Freies Berlin5 devrait-elle accorder un créneau à l’opposition extraparlementaire dans ses programmes ? konkret répond oui ! Les pratiques éditoriales de BZ et de Bild devraient-elles se démocratiser6 ? konkret répond oui ! konkret devrait-il mettre dix pages à la disposition de l’opposition extraparlementaire ? C’est aller trop loin.

Une liberté encadrée pour les chroniqueurs, une rédaction tentant de répondre aux attentes des lecteurs, la participation du lecteur par ses choix à la Springer au kiosque – ces inventions abjectes ne sont, à l’évidence, pas l’unique fait des éditeurs; elles obéissent aux lois du marché. Ces mécanismes se plient aux conditions du marché. Ce que je critique, c’est la manière dont les éditeurs intériorisent les conditions du marché et la manière dont les rédacteurs intériorisent le souci de profit des éditeurs. Nous ne leur demandons pas d’être des saints. Nous voulons seulement qu’ils marquent leur opposition. Nous ne voulons pas que notre soumission aux exigences du marché soit présentée comme du journalisme libre ni qu’il y ait confusion entre l’art de respecter les délais et l’art de présenter la vérité aux gens. Nous ne voulons pas que la démocratie éditoriale se grippe comme une boîte de vitesses, nous voulons que la liberté des chroniqueurs soit reconnue pour ce qu’elle est: du prestige et un vecteur de profit, une duperie des lecteurs, un aveuglement personnel, un culte de la personnalité. Il faut être chroniqueur pour être autorisé à présenter la liberté du chroniqueur comme le revers de l’absence de liberté du rédacteur en chef. Pour empêcher le passage de la théorie à la pratique, nous nous payons le luxe d’avoir des chroniqueurs : des vedettes, des marginaux, des individus impuissants.

On ne peut pas tout dire en trois colonnes. On ne peut que présenter des esquisses. Il faut donc s’attendre à des mésinterprétations, à des textes partiaux. Qu’arriverait-il si ce journal, sans crainte ni corrections, permettait aux gens de débattre et de critiquer ses articles dans ses propres colonnes ? C’est de l’opportunisme de déclarer qu’on lutte contre les conditions tout en les reproduisant, de clamer qu’on veut changer le système tout en employant des méthodes qui le consolident, de défendre les libertés de la rédaction et l’opposition extraparlementaire tout en cédant au marché, c’est-à-dire aux profits, de soutenir l’opposition à l’autoritarisme tout en imposant un format autoritaire aux chroniques. konkret est moins un journal de gauche qu’un journal opportuniste.

[Dans le numéro suivant, Klaus-Rainer Rôhl, rédacteur en chef de konkret, répondit aux critiques d’Ulrike Meinhof].

 

  1. Wolf Biermann (1936-), chanteur, auteur-compositeur, s’installa en République démocratique allemande en 1953 par conviction politique. Mais il en fut expulsé en 1976 pour avoir critiqué le régime socialiste.
  2. WamS, ou Welt am Sonntag, est l’édition dominicale du quotidien Die Welt, publié par le groupe Springer. William Schlamm travailla pendant longtemps comme chroniqueur pour ce journal conservateur ou réactionnaire.
  3. Sebastian Haffner (né Raimund Pretzel, 1907-1999) était un publiciste en vue. De 1962 à 1975, il travailla également comme chroniqueur pour l’hebdomadaire Stern (lancé en 1948). Il soutint le mouvement de protestation de la fin des années 1960 et contribua régulièrement à konkret.
  4. Günter Wallraff (1942-), auteur et journaliste d’investigation, est connu pour ses ouvrages sur les travailleurs immigrés et divers groupes marginalisés.
  5. Sender Freies Berlin (Berlin libre) était une radio publique située à Berlin-Ouest. Elle émit du 1er juin 1954 au 30 avril 2003.
  6. BZ est un journal à sensation, publié par Ullstein, filiale des éditions Axel Springer. Bild appartient également à Springer. Ce quotidien à sensation a l’un des plus forts tirages en Allemagne.

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