« Quand trois cents individus intimident et agressent une personne − dans un quelconque objectif sublime −, ils la terrorisent.»

« Aujourd’hui comme autrefois (en 1933), la valeur mystico-biologique « jeune » s’oppose à la valeur mystico-biologique « vieux ».» « La terreur de gauche… à l’échelle supraprovinciale n’est pas plus humaine que la terreur de droite. »

Pour Rudolf Walter Leonhardt de Die Zeit (29 décembre 1967), c’est aussi simple que cela ; rien de plus facile que de parler au nom de ceux qui ont tendance à se désoler de ce qui se passe actuellement dans les universités allemandes.

Il lui suffit de détourner une demande de débat rationnel sur un « quelconque objectif sublime » puisqu’il ne ressort généralement aucun objectif sublime d’un débat rationnel. Et voilà ! Voici un professeur qui a refusé de participer à un débat, qui a perdu son calme dans le feu de l’action et qui a été « intimidé et terrorisé ».

Il vous suffit de transformer des protestations contre les rapports de pouvoir et des protestations contre l’autorité des professeurs – une autorité qui a permis d’intimider et de terroriser des milliers d’étudiants parce qu’elle leur impose des devoirs démesurés tout juste évalués par une note plutôt que par des commentaires ou parce qu’elle inculque à ces étudiants avides d’instruction et d’éclaircissements une idéologie plutôt que la connaissance, en les gavant de dogmes au lieu de leur proposer une méthode critique – en un simple conflit des générations et de le qualifier ensuite, assez justement, de « mystico-biologique ».

Et soudain le brun se confond avec le rouge et l’oppression avec les protestations contre l’oppression. Comme si le fascisme allemand n’avait pas anéanti le mouvement ouvrier allemand, comme si les étudiants nazis s’étaient contentés d’attaquer de vieux professeurs, comme si le fascisme ne s’était pas fixé pour objectif de liquider tout le potentiel socialiste en Allemagne pour les décennies à venir, comme si la pensée mystico-biologique n’était que le moteur du fascisme, son instrument, et non son fondement même.

Il vous suffit d’évoquer quelque « échelon supraprovincial », ce qui est en soi beaucoup plus simple que d’expliquer ce que vous entendez par là − d’autant plus que les lecteurs de Die Zeit ne se considèrent pas comme des provinciaux du simple fait qu’ils lisent Die Zeit, d’autant plus que le petit-bourgeois ne méprise personne au monde davantage que les petits-bourgeois − et voilà ! La terreur de gauche est identique à la terreur de droite. C’est aussi facile que cela, du moins en Allemagne, où l’on continue à associer le fascisme à une période dominée par le vandalisme, à une période de confusion dans l’esprit allemand, à un malheur dans l’histoire allemande, à un coup du sort sans assise dans la société, et qui sait, le fascisme comportait peut-être d’une certaine façon, pour certains, « un objectif sublime » que l’on a cherché à atteindre avec de mauvaises méthodes.

En novembre, lors du déroulement des cérémonies annuelles d’ouverture de l’université de Hambourg (mille ans de relents rances émanant des toges universitaires), une poignée d’étudiants de la SDS a commencé à s’agiter au moment où le nouveau recteur prononçait son discours sur l’économie. Alors que le grondement résonnait de plus en plus fort, si fort que le recteur ne pouvait plus prétendre ne pas l’entendre, si fort qu’il lui est devenu insupportable au moment précis où il justifiait les politiques économiques de Schiller, défendait des idées antisyndicales, comme la thèse de la spirale salaires-prix, et parlait de l’aide au développement comme si l’exploitation du tiers-monde était une vue de l’esprit; alors que la majorité des étudiants présents dans le grand amphithéâtre en avaient suffisamment entendu et ne pouvaient plus rester assis là, à écouter ce discours réactionnaire sans protester, qu’ils ne pouvaient plus continuer à se taire quand on insultait les travailleurs et que l’on justifiait l’impérialisme allemand, l’instant est arrivé où l’exaspération a failli se retourner contre le recteur et les professeurs, contre la solennité de l’événement et tout le cirque de l’ouverture, où il était devenu impossible de s’entendre, où plus aucun micro n’était suffisamment résistant, et où les cérémonies ont failli basculer dans le chaos.

C’est alors que le responsable de l’AStA1− lui qui, un moment plus tôt, avait présenté aux étudiants un résumé de l’état déplorable des affaires de l’université de Hambourg et que les étudiants étaient disposés à écouter − a pris le micro et a dit que ceux qui voulaient discuter avec le nouveau recteur devraient le faire après la conférence. Qu’ils devraient d’abord le laisser s’exprimer parce que tout ce bruit et tout ce vacarme n’étaient pas propices au débat. Alors le recteur a poursuivi son discours et l’exaspération a été contenue ; les étudiants sont restés calmes et disciplinés, comme il se doit. Mais dès le discours du recteur achevé, l’orchestre de l’université a donné toute sa puissance et les professeurs se sont dirigés vers la sortie en procession, l’un d’eux criant même aux étudiants qu’ils étaient bons pour les camps de concentration, et Thielicke2 leur jurant que la folie les guettait. C’est ainsi qu’on les a remerciés d’avoir laissé le recteur achever son discours. Ils ont vu, impuissants, le recteur détourner les paroles du responsable de l’AStA ; le recteur a profité de la situation pour terminer son discours dans la paix et le calme, mais il n’a pas fait taire l’orchestre des étudiants quand celui-ci s’est lancé sans attendre, empêchant le débat promis d’avoir lieu.

C’est ainsi que les cérémonies qui se sont déroulées dans le grand amphithéâtre d’une université allemande ont servi à adresser de bons vœux à la grande coalition de Bonn, à présenter des thèses économiques qui sont tout sauf antifascistes, sans que personne ait eu la possibilité de les contester, et à commémorer des décès survenus l’année précédente − sans mentionner celui de Benno Ohnesorg3, par exemple. En outre, les étudiants ont été forcés de taire leur opposition et de laisser un recteur, qui utilisait les armes de l’université contre les syndicats et les mouvements révolutionnaires du tiers-monde, achever son discours.

Le fait que les étudiants ne supporteront plus de telles attitudes, que les étudiants ont décidé de ne plus laisser des professeurs réactionnaires terminer leurs discours, et que, par conséquent, les nouveaux étudiants ne mettront pas de nombreuses et précieuses années avant de découvrir le pot aux roses mais qu’ils commenceront à étudier et à apprendre avec un regard critique bien plus tôt que les générations précédentes, tout cela ne fait pas de l’université « un centre de recherche et d’apprentissage inopérant», comme le prétend R. W. Leonhardt. Au contraire, c’est précisément ce qui la rend opérationnelle. Les étudiants ont appris à leurs dépens − comme lors des cérémonies d’ouverture de l’université de Hambourg − que ce n’est pas en restant sages et tranquilles qu’ils atteindront leurs buts. Ils ont compris qu’ils doivent faire du bruit et persévérer. Ils ont compris que l’ordre cérémonieux et la politesse ne laissent de place ni au discours critique ni au débat démocratique et qu’ils ne pourront pas éviter à certains professeurs des moments désagréables si ceux-ci refusent le débat.

Si certains professeurs s’estiment intimidés et terrorisés simplement parce que les étudiants n’entendent plus se laisser intimider ni terroriser, alors il faudra demander à ces professeurs de s’interroger sur les postes qu’ils occupent. R. W. Leonhardt ne leur rend pas service en les conduisant sur la voie de l’irrationalité mystico-biologique. Au contraire, c’est le meilleur moyen de renforcer le sentiment anti-démocratique et antisocialiste, de rendre les professeurs encore plus démunis face à leurs étudiants et de leur insuffler une peur irrationnelle face à la demande de débat rationnel. C’est le meilleur moyen de condamner les étudiants, dont la demande de débat rationnel est compréhensible et légitime, débat qu’ils sont tout à fait capables d’avoir. Mais pour le moment, il semble que le bruit et l’agitation soient leurs seuls moyens de se faire entendre des professeurs. Qualifier de terroriste cette attitude, c’est taire le fait que les étudiants agissent de manière défensive, comme hier lors des cérémonies d’ouverture de l’université de Hambourg et aujourd’hui dans bien d’autres universités allemandes.

 

  1. L’AStA, ou Allgemeiner Studentenausschuss, est le conseil général des étudiants.
  2. Helmut Thielicke, alors professeur de théologie, occupa par la suite les fonctions de doyen et de recteur jusqu’à son départ à la retraite en 1974.
  3. Benno Ohnesorg, étudiant abattu par la police le 2 juin 1967, à Berlin, lors d’une manifestation. Voir « Trois amis d’Israël ».

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