Pendant le procès de Jürgen Bartsch, on a fait tout ce qui était imaginable pour que la question fondamentale ne soit pas abordée par le tribunal et pour que l’opinion publique ne s’empare pas du débat1. Cette question est absente des délibérations, du prononcé de la peine et des motifs de la peine. Pourtant tout le procès a tourné autour de cette seule question : l’histoire de Jürgen Bartsch. En fait, à mesure que le procès avançait, s’accumulaient les éléments sordides sur la vie misérable de ce jeune homme et la misère de la société dans laquelle il a vécu et assassiné − des éléments auxquels la cour s’intéressait à peine mais qui surgissaient avec brutalité. La cour a fait tout ce qu’il était humainement possible pour que les conditions dans lesquelles Jürgen Bartsch a grandi ne soient pas examinées ; elle a fait tout ce qu’elle a pu pour écarter l’éventualité que ce jeune homme puisse s’améliorer, cesser de tuer, changer ; elle a donc rendu l’autre éventualité impossible − l’éventualité que ce procès fasse prendre conscience à la société qu’elle doit et peut changer. En guise de conclusion, le juge a déclaré : « Que Dieu vous aide à contrôler vos pulsions criminelles. » Que Dieu nous aide à fermer les yeux sur ce gigantesque besoin de changement auquel notre société doit répondre.
Cela a commencé par son adoption. La famille Bartsch a dû attendre sept ans avant de pouvoir l’adopter. C’était à cause d’une « généalogie à risque » : son père était ouvrier et pauvre, il avait déjà une famille, et sa mère avait vécu sans homme pendant des années et était malade et pauvre. L’ombre de l’eugénisme nazi planait sur les mentalités des agences chargées de l’aide sociale et de la jeunesse. Le fait que l’enfant avait déjà passé un an dans un foyer aurait dû attirer l’attention de l’administration et l’inciter à le faire adopter rapidement, à se hâter de clarifier sa situation et à lui procurer la sécurité d’un nid. Mais le juge a lui-même donné un exemple du biologisme nazi, lorsqu’il a déclaré à la mère qu’après tout ce garçon n’était pas « sa propre chair, son propre sang ». Quant au père, il adhère manifestement aux mêmes idées quand il affirme qu’il aurait traité son propre enfant différemment. Personne ne lui a jamais expliqué que la génétique n’a pas d’importance, que c’est l’environnement qui compte, que seuls les soins dont on entoure l’enfant déterminent son avenir. La procédure d’adoption a traîné pendant sept ans. Pendant sept années, cet enfant a été maintenu dans l’incertitude, comme si l’adoption était une honte pour un enfant plutôt qu’une chance et un honneur pour ses parents.
Alors ils ont placé cet enfant dans un foyer parce que la mère devait travailler dans un magasin, parce que la concurrence est rude pour un petit boucher, parce qu’une personne qui vend de la nourriture doit lutter pour sa survie. Et s’ils n’ont pas trouvé d’autre solution que le placement en foyer, c’est parce que cette société est encore organisée de telle manière que les dix millions de mères qui travaillent à l’extérieur, dont plus d’un million ont des enfants de moins de quatorze ans, doivent toutes se battre pour trouver une garde plus ou moins convenable pour leurs enfants et doivent gérer seules toute la pression que leurs responsabilités professionnelles et familiales font peser sur elles, alors qu’elles constituent une force de travail indispensable. Mais les places dans les jardins d’enfants sont rares, la classe toute la journée est une utopie2, et travailler à temps partiel est presque impossible.
Ensuite, on l’a envoyé dans un autre foyer parce qu’il avait grandi et qu’il était trop âgé pour le premier, parce que les foyers sont organisés pour accueillir les enfants en fonction de leur âge : il y a des foyers pour les nourrissons, les jeunes enfants, les enfants d’âge scolaire et les apprentis. Les enfants qui grandissent dans ces structures vivent déjà dans la peur et l’insécurité à cause de leur passé et de leur avenir ; ces transplantations répétées avivent leurs inquiétudes, car ils y perdent leurs amis, leurs éducateurs et l’environnement qu’ils connaissent. Sur le plan pédagogique, c’est une aberration totale. Tout le monde le sait, mais personne ne fait rien. Ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas ; c’est parce qu’il n’y a ni argent ni volonté de changement.
Il est arrivé dans une structure catholique prussienne, où les enfants dormaient à 50 dans un dortoir, où le châtiment corporel était considéré comme une méthode d’éducation, où les enfants marchaient au pas lorsqu’ils sortaient en promenade, où ils étaient surveillés de près la nuit et où ils étudiaient la religion. Et aucune agence chargée de la jeunesse n’est venue fermer cet établissement et priver ces éducateurs de leur droit d’éduquer les enfants.
Alors il a fugué, puis il a dû revenir et il a encore fugué. Il s’est retrouvé au poste de police ; la police est devenue sa structure éducative, ce qui va bien avec la voix de caporal du père, qui croit que les coups ne font pas de mal et qu’après tout il faut bien qu’il se prépare à la vie. C’est parce que ce père a été préparé aux casernes et pas à la vie qu’il croit que les casernes, c’est la vie. Nos politiques familiales sont muettes sur la manière dont les parents pourraient élever leurs enfants, absolument muettes.
Ensuite, il est tombé amoureux d’un garçon. Il aimait ce garçon, mais il a très vite appris que l’homosexualité était une « cochonnerie », et qu’il n’avait pas le droit d’aimer. Son amour a fait naître en lui un sentiment de culpabilité, parce qu’une morale anachronique de la reproduction prétend que l’amour, ce qu’il y a de plus beau en lui et au monde, est une « cochonnerie ». Alors il doit se cacher pour le faire, et finalement l’acheter, ce qui explique pourquoi il est sanctionné pour « infraction de nature sexuelle » par une société qui a transformé l’amour en une cochonnerie, qui ne peut que s’acheter.
Ensuite, il a voulu parler à quelqu’un, mais cette maison de correction catholique s’occupait avant tout de silence. Quant à son père, il écoutait la radio pendant la demi-heure qu’il lui fallait pour se rendre aux abattoirs, et le samedi soir il regardait la télé. L’aumônier auquel il a finalement réussi à parler − à ce moment, un enfant était déjà mort − l’a renvoyé à Dieu, en silence, lui refusant la seule chose qu’aurait pu lui apporter un être humain : que quelqu’un enfin s’intéresse à lui, fût-ce le procureur ; que quelqu’un s’occupe enfin de lui et se rende compte qu’il était un être humain, comme nous tous, incapable de vivre privé de communication.
Ensuite, il est devenu apprenti boucher, et son père a fulminé contre la loi relative à l’âge minimum des employés, qui interdit de faire travailler des enfants 60 heures par semaine. Il l’a embauché dans sa propre boutique et l’a fait travailler 60 heures par semaine, et l’agence pour l’emploi des jeunes n’a pas davantage réagi, elle n’a procédé à aucun contrôle, elle n’a pas mis fin à cet abus. Les inspecteurs sont mal payés, c’est pourquoi ils sont si peu nombreux et les infractions à cette loi ne sont pas détectées. Jürgen Bartsch travaillait donc 60 heures par semaine et n’avait pas d’ami, pas de vie privée légale. Il menait une double vie parce qu’il refusait de se laisser détruire. Il est résistant, il n’a pas encore renoncé, alors même qu’il est abandonné, du moins par l’agence pour l’emploi des jeunes qui se moque de la loi sur l’emploi des jeunes, puisqu’elle ne la fait pas appliquer.
Mais la mère a fait très bonne impression au juge, parce qu’elle est « propre » et « bien mise », et qu’elle a toujours fait de son mieux pour que l’enfant mange sa soupe, ne porte sa montre que le dimanche, apprenne à être ponctuel et se lave tous les jours. Elle lui a inculqué les attentes du père en matière de casernes, une méthode d’éducation en phase avec les obligations qu’imposent les pointeuses de l’industrie plutôt qu’avec les besoins de l’enfant, une méthode qui exige tout et donne peu en retour, à ce moment de la vie où l’enfant est en droit de tout exiger et de ne donner que très peu en retour pour pouvoir grandir et se développer. Une femme mal informée et une méthode d’éducation largement répandue ont infligé des souffrances inimaginables à cet enfant.
Mais la cour n’a pas considéré le placement en foyer comme un catastrophe. La cour ne pensait pas qu’elle devait se pencher sur les châtiments corporels. La cour a estimé que faire travailler ce garçon 60heures par semaine était exactement ce qu’il lui fallait pour l’empêcher d’aller traîner. La cour s’est fait une excellente opinion de la mère et de ses méthodes d’éducation militaires. Et quand l’expert Paul Bresser a été appelé à donner un avis, il a estimé qu’il devait se limiter à ce que la cour voulait entendre. L’expert Hans Ludwig Lauber a jugé que les lettres gravées par Bartsch sur les murs de sa cellule étaient juste destinées à lui attirer de la sympathie, alors qu’elles envoyaient un signal, le signal précis et légitime que ses besoins étaient insatisfaits − des lettres gravées sur le mur trop tard, il est vrai, effroyablement trop tard. L’avocat de la défense a déclaré que seule comptait la volonté de l’accusé, celle de l’homme qui n’a eu personne pour le préparer à la vie et dont la vie a été meurtrie. L’avocat de la défense n’a pas compris qu’il ne défendait pas seulement Jürgen Bartsch mais des centaines de milliers d’enfants, des enfants adoptés, des enfants placés dans des foyers, des enfants homosexuels, des enfants battus, des enfants exploités. Il a gardé le silence.
Le juge également a gardé le silence quand le public, dans la salle, a applaudi et crié « bravo » à la lecture de la sentence − la réclusion criminelle à perpétuité −, alors qu’en principe toute manifestation d’approbation ou de réprobation est, à juste titre, interdite. Le juge est demeuré silencieux quand la société a brandi sa haine contre un tueur d’enfants pour laver sa conscience, la conscience qu’il faut pour garder le silence quand des enfants sont assassinés au Vietnam et traités avec barbarie dans son propre pays, au sein de ses propres familles. Aucun journal n’a tapé sur les doigts du juge quand il a expliqué aux journalistes qu’il s’était fié à son intuition pour forger sa conviction et que le fait de se passionner pour la musique et de jouer du piano l’y avait aidé. Un fléau social à faire hurler aux cieux avait été révélé à Wuppertal, et le juge avait cherché la lumière au piano.
La vie de Jürgen Bartsch est ruinée. Mais cette forme de criminalité qui s’est trouvée au cœur de l’affaire jugée par le tribunal de Wuppertal a de beaux jours devant elle ; les conditions n’ont pas changé. Ce sont les conditions qui produisent des tueurs d’enfants et des juges joueurs de piano. L’affaire Bartsch est à juste titre appelée l’affaire du siècle. Mais la cour et la presse se sont démenées pour qu’il en soit autrement. La criminalité a de beaux jours devant elle.