On pourra soutenir que provoquer des incendies criminels n’est pas une bonne idée, car ce type d’acte peut mettre en danger des gens qui ne devraient pas l’ être1.

On pourra soutenir que provoquer des incendies criminels ciblés n’est pas une bonne idée, puisque ce type d’attaque contre le monde du consumérisme capitaliste − et c’est probablement ce que ces gens accusés d’avoir délibérément provoqué un incendie dans ce grand magasin de Francfort soutiendront −, puisque ce type d’incendie ne révolutionne pas le consumérisme, puisqu’il n’affaiblit absolument pas le système. Au contraire, il renforce les mécanismes qui entretiennent le système et permet à ceux qui en tirent profit de gagner encore plus d’argent. On n’élimine pas le principe qui gouverne la production et la consommation dans ce pays, le principe à l’origine des profits et de l’accumulation de richesses, en détruisant quelques biens. Au contraire, ce faisant on le renforce. La destruction ponctuelle de quelques marchandises − totalement gratuite − rend un formidable service à ces gens qui tirent leur richesse de la production et de la vente des articles qui prolifèrent dans les grands magasins. Les dégâts − c’est-à-dire les profits − sont assurés par les compagnie d’assurances.

Les incendies criminels pourraient être un moyen facile de se débarrasser des surplus et des invendus qui font stagner la production ; d’ailleurs, cette méthode est semblable à celles déjà employées dans l’industrie. Dans la « cité du futur» imaginée par Vance Packard, « tous les immeubles sont faits d’un papier spécial pour qu’on puisse les détruire et les reconstruire à chaque nettoyage de printemps et d’automne ». Et « une usine sur quatre est construite au bord d’un gouffre. L’extrémité de la chaîne de montage peut être orientée vers la porte de devant ou de derrière. Si la demande est faible, la chaîne s’oriente vers la porte de derrière et l’excédent de réfrigérateurs ou d’autres articles disparaît dans le gouffre, il tombe directement dans la décharge et n’inonde jamais le marché de la consommation2. »

Nous ne sommes pas encore entrés dans une ère où l’on détruit les richesses produites par la société en les envoyant directement à la décharge ou par des actions aussi spectaculaires que des incendies criminels. L’industrie tente encore de remédier à la saturation du marché de la consommation en lançant un « nouveau modèle» tous les deux ans, en dépensant des millions dans des recherches moins destinées à améliorer ces produits qu’à les vendre, en exploitant les poubelles où les particuliers jettent des emballages inutiles mais chers et lucratifs (le consommateur paie pour l’enlèvement des ordures), en recourant à une publicité aussi foncièrement hypocrite que coûteuse. Des millions partent en travail, temps et investissements pour programmer l’obsolescence des produits et planifier leur durée de fonctionnement, pour que les réfrigérateurs, rasoirs électriques, bas, jouets ou ampoules électriques s’usent plus rapidement que nécessaire, au vu du temps et de l’énergie investis dans leur production et le reste, pour entretenir artificiellement une demande qui, à son tour, stimulera la production et la vente et fera ainsi augmenter les marges de profit, profits qui seront investis dans le privé, non pour satisfaire des besoins sociaux mais pour favoriser l’accumulation de capital.

(Ce que produit le capitalisme, on peut l’acheter dans un grand magasin. Mais ce que l’on ne peut pas acheter dans un grand magasin, le capitalisme ne le produit qu’avec parcimonie, de manière incomplète ou insuffisante: ce sont des hôpitaux, des écoles, des jardins d’enfants, la santé, etc.). Quoi qu’il en soit, détruire la richesse produite par la société en incendiant des grands magasins, ou la détruire systématiquement en recourant à la mode, aux emballages, à la publicité ou à l’obsolescence programmée, les méthodes sont analogues. De ce point de vue, incendier des grands magasins n’est pas un acte anticapitaliste; au contraire, cet acte alimente le système : il est contre-révolutionnaire.

Ce n’est pas tant la destruction de marchandises qui confère son caractère progressiste à l’acte consistant à incendier un grand magasin que la nature criminelle, la nature illégale de cet acte. La loi que l’on enfreint, en provoquant un incendie criminel, ne protège pas les gens de la destruction, de la dégradation et du gaspillage du fruit de leur travail et de leur sueur, pas plus que de celles de la plus-value qu’ils ont produite. Elle ne les protège pas des mensonges que leur raconte la publicité sur leur propre production ; pas plus qu’elle ne les protège d’un isolement du produit fini qu’ils fabriquent du fait de l’organisation de leur lieu de travail et de la manière dont les informations sur ce produit sont occultées, ce qui les met, en tant que producteurs et en tant que consommateurs, à la merci de ceux qui réalisent des profits et les investissent en fonction de leurs goûts personnels. En fonction de leurs goûts personnels signifie en fonction de la logique du profit, c’est-à-dire investir où ils peuvent réaliser d’autres profits, encore plus grands, et non où l’argent pourrait être utilisé efficacement et par tous − par exemple, l’éducation, la santé, les transports publics, le calme, l’air propre, l’éducation sexuelle, etc.

La loi que l’on enfreint, quand on incendie un grand magasin, n’est pas une loi qui protège les gens. C’est une loi qui protège la propriété. La loi dispose qu’il ne faut pas détruire, mettre en danger, détériorer ou incendier la propriété d’autrui. Cela signifie que la loi protège ceux qui jouent avec le droit de propriété et non les victimes de ce jeu, non ceux qui, par leur travail et leur consommation, créent la richesse. Dans un État capitaliste, elle protège ceux auxquels elle confère le droit d’accumuler de la richesse. Son objectif est d’isoler les travailleurs des produits qu’ils fabriquent. Et aussi désespéré soit-il, l’acte consistant à provoquer un incendie dans un grand magasin, c’est-à-dire l’impact des incendiaires sur les marchandises et le sen de leur geste − enfreindre la loi qui autorise exclusivement les prétendus propriétaires à faire ce qu’ils veulent de leur propriété, enfreindre la loi qui protège la logique de l’accumulation mais ne protège pas les gens de cette logique et de ses conséquences barbares −, cet acte est progressiste justement parce qu’il constitue une violation de la loi. Il faut le reconnaître et l’admettre comme tel, mais cela n’effacera pas le fait que la destruction des marchandises qui en résulte alimente, en réalité, le système, et contrecarre, en pratique, l’intention anticapitaliste.

Par conséquent, si en l’espèce l’acte consistant à provoquer un incendie criminel dans un grand magasin revêt un caractère progressiste parce qu’il y a violation d’une loi qui protège des malfaiteurs, nous devons nous demander comment cet acte pourrait servir, par exemple, l’éducation politique. En fait, que retireront les gens de cette nouvelle sur un incendie criminel dans un grand magasin? Ils pourraient tout simplement piller ce grand magasin. Les Noirs des ghettos qui pillent les magasins en feu apprennent très vite que le système ne s’effondre pas quand ils prennent eux-mêmes ce qui leur manque si cruellement mais ne peuvent acheter parce qu’ils sont pauvres et au chômage. Ils apprennent qu’un système qui les prive des choses dont ils ont besoin pour survivre est un système pourri. Mais les marchandises que les Francfortois pourraient piller dans leurs grands magasins sont rarement des articles nécessaires à leur survie. (Les lave-vaisselle font exception. Selon certaines statistiques, ils sont rares dans les foyers allemands, alors qu’environ dix millions de femmes, dont quatre millions et demi sont mariées, travaillent à l’extérieur. Elles devraient toutes en avoir un, mais ils coûtent trop cher et sont trop lourds à traîner.) Si l’on pillait un grand magasin, les logements seraient simplement plus encombrés d’objets qui procurent un ersatz de satisfaction, qui contribuent à la perfection du « microcosme privé3 » sur lequel les gens sont autorisés à régner pour oublier les conditions dans lesquelles on les force à travailler. Les besoins de la collectivité que les pays capitalistes riches ne se soucient absolument pas de satisfaire demeureraient intacts. Incendier des grands magasins ne rend pas les gens plus conscients de ces besoins.

Il est donc fortement déconseillé de réitérer l’acte actuellement jugé par le tribunal de Francfort, et pas uniquement à cause du danger considérable qu’il fait courir à ses auteurs, qui risquent de lourdes peines. Mais comme le faisait remarquer Fritz Teufel à la conférence des délégués de la SDS, il est vrai qu’« il vaut encore mieux incendier un grand magasin qu’en diriger un ». Il arrive donc à Fritz Teufel de trouver de bonnes expressions.

 

  1. En avril 1968, Andreas Baader (1943-1977), Gudrun Ensslin (1940-1977), Thorwald Proll (1941-) et Horst Söhnlein (1943-) incendièrent un grand magasin sur la Zeil à Francfort, l’une des plus grandes artères commerçantes d’Allemagne. L’incendie provoqua des dégâts matériels importants. Le lendemain ils furent arrêtés. Pendant leur procès, qui se déroula en octobre de la même année, ils déclarèrent qu’ils voulaient réduire ce grand magasin en cendres « pour protester contre l’apathie de la société face aux meurtres commis au Vietnam». Les accusés furent condamnés à trois années d’emprisonnement pour cette première action de guérilla.
  2. Vance Packard, L’art du gaspillage, traduit par Roland Mehl, Paris, Calmann-Lévy, 1962.
  3. André Gorz, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris, Seuil, 1964.

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