Il y a une critique que nous ne pouvons pas nous empêcher d’adresser aux communards-pouding1de Berlin : comme ils n’étaient pas préparés à la publicité suscitée par leurs actions, ils n’ont pas saisi l’occasion pour les expliquer à la télévision et à la presse. Au lieu d’exploiter l’intérêt qu’ils avaient suscité pour le Vietnam, au lieu de répondre aux questions pertinentes de la presse par des vérités sur le Vietnam – en présentant des faits, des chiffres et des détails sur les politiques -, ils ont parlé d’eux. La vie communautaire que mènent ces gens a indubitablement un sens particulier pour eux. Cela dit, leur action-pouding a chatouillé avec brio la police, la presse et les politiciens, et c’est avec brio qu’elle a déclenché chez ces détenteurs de l’autorité des réflexes qui ont mis à nu leurs doutes politiques et moraux sur la guerre du Vietnam.

Grâce à leur action-pouding et aux efforts qu’ils ont déployés pour choquer ces bons bourgeois, les communards ont réussi à déstabiliser le système depuis longtemps mis en place par la presse Springer et ses groupies de politiciens pour boycotter toute nouvelle. En fait, ils ont trouvé une façon très amusante de rompre la conspiration du silence qui accueille habituellement les actions menées par l’opposition en République fédérale. Mais ils n’ont utilisé la publicité dont ils ont soudainement bénéficié que pour exhiber leur vie privée, rebuter les journalistes qui les interviewaient, de même que les spectateurs et les lecteurs. Ils ont donc raté une occasion de mettre à la portée d’un public chichement informé leur grande connaissance de ce qui se passe au Vietnam.

Manifestement, ils s’interrogent encore sur les tabous que brisent leurs propres vies amoureuses et s’ils ont lu des « maoïstes », ils n’ont pas lu Mao lui-même : « Pendant une grande réunion, l’essentiel est d’éveiller la sympathie de la foule » − ce qu’ils sont parvenus à faire − « et d’inventer des slogans adaptés » − ce qu’ils n’ont pas su faire. Quand on s’aperçoit que les actions de ces étudiants ne sont pas le fruit de divagations de jeunesse ni d’une puberté en pleine effervescence, mais témoignent de connaissances approfondies et d’une relative indépendance − puisqu’ils ont plus de temps pour débattre et un meilleur accès aux sources d’information que les autres catégories de la population −, il est d’autant plus grave que ces onze communards de Berlin n’aient pas jugé utile d’expliquer les règles de leur jeu.

Pourtant, les étudiants sont les seuls, ces derniers mois, dont l’action contre la guerre du Vietnam a brisé la conspiration du silence orchestrée par la presse allemande et a transformé des manifestations en événements que le public ne peut ignorer. Les étudiants sont presque les seuls à concevoir de nouveaux modèles de comportements pour exprimer une opposition politique, des comportements que l’on ne peut plus étouffer ou balayer du revers de la main en les taxant de pseudo-libéraux. Les étudiants sont presque les seuls à forcer ceux qui soutiennent la guerre des Américains contre le Vietnam − et, comme nous le savons, ce sont les mêmes qui soutiennent la loi sur les mesures d’exception − à montrer leur vraie couleur politique. On a commencé par les coups de matraque de la police, mais maintenant il y a des gens pour réclamer l’interdiction de l’Union des étudiants socialistes et l’expulsion de certains étudiants de leur université, au prétexte que la ligne entre le radicalisme politique et le crime a été franchie.

Ainsi, il n’est pas criminel de déverser du napalm sur des femmes, des enfants et des personnes âgées, mais protester contre ces actes est un crime. Il n’est pas criminel de détruire les récoltes nécessaires à la vie et à la survie de millions de personnes, mais protester contre ces actes est un crime. Il n’est pas criminel de détruire des centrales électriques, des léproseries, des écoles et des digues, mais protester contre ces actes est un crime. Il n’est pas criminel de recourir aux Special Forces pour appliquer des tactiques terroristes et pratiquer la torture, mais protester contre ces actes est un crime. Écraser l’essor du libre arbitre au Sud-Vietnam, interdire des journaux et persécuter des bouddhistes n’est pas antidémocratique, mais protester contre cela dans un pays « libre » l’est. Il est grossier de bombarder des politiciens de pouding et de fromage frais, mais tout à fait acceptable de recevoir des politiciens qui font éradiquer des villages et pilonner des villes. Il est grossier d’aller aux coins des rues fréquentées et dans les gares pour discuter de l’oppression du peuple vietnamien, mais il est tout à fait acceptable de coloniser un peuple au nom de politiques anticommunistes.

Hubert Humphrey a été autorisé à déclarer à Berlin : « … les Berlinois comprendront sûrement que les États-Unis se sentent obligés de tenir leur promesse faite aux Sud-Vietnamiens, tout comme ils ont tenu leur promesse de préserver la liberté de Berlin » (Neue Zürcher Zeitung, 8 avril).

Il faut que les Berlinois sachent que le peuple du Sud-Vietnam n’a jamais exigé une telle promesse et que cette déclaration du vice-président des États-Unis ne constitue pas une garantie : c’est une menace. La menace que les États-Unis continueront à imposer leurs politiques à Berlin, que les Berlinois soient d’accord ou non. Nos politiciens à Bonn et à Berlin le savent bien. Ils ont sciemment fait matraquer, arrêter, calomnier et menacer les étudiants. Günter Grass a sciemment fait expulser les onze communards du grenier d’Uwe Johnson2. Le conseil universitaire de Berlin a sciemment menacé d’interdire la SDS de l’Université libre. Oui au napalm. Non au pouding.

La Frankfurter Rundschau a ironisé : « Quiconque croit que seuls les engins explosifs permettent de se faire entendre doit s’attendre à être considéré comme une personne qui ne parle que la langue des bombes » (7 avril). Assimiler des produits laitiers dans des sacs en plastique à des bombes et à des explosifs plus terribles que les balles dum-dum interdites par la Convention de Genève transforme la guerre en jeu d’enfants. Par ailleurs, comment se fait-il que la Frankfurter Rundschau n’ait jusqu’ici pas remarqué que la presse ne publie jamais les opinions des étudiants et d’autres groupes de l’opposition − qui pourtant s’expriment −, sauf quand elle y est contrainte par l’ampleur de leur écho ? La Rundschau considère-t-elle qu’elle appartient au groupe Springer ?

Les étudiants sont trop isolés pour être avant-gardistes et ils n’arrivent pas à se faire comprendre d’un public formé à ne lire que Bild. Mais ils ont inventé de nouvelles formes d’action accompagnées de leur mode d’emploi pour inciter les médias à s’intéresser aux opinions des groupes de l’opposition. Ils ne se sont pas engagés dans de banales aventures ; les petits groupes imaginent des façons ingénieuses pour faire la une : ils utilisent du pouding et des débats, des confettis, des bonbons, des yaourts et des œufs devant les consulats des États-Unis. Mais les matraques de la police, les arrestations sommaires et les mesures administratives nous donnent un avant-goût de ce que les lois d’exception légaliseront. Leurs manifestations pour le Vietnam ont permis aux étudiants de sonder la démocratie allemande. Elle sonne creux. Cette révélation est un service public.

 

  1. Lors de la visite à Berlin du vice-président des États-Unis Hubert Humphrey, en 1967, onze membres de Kommune 1 utilisèrent des sacs remplis de pouding en guise de projectiles pour protester contre la guerre du Vietnam. Le lendemain, la presse présenta cette action dénuée de danger comme une tentative d’assassinat.
    Kommune 1 fut la première commune à orientation politique de la République fédérale. Née au sein de l’opposition extraparlementaire du mouvement étudiant allemand et active à Berlin-Ouest de 1967 à 1969, Kommune 1 était censée être un contre-modèle de la cellule familiale de la classe moyenne.
  2. Kommune 1 s’installa d’abord dans un appartement vide appartenant à l’auteur Hans Magnus Enzensberger. Au retour de ce dernier d’un long séjour d’étude à Moscou, Kommune 1 quitta cet appartement pour occuper le logement de l’auteur Uwe Johnson, avant d’emménager à l’arrière d’un immeuble locatif, au 60 de la Stephanstrasse, dans le Stephankiez (un quartier de Berlin).

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