Protester, c’est dire « je n’aime pas ça ». Résister, c’est en finir avec ce que je n’aime pas. Protester, c’est dire « je n’accepte plus cela ». Résister, c’est faire en sorte que plus personne ne l’accepte. C’est en substance le message qu’a délivré un Noir du mouvement Black Power à la conférence sur le Vietnam qui s’est tenue à Berlin en février.
Les étudiants ne se préparent pas à la rébellion. Ils sont engagés dans la résistance. Des pierres ont volé, les vitres de la tour dont Springer est propriétaire à Berlin ont été brisées, des voitures ont brûlé ; des canons à eau ont été saisis, un bureau de la rédaction de Bild a été saccagé, des pneus ont été lacérés, la circulation a été bloquée, des baraques de chantiers ont été retournées, des barricades de la police ont été mises à terre – on a employé la violence, la violence physique. Pourtant il a été impossible d’empêcher la distribution de la presse Springer : la circulation n’a pas été perturbée plus de quelques heures de suite, les vitres seront remplacées par les compagnies d’assurances, on fera venir de nouveaux camions pour remplacer ceux qui ont brûlé, le nombre de canons à eau de la police restera inchangé, et il y aura toujours suffisamment de matraques. Alors ce qui est arrivé pourra se reproduire. La presse Springer pourra continuer à publier des articles incitant à la haine, et Klaus Schütz1 à inviter ses lecteurs à « regarder ces types dans les yeux », à insinuer qu’ils devraient les attaquer − c’est d’ailleurs ce qui est arrivé le 21 février − puis tirer pour les abattre.
Lors des manifestations contre la tentative d’assassinat de Rudi Dutschke2 à Pâques, une foule immense a, pour la première fois, franchi la limite entre la contestation verbale et la résistance physique. De très nombreuses personnes ont franchi cette ligne en quelques jours, non pas une poignée, non pas une personne en de nombreux lieux, non pas uniquement à Berlin, des foules l’ont franchie pendant des jours et avec conviction, et non pas pour la forme. Après le 2 juin [1967, assassinat de Benno Ohnesorg], les gens avaient simplement mis le feu aux journaux de Springer ; cette fois-ci, ils ont tenté d’empêcher leur distribution. Le 2 juin [1967], les gens avaient lancé des tomates et des œufs ; cette fois-ci, ils ont lancé des pierres. En février, on a passé un film amusant sur la fabrication des cocktails Molotov ; cette fois-ci, il y a vraiment eu des incendies. On est passé de la contestation à la résistance, mais ça n’a pas été efficace. Ce qui est arrivé se reproduira. Les rapports de pouvoir n’ont pas changé. Les gens sont entrés en résistance, mais ils ne se sont pas mis en position de pouvoir. Alors tout cela n’a-t-il été qu’une montée de violence irréfléchie, terroriste, apolitique, impuissante ?
Examinons les faits. Ceux qui sont au pouvoir et condamnent les lanceurs de pierres et les incendiaires, mais restent muets face aux campagnes haineuses de la maison Springer, aux bombes déversées sur le Vietnam, à la terreur en Perse, à la torture en Afrique du Sud, ceux qui pourraient en fait exproprier Springer mais préfèrent participer à une grande coalition, ceux qui pourraient révéler la vérité dans les médias sur Bild et BZ mais préfèrent ne diffuser que des demi-vérités sur les étudiants, ceux-là sont d’hypocrites défenseurs de la non-violence. Ils appliquent la règle du deux poids, deux mesures. Ils veulent exactement ce que nous- qui étions ces jours-ci dans la rue avec ou sans pierres dans nos poches – refusons : ils veulent faire de la politique une fatalité, ils veulent des masses spoliées de leurs droits civiques, une opposition impuissante et passive, une démocratie de bac à sable, et quand la situation se corse, ils veulent l’état d’urgence. Johnson, qui a déclaré Martin Luther King héros national, et Kiesinger, qui a envoyé un télégramme pour exprimer ses regrets après la tentative d’assassinat perpétrée contre Rudi Dutschke, représentent la violence à laquelle King et Dutschke s’opposent. Ils représentent la violence d’un système qui produit des Springer et la guerre du Vietnam, et ils n’ont ni l’un ni l’autre la légitimité morale ou politique pour critiquer la décision des étudiants de résister.
Examinons les faits. Il est prouvé que l’on ne peut pas si facilement abattre quelqu’un dans la rue. Il est prouvé que lorsque des intellectuels protestent contre les grandes campagnes d’abêtissement de la maison Springer, leurs protestations sont sérieuses, ne s’adressent pas au bon Dieu et ne visent pas la postérité juste pour pouvoir dire qu’ils ont toujours été dans l’opposition. Il est prouvé que la décence ordinaire est une chaîne qui se rompt facilement si la personne enchaînée est rouée de coups ou si on lui tire dessus. Il est prouvé qu’il y a encore des gens dans ce pays qui ne se contentent pas de condamner la terreur et la violence, de s’opposer secrètement à ces mauvais traitements, de vouloir prendre des risques, de refuser de se taire et de se laisser intimider, mais qui sont prêts et capables d’entrer en résistance, pour que les autres comprennent enfin que les choses ne doivent pas continuer ainsi. Il est prouvé que les campagnes meurtrières et les meurtres eux-mêmes perturbent le calme et l’ordre publics et qu’un certain public les condamne, qu’une vie humaine vaut plus que des vitres, les camions de Springer ou les voitures des manifestants qui ont été arbitrairement retournées et détériorées par la police pendant le siège de l’immeuble de Springer à Berlin. Il est prouvé qu’un certain public a décidé de ne pas se contenter de dénoncer l’intolérable mais de s’y opposer et de désarmer Springer et ses complices.
Maintenant qu’il est devenu évident que l’on peut employer d’autres modes de contestation que les manifestations, les auditions de Springer et les protestations, des modes de contestation différents de ceux qui ont échoué parce qu’ils n’ont pas permis d’empêcher l’attentat contre Rudi Dutschke ; maintenant que les chaînes de la décence ordinaire sont rompues, nous pouvons et devons relancer le débat sur la violence et la contre-violence depuis le début. La contre-violence pratiquée à Pâques a du mal à s’attirer des soutiens. Elle a du mal à attirer des libéraux effrayés dans les rangs de l’opposition extra-parlementaire. La contre-violence risque de se transformer en violence lorsque la brutalité policière commande l’action, lorsqu’une rage impuissante prend le pas sur la raison souveraine, lorsque les interventions paramilitaires de la police provoquent des réactions paramilitaires. Il faut faire comprendre à l’establishment, à ces « messieurs d’en haut » -− pour reprendre les termes de Rudi Dutschke −, à ceux des partis politiques, des gouvernements et des associations qu’il n’y a qu’une seule façon de ramener définitivement «le calme et l’ordre»: c’est d’exproprier Springer. La fête est finie. Protester, c’est dire « je n’aime pas ça ». Résister, c’est en finir avec ce que je n’aime pas.