L’intervention « poétique » de Stéphane Mallarmé et de Guillaume Apollinaire eut un franc succès dans la nouvelle génération d’artistes parisiens suivant immédiatement celle ayant porté le décadentisme-symbolisme. Une « poétique » apparaît, simplement subjectiviste, sans prétention idéaliste comme dans le décadentisme-symbolisme : la bourgeoisie décadente ne fait plus semblant d’avoir des valeurs idéales qu’elle porterait ou chercherait à atteindre. C’est le règne du libéralisme, c’est le culte de l’individu.
Guillaume Apollinaire tenta même de réaliser une pièce de théâtre « moderne » ; intitulé Les Mamelles de Tirésias, elle fut présentée comme un « drame surréaliste » à l’initiative du poète Pierre Albert-Birot, qui privilégiait cela à « drame surnaturaliste ».
En voici un extrait, situé au tout début, particulièrement représentatif du genre :
« Voix du mari
Accent belge
Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard
Vaisselle casséeThérèse
Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour
Elle a une crise de nerfs
Mais tu ne te doutes pas imbécile
Éternuement
Qu’après avoir été soldat je veux être artiste
Éternuement
Parfaitement parfaitement
Éternuement
Je veux être aussi député avocat sénateur
Deux éternuements
Ministre président de la chose publique
Éternuement
Et je veux médecin physique ou bien psychique
Diafoirer à mon gré l’Europe et l’Amérique
Faire des enfants faire la cuisine non c’est trop
Elle caquette
Je veux être mathématicienne philosophe chimiste
Groom dans les restaurants petit télégraphiste
Et je veux s’il me plaît entretenir à l’an Cette vieille danseuse qui a tant de talent
Éternuement caquetage, après quoi elle imite le bruit du chemin de fer »
Un espace était ouvert ; dans le prolongement du décadentisme-symbolisme, Guillaume Apollinaire a posé les bases pour une étape plus en phase avec la nouvelle vie quotidienne amenée par le développement des forces productives, avec donc, au lieu de l’idéalisme, un subjectivisme radical ouvertement sympathisant avec le catholicisme et le nationalisme.
Une figure clef fut ici Pierre Reverdy (1889-1960). Il servit, en effet, d’interface à toute la nouvelle génération se précipitant dans la démarche « poétique » : à côté de Guillaume Apollinaire, on trouve Tristan Tzara et André Breton qui seront les deux grands intellectuels de la « bande », où l’on a Max Jacob, Louis Aragon, Paul Eluard, Philippe Soupault, et du côté des peintres les cubistes Georges Braque et Pablo Picasso, ainsi que Henri Matisse.
La « poétique » qui se développe est en fait un strict équivalent du cubisme en peinture. Le cubisme déstructure l’image : la démarche « poétique » fait de même, au nom de la musicalité.
La « poétique » de Guillaume Apollinaire et de Pierre Reverdy est ainsi, tout comme le cubisme, un moment de transition ; de fait, dès 1926, à 37 ans, Pierre Reverdy abandonne tout pour vivre dans l’isolement en s’installant à côté de l’abbaye bénédictine de Solesmes.
Voici deux exemples du style « poétique » d’expression de Pierre Reverdy, tiré du recueil Etoiles peintes, paru en 1921.
« LA GLACE D’ENCRE
Les étoiles qui sortent du foyer sont plus rouges. La tête s’incline assez près du tuyau qui a l’air d’être son cou et ceux qui sont derrière regardent dans la glace.
L’air tiède à la veillée souffle dans la chambre et s’en va. Les paysans n’y sont pas, les bêtes non plus. Mais il reste le tableau et la prairie qui rappelle l’été quand la nuit ne voulait jamais descendre parce qu’on n’allumait pas de feu.
La nuit n’est-ce pas l’hiver lui-même qui flotte sur les cheminées ? »
« MÉCANIQUE VERBALE
ET DON DE SOIAucun mot n’aurait mieux pu, sans doute, exprimer sa joie.
Il le dit et tous ceux qui attendaient contre le mur tremblèrent.
Il y avait au centre un grand nuage — une énorme tête et les autres observaient fixement les moindres pas marqués sur le chemin.
Il n’y avait rien pourtant et dans le silence les attitudes devenaient difficiles.Un train passa derrière la barrière et brouilla les lignes qui tenaient le paysage debout.
Et tout disparut alors, se mêla dans le bruit ininterrompu de la pluie, du sang perdu, du tonnerre ou des paroles machinales du plus important de tous ces personnages. »
Afin de diffuser sa conception, Pierre Reverdy publia, de mars 1917 à la fin de l’année 1918, quatorze numéros d’une revue intitulée « Nord-Sud », allusion à la ligne de métro reliant Montmarte à Montparnasse, les deux hauts lieux des artistes décadentistes-symbolistes et de leurs successeurs.
Une autre revue joua ici un rôle : SIC, c’est-à-dire comme l’explique le sous-titre « Sons Idées Couleurs, Formes », publiée en 53 numéros de janvier 1916 à décembre 1919 à l’initiative du Pierre Albert-Birot (1876-1967) rapidement aidé d’autres auteurs d’« avant-garde » dont Pierre Reverdy, mais aussi Guillaume Apollinaire et le peintre italien Gino Severini (1883-1966), qui participait au futurisme en étant proche de son théoricien Filippo Tommaso Marinetti.
La revue fut un lieu de rencontres entre artistes et surtout un moyen de diffuser le futurisme italien et le dadaïsme suisse, Pierre Albert-Birot servant ici d’interface expérimentale, comme en témoigne ses œuvres.