La cybernétique soviétique allait bien plus loin que la cybernétique occidentale ; cette dernière raisonnait surtout en termes de contrôle, c’est-à-dire d’information et de réaction automatisée. La cybernétique soviétique y ajoutait le principe du système de contrôle : il s’agit clairement de remplacer le marxisme-léninisme par une théorie « systémique » d’une même envergure, multi-domaines.

En un sens, la démarche cybernétique est matérialiste… à l’époque où elle était portée par Spinoza dans son Éthique, à la fin du 17e siècle, ou bien avec le matérialisme des Lumières, notamment le concept d’Homme-machine de Julien Offray de La Mettrie en 1748.

Au milieu du XXe siècle, c’était à la fois un réductionnisme et du mécanicisme, et surtout une idéologie conforme aux intérêts des managers ayant usurpé le pouvoir et dont Nikita Khrouchtchev était le grand représentant.

D’où l’intégration officielle comme idéologie de l’URSS, comme voie pour « les machines du communisme », avec une multiplication des structures, tels l’Institut de cybernétique de l’Académie des sciences d’Ukraine, l’Institut de mathématiques et de technologie informatique de l’Académie des sciences à Moscou, l’Institut de mathématiques de Sibérie, l’Institut de mécanique de précision et d’ingénierie informatique de l’Académie des sciences, etc.

La science soviétique était alors divisée en quatre grandes branches : les sciences physico-techniques et mathématiques, les sciences chimico-techniques et biologiques, les sciences sociales et enfin la cybernétique avec au centre du dispositif l’Institut d’automatisation et de contrôle à distance et l’Institut central de mathématiques économiques.

Ce dernier aspect finit par primer ; né sur le terrain d’une réflexion autour de l’automation, le noyau idéologique de la cybernétique, les mathématiques, amena à se focaliser directement sur les questions économiques : en 1967, la moitié des structures portant sur la cybernétique se focalisait sur ce domaine.

Cybernétique attendue et inattendue, Victor Pekelis, 1968, sous la responsabilité d’Aksel Berg et Arnošt Kolman

C’est une vague qui amènera Leonid Kantorovitch à obtenir le prix Nobel d’économie en 1975. Ce mathématicien avait été l’auteur de Méthode mathématique de planification et d’organisation de la production (1939) et d’Allocation optimale des ressources économiques (1939), c’est-à-dire qu’il était le tenant de la ligne « mathématique » contre la ligne idéologique dans la planification.

D’autres tenants de cette même ligne « mathématique » furent Vasily Sergeevich Nemchinov, qui généralisa les mathématiques dans la « planification » d’après 1953, ainsi que Viktor Valentinovich Novozhilov qui étudia les questions d’« efficacité ».

Mais tous les projets cybernétiques s’avéraient aussi vains que les fantasmagories mathématiques ou les théories du langage qui les appuyaient. Dans les faits, le triomphe des managers dans l’économie soviétique et la mise en place de clans par la décentralisation avaient produit une incroyable passivité ouvrière.

Il y avait ainsi un décrochage se généralisant dans la productivité industrielle par rapport aux investissements effectués. Tigran Khatchatourov, un économiste particulièrement valorisé en URSS dans les années 1960-1970, évalue de manière suivante cette question.

Cela reflète bien sûr l’absence de participation de la classe ouvrière aux orientations prises par le régime, l’effacement de la démocratie, le cadre « managériale » des entreprises. Un épisode particulièrement marquant fut celui de la petite ville de Novotcherkassk, en juin 1962, à la suite de la hausse du prix des denrées alimentaires décidé le 31 mai (31% pour la viande, de 25 à 35% pour le beurre).

La grève de l’usine de construction de locomotives aboutit à une manifestation réprimée dans le sang, avec au moins 26 morts, 87 blessés – en réalité sans doute bien plus. Les morts furent enterrés secrètement, la ville fut coupée du monde. La seconde manifestation fut elle aussi écrasée à coups d’arrestations, avec plusieurs condamnations à mort.

L’épisode, même passé sous silence, donnait le ton en URSS. Et cette tendance ne pouvait qu’aller en grandissant, alors que le Parti Communiste d’Union Soviétique était devenu celui des militaires, des ingénieurs, des managers et des bureaucrates.

On voit le décalage avec la prétention faite en 1961 de multiplier par six le volume de la production industrielle en vingt ans, doubler la productivité du travail en dix ans !

Mais ce n’était pas tout. Avec la décentralisation, la direction devenue révisionniste du Parti mit en place ce qui devint sa base sociale, alors que le retour des rapports marchands en URSS portait l’ensemble, faisant de l’URSS un État socialiste en paroles, capitaliste en réalité.

Cela ne pouvait qu’avoir une forme par définition monopoliste. Ainsi, la décentralisation se retourna rapidement en son contraire, avec une URSS de type capitaliste monopoliste. Mao Zedong affirma ainsi en 1964 que :

« En URSS aujourd’hui, c’est la dictature de la bourgeoisie, la dictature de la grande bourgeoisie, c’est une dictature de type fasciste allemand, une dictature hitlérienne. »

Ce processus exigea le renversement de celui qui avait porté la décentralisation : Nikita Khrouchtchev fut démis de ses fonctions en octobre 1964, sous prétexte qu’il n’aurait pas respecté les principes de la direction collégiale. Il fut même forcé à démissionner.

La cybernétique fut quant à elle intégrée dans l’arrière-plan idéologique général du régime, pour passer à la trappe. L’URSS passait à autre chose : finie la ligne opportuniste de gauche, avec l’utopie et la décentralisation. Les visées étaient désormais impériales.

À partir de 1964, elle se lance dans une initiative l’amenant, à partir de 1968, à viser l’hégémonie mondiale en tant que superpuissance social-impérialiste.


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