Entre la Renaissance italienne et les Lumières françaises, on a un moment historique largement négligé et pourtant d’une importance capitale. L’humanisme français a été faible, et c’est ce moment qui a comblé les manques français. Ce moment, c’est le matérialisme anglais, d’une vigueur exceptionnelle, qui va abattre les fondations de la pensée féodale.

Le matérialisme français s’appuie lui-même sur le matérialisme anglais ; Voltaire et Montesquieu avaient d’ailleurs largement compris l’importance de ce qui s’était passé en Grande-Bretagne. Les Lumières et la révolution française feront cependant passer à l’arrière-plan le matérialisme anglais, qu’il faut pourtant évidemment connaître et comprendre.

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Thomas More, Shakespeare et Francis Bacon ont bouleversé la pensée humaine ; alors que l’humanisme italien contournait l’affrontement avec la pensée sclérosée du Moyen-Âge, ce sont les philosophes anglais qui vont partir ouvertement à l’assaut de celle-ci.

Initialement, la première initiative se fait sur le plan intellectuel et culturel, avec l’Utopie de Thomas More. More est un intellectuel ; il n’est pas tant l’expression de la modification de l’économie anglaise que de la généralisation de l’esprit humaniste.

Si l’Utopie de More, publié en 1516, est une œuvre d’une grande radicalité, avec beaucoup d’ironie sur ses propres positions officielles, More est donc quelqu’un en position défensive.

Il ne croit pas en les masses ; à ses yeux, l’humanisme doit passer « par en haut », conformément à l’esprit antique de la Grèce patriarcale. Il place donc ses espoirs en l’Église catholique, qui permet l’immédiate revendication de l’universalisme.

C’est pour cette raison que Thomas More s’est opposé au roi Henri VIII, alors qu’il était son chancelier. Officiellement, c’est la question du remariage du roi qui posait problème ; en pratique, Thomas More ne voulait pas d’une religion nationale anglaise, il voulait l’universalisme de l’Église unie. More entendait profondément réformer l’Eglise, mais uniquement par en haut, intellectuellement, sans recourir au peuple.

L’Église ne s’est pas trompée à ce sujet, et ne l’a canonisé qu’en… 1935, afin de s’approprier l’humaniste une fois sa dimension sulfureuse n’ayant plus de valeur dans un contexte différent.

Thomas More avait commis une erreur politique fondamentale : la formation de l’Église nationale anglaise était une tendance irrépressible, tout comme les révoltes populaires « anabaptistes » qui mettaient l’accent sur le choix individuel et la communauté, contre le dogmatisme de la religion chrétienne dans sa version traditionnelle catholique romaine.

Il appartient à Francis Bacon de ne pas avoir fait cette erreur. Bacon était un pragmatique, ce qui se ressent d’ailleurs dans la logique « technicienne » de son utopie, la Nouvelle Atlantide. L’Utopie de More était sage, sa construction est très bien structurée, alors que la Nouvelle Atlantide est un hymne à la science, parfois décousu et mécanique.

Bacon a grimpé les échelons de la royauté, jusqu’à devenir grand chancelier, pour deux ans après être condamné pour corruption lors d’un « coup » politique de ses adversaires. Bacon s’est alors consacré uniquement à la science, et est mort de sa pratique. Voici un extrait d’une lettre écrite avant de mourir :

« Milord, il était dans ma destinée de finir comme Pline l’Ancien, qui mourut pour s’être trop approché du Vésuve, afin d’en mieux observer l’éruption. Je m’occupais avec ardeur d’une ou deux expériences sur l’endurcissement et la conservation des corps, et tout me réussissait à souhait, quand, chemin faisant il me prit, entre Londres et Highgate, un si grand vomissement, que je ne sais si je dois l’attribuer à la pierre, à une indigestion, au froid ou à tous les trois ensemble »

Il est possible qu’en plus de la science et de la politique, Bacon se soit occupé de littérature : l’une des grandes hypothèses de la recherche dans le domaine de la littérature anglaise est que Shakespeare ait été l’homme de paille de Bacon. C’est dire l’importance culturelle de Bacon. Ce dernier a révolutionné l’ambiance intellectuelle et culturelle, mettant à bas le monstre intellectuel féodal.

Bacon se moque ainsi d’Aristote, dont la méthode est à la base de la « scolastique médiévale » :

« En fait Aristote, à ce qu’il paraît, a voulu surtout que les hommes aient, sur tous les sujets, des opinions toutes faites, pour les énoncer, les donner en réponse, se tirer d’embarras grâce à elles, plutôt que des convictions profondes des pensées claires ou des connaissances exactes.

Or votre philosophie est une réplique si fidèle de son auteur qu’elle fige et éternise les questions qu’il a soulevées, de sorte qu’on semble chercher non pas à faire surgir la vérité, mais à alimenter la discussion… » (Récusation des doctrines philosophiques)

Rabelais avait également critiqué cette scolastique, mais il ne proposait rien à la place, alors que Bacon a systématiquement affirmé que l’expérience devait être au cœur du processus scientifique.

C’est le principe de l’induction : Bacon met en avant l’expérience scientifique, il affirme la dignité du réel, contre les raisonnements abstraits de la féodalité se revendiquant du « syllogisme » d’Aristote.

Il faut ainsi étudier les situations, voir comment elles existent sous toutes leurs formes (éventuellement différentes qualitativement, quantitativement), établir des listes : passer de l’expérience à la généralisation, à l’établissement de lois non pas générales, mais directement en rapport avec ce qui est étudié.

Il est facile de voir qu’à l’opposé de Descartes (ou Spinoza), pour qui les choses sont établies et sont « fixes » par nature, avec Bacon on a l’affirmation qu’il faut étudier la matière dans son mouvement. Voilà pourquoi Bacon affirme que « On ne commande la nature qu’en lui obéissant. » C’est là une thèse révolutionnaire.

C’est donc le début de l’humanité scientifique, et Bacon en était tout à fait conscient :

« C’est cette splendeur de la découverte qui est le véritable ornement de l’humanité (…) … l’imprimerie, la poudre à canon et l’aiguille nautique [la boussole]. Elles ont changé la face du monde et la condition humaine… C’est à nous d’aménager l’esprit humain et sa conduite. Aucun obstacle insurmontable ne se dresse sur cette voie ; simplement elle s’étend dans une direction que nul n’a foulé de ses pas. Il se peut que sa solitude nous effraie ; elle ne renferme aucune menace. Un nouveau monde nous fait signe. »

Évidemment, en considérant Aristote comme un « exécrable sophiste » et Platon comme un « plaisantin de bonne compagnie », Bacon exécutait littéralement la science de son époque. Et voici comment Bacon dénonce la situation dans les établissements supérieurs ; pas difficile de voir qu’aujourd’hui le panorama bourgeois est tout aussi décadent, dépassé historiquement :

« Dans les usages et l’organisation des académies, des collèges et des collectivités de ce genre, qui sont destinés à la résidence et la collaboration de avants, on constate que tout s’oppose au progrès des sciences. En effet, il y a là une grande majorité de professeurs qui, en outre, ne pensent qu’à l’argent. Les leçons et exercices sont arrangés de manière à empêcher quiconque de songer à sortir des thèmes habituels.

S’il arrive à quelqu’un d’user de sa liberté de recherche et de jugement, il se sentira aussitôt en proie à une grande solitude.

S’il supporte cette situation, il verra par expérience, au moment d’entreprendre une carrière, que cette ardeur et ce courage seront pour lui un obstacle considérable. En effet, les études que font les hommes dans ces sortes d’établissements se limitent pour ainsi dire aux écrits de certains auteurs, ; si l’on vient à s’en écarter ou à provoquer la controverse, on est aussitôt pris à partie comme un agité et un révolutionnaire… » (Pensées et vues sur l’interprétation de la nature ou de la science opérative)

Avec More, la pensée bourgeoise anglaise était en défensive stratégique, avec Bacon elle passe à l’équilibre stratégique. Hobbes marquera l’offensive stratégique et la victoire du matérialisme anglais, matérialisme bourgeois dans les conditions concrètes de l’Angleterre.


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