la_revolution_russe_l_etat_et_la_revolution_1.jpgAprès Février 1917, Lénine se voit obligé de suivre en urgence le principe de « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » et de publier une étude sur l’État. Si auparavant la question du pouvoir politique ne semblait pas se poser, la situation politique exige une action révolutionnaire conséquente, ce qui demande une base théorique solide.

Or, Lénine fait face à deux soucis. Tout d’abord se pose la question de ce qu’est l’État socialiste ; pour cela, il va puiser dans les études de la Commune de Paris effectuées par Karl Marx.

Ensuite, il y la question ce que l’État n’est pas. En l’occurrence, la social-démocratie devenue révisionniste diffusait une vision de l’État correspondant à une sorte de bureaucratie, amenant une très large critique anarchiste. Lénine rétablit alors l’interprétation correcte.

Tel est le sens de l’ouvrage L’État et la révolution, qui eut un écho retentissant.

La thèse essentielle est que l’État est le produit de l’antagonisme entre les classes ; par conséquent, il s’éteint au fur et à mesure que, dans le socialisme, les classes disparaissent : dans le communisme, il n’existe pas d’État.

Par conséquent, et c’est le premier point de Lénine, la question de l’État est celle du pouvoir politique, et les réactionnaires ont tout intérêt à empêcher une compréhension correcte de cela.

Lénine note ainsi dès le début :

la_revolution_russe_l_etat_et_la_revolution_2.jpg« Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement.

Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies.

Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de « consoler » les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire.

C’est sur cette façon d’ »accommoder » le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. »

La fin de l’oeuvre est très parlante aussi. Après avoir longuement exposé les points de vue de Marx et Engels, et rétablir leur véritable position, Lénine devait écrire un chapitre intitulé « L’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917 ». Il n’en a, cependant, pas le temps, et voici comment il le raconte :

« La présente brochure a été rédigée en août et en septembre 1917. J’avais déjà arrêté le plan du chapitre suivant, le VIIe : « L’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917« .

Mais, en dehors du titre, je n’ai pas eu le temps d’écrire une seule ligne de ce chapitre, « empêché » que je fus par la crise politique qui a marqué la veille de la Révolution d’Octobre 1917.

On ne peut que se réjouir d’un tel « empêchement ». Mais le second fascicule de cette brochure (consacrée à L’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917 ) devra sans doute être remise à beaucoup plus tard ; il est plus agréable et plus utile de faire l’ »expérience d’une révolution » que d’écrire à son sujet. »

Voici enfin comment Lénine présente le socialisme, ce qui va avoir une importance capitale après octobre 1917 :

la_revolution_russe_l_etat_et_la_revolution_3.jpg« La différence scientifique entre socialisme et communisme est claire. Ce qu’on appelle communément socialisme, Marx l’a appelé la « première » phase ou phase inférieure de la société communiste.

Dans la mesure où les moyens de production deviennent propriété commune , le mot « communiste » peut s’appliquer également ici, à condition de ne pas oublier que ce n’est pas le communisme intégral.

Le grand mérite des explications de Marx est d’appliquer, là encore, de façon conséquente, la dialectique matérialiste, la théorie de l’évolution, et de considérer le communisme comme quelque chose qui se développe à partir du capitalisme.

Au lieu de s’en tenir à des définitions « imaginées », scolastiques et artificielles, à de stériles querelles de mots (qu’est-ce que le socialisme ? qu’est-ce que le communisme ?), Marx analyse ce qu’on pourrait appeler les degrés de la maturité économique du communisme.

Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là, ce phénomène intéressant qu’est le maintien de l’ »horizon borné du droit bourgeois« , en régime communiste, dans la première phase de celui-ci.

Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un État bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil capable de contraindre à l’observation de ses normes.

Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’État bourgeois – sans bourgeoisie !

Cela peut sembler un paradoxe ou simplement un jeu dialectique de l’esprit, ce que reprochent souvent au marxisme ceux qui n’ont jamais pris la peine d’en étudier, si peu que ce soit, la substance éminemment profonde.

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En réalité, la vie nous montre à chaque pas, dans la nature et dans la société, des vestiges du passé subsistant dans le présent. Et ce n’est point d’une façon arbitraire que Marx a inséré dans le communisme une parcelle du droit « bourgeois » ; il n’a fait que constater ce qui, économiquement et politiquement, est inévitable dans une société issue des flancs du capitalisme.

La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme (…).

Il s’ensuit donc qu’à un certain degré de son développement, la démocratie, tout d’abord, unit le prolétariat, la classe révolutionnaire anticapitaliste, et lui permet de briser, de réduire en miettes, de faire disparaître de la surface de la terre la machine d’État bourgeoise, fût-elle bourgeoise républicaine, l’armée permanente, la police, la bureaucratie, et de les remplacer par une machine d’Etat plus démocratique, mais qui n’en reste pas moins une machine d’État, sous la forme des masses ouvrières armées, puis, progressivement, du peuple entier participant à la milice.

Ici, « la quantité se change en qualité » : parvenu à ce degré, le démocratisme sort du cadre de la société bourgeoise et commence à évoluer vers le socialisme.

Si tous participent réellement à la gestion de l’État, le capitalisme ne peut plus se maintenir. Et le développement du capitalisme crée, à son tour, les prémisses nécessaires pour que « tous » puissent réellement participer à la gestion de l’État.

Ces prémisses sont, entre autres, l’instruction générale déjà réalisée par plusieurs des pays capitalistes les plus avancés, puis « l’éducation et la formation à la discipline » de millions d’ouvriers par l’appareil socialisé, énorme et complexe, de la poste, des chemins de fer, des grandes usines, du gros commerce, des banques, etc., etc.

Avec de telles prémisses économiques, on peut fort bien, après avoir renversé les capitalistes et les fonctionnaires, les remplacer aussitôt, du jour au lendemain, pour le contrôle de la production et de la répartition, pour l’enregistrement du travail et des produits, par les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. (Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l’enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd’hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés.)

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Enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel, et pour la « mise en route » et pour le fonctionnement régulier de la société communiste dans sa première phase. Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul « cartel » du peuple entier, de l’État (…).

Dès l’instant où tous les membres de la société, ou du moins leur immense majorité, ont appris à gérer eux-mêmes l’État, ont pris eux-mêmes l’affaire en main, « organisé » le contrôle sur l’infime minorité de capitalistes, sur les petits messieurs désireux de conserver leurs pratiques capitalistes et sur les ouvriers profondément corrompus par le capitalisme – dès cet instant, la nécessité de toute administration en général commence à disparaître. Plus la démocratie est complète, et plus proche est le moment où elle deviendra superflue. Plus démocratique est l’ »État » constitué par les ouvriers armés et qui « n’est plus un État au sens propre », et plus vite commence à s’éteindre tout État.

En effet, quand tous auront appris à administrer et administreront effectivement eux-mêmes la production sociale, quand tous procéderont eux-mêmes à l’enregistrement et au contrôle des parasites, des fils à papa, des filous et autres « gardiens des traditions du capitalisme », – se soustraire à cet enregistrement et à ce contrôle exercé par le peuple entier sera à coup sûr d’une difficulté si incroyable et d’une si exceptionnelle rareté, cela entraînera vraisemblablement un châtiment si prompt et si rude (les ouvriers armés ont un sens pratique de la vie ; ils ne sont pas de petits intellectuels sentimentaux et ne permettront sûrement pas qu’on plaisante avec eux) que la nécessité d’observer les règles, simples mais essentielles, de toute société humaine deviendra très vite une habitude.

Alors s’ouvrira toute grande la porte qui permettra de passer de la première phase de la société communiste à sa phase supérieure et, par suite, à l’extinction complète de l’État. »


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