Lors de la 1re Guerre Mondiale, la Russie ne fut pas en mesure de mener la guerre correctement. Son état-major était corrompu, parfois de mèche avec les impérialistes allemands ; seule l’Autriche-Hongrie connaissait une situation du même type, avec tout son système de défense de déjà connu par l’espionnage russe.
L’organisation du front était médiocre, voire sabotée qui plus est ; le ravitaillement devint toujours plus catastrophique, y compris pour les villes. De plus en plus, il était clair que la Russie tsariste allait proposer une paix séparée, et c’est pourquoi les impérialistes anglais et français aidèrent la bourgeoisie russe à l’organisation d’une révolution de palais, afin de déposer le tsar Nicolas II et de mettre à sa place un tsar lié à la bourgeoisie, Michael Romanov.
Cela révèle la nature fragile du régime tsariste et les bolcheviks menèrent la bataille révolutionnaire, dans le prolongement de leur opposition à la guerre impérialiste. La vague de grève au début de l’année 1917 se transforma en grève politique et en révoltes ouvertes, avec l’armée passant ouvertement dans le camp des révoltés, faisant de ceux-ci des insurgés à l’assaut du tsarisme.
Le Parti bolchevik était au cœur même de ce processus, menant une action ininterrompue depuis 1914, et sa thèse s’avéra correcte : c’est à une réédition de 1905 qu’on a assisté. Lénine le rappellera :
« Si le prolétariat russe n’avait pas, pendant trois ans, de 1905 à 1907, livré les plus grandes batailles de classe et déployé son énergie révolutionnaire, la deuxième révolution n’eût pas été aussi rapide, en ce sens que son étape initiale n’eût pas été achevée en quelques jours. »
De fait, la révolution possédait un grand élan et a donné naissance aux « soviets », les « conseils » d’ouvriers et de soldats (surtout des paysans mobilisés), base d’un nouveau pouvoir, existant parallèlement au nouveau Gouvernement provisoire, que la bourgeoisie s’était appropriée de son côté, également grâce aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires.
Ainsi, les députés libéraux de la Douma, le parlement russe, s’étaient concertés dans les coulisses avec les dirigeants socialistes-révolutionnaires et menchéviks, constituant un Comité Provisoire de la Douma avec à sa tête un grand propriétaire foncier et monarchiste, qui pava la voie à un gouvernement provisoire.
Le P.O.S.D.R. [bolchévik], quant à lui, qui comptait plus de 40.000 membres rompus à l’illégalité, se réorganisa alors dans le cadre de la légalité nouvelle. L’ensemble des organes du Parti fut alors élu par la base, ce qui n’alla pas sans problèmes concernant l’unité du parti ; diverses fractions apparurent, notamment celle favorable au gouvernement provisoire.
Le Précis d’histoire du PCUS(b) explique très clairement le pourquoi de cette situation momentanément défavorable aux bolchéviks. On y lit :
« Comment expliquer que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires se soient trouvés au début en majorité dans les Soviets ?
Comment expliquer que les ouvriers et les paysans victorieux aient remis volontairement le pouvoir aux représentants de la bourgeoisie ?
Lénine l’expliquait par ce fait que des millions d’hommes non initiés à la politique s’étaient éveillés à la politique, s’y sentaient attirés. C’étaient pour la plupart de petits exploitants, des paysans, des ouvriers récemment venus de la campagne, des hommes qui tenaient le milieu entre la bourgeoisie et le prolétariat. La Russie était alors le pays petit-bourgeois par excellence entre les grands pays d’Europe.
Et dans ce pays, « une formidable vague petite-bourgeoise avait tout submergé, avait écrasé non seulement par son nombre, mais aussi par son idéologie, le prolétariat conscient, c’est-à-dire qu’elle avait contaminé de très larges milieux ouvriers, en leur communiquant ses conceptions petites-bourgeoises en politique ». (Lénine)
C’est cette vague de l’élément petit-bourgeois qui avait fait remonter à la surface les partis petits-bourgeois : menchévik et socialiste-révolutionnaire. Lénine indiqua encore une autre raison, à savoir le changement intervenu dans la composition du prolétariat pendant la guerre, et le degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat au début de la révolution.
Pendant la guerre, des changements notables s’étaient opérés dans la composition du prolétariat lui-même. Près de 40% des hommes de condition ouvrière avaient été incorporés à l’armée. Un grand nombre de petits propriétaires, d’artisans, de boutiquiers, étrangers à la mentalité prolétarienne, s’étaient infiltrés dans les entreprises pour échapper à la mobilisation. Ce sont ces éléments petits-bourgeois du monde ouvrier qui formaient justement le terrain où s’alimentèrent les politiciens petits-bourgeois, menchéviks et socialistes-révolutionnaires.
Voilà pourquoi les grandes masses populaires non initiées à la politique, débordées par la vague de l’élément petit-bourgeois et grisées par les premiers succès de la révolution, se trouvèrent, dans les premiers mois de la révolution, sous l’emprise des partis conciliateurs ; voilà pourquoi elles consentirent à céder à la bourgeoisie le pouvoir d’État, croyant dans leur candeur que le pouvoir bourgeois ne gênerait pas l’activité des Soviets.
Une tâche s’imposait au Parti bolchevik : par un patient travail d’explication auprès des masses, dévoiler le caractère impérialiste du Gouvernement provisoire, dénoncer la trahison des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, et montrer qu’il était impossible d’obtenir la paix à moins de remplacer le Gouvernement provisoire par le gouvernement des Soviets. »
Lénine put alors rentrer de son exil en Suisse, en avril 1917, et il formula les fameuses « Thèses d’avril ». Lénine expliqua que la première étape de la révolution était terminée, que de la révolution démocratique il fallait passer à la révolution socialiste.
Les mots d’ordre devaient être la nationalisation des terres et la fusion des banques en une banque sous contrôle du Soviet des députés ouvriers, dans le cadre d’une République des Soviets qui contrôlerait et répartirait la production. Les bolcheviks devaient critiquer le gouvernement provisoire afin de le démasquer aux yeux des masses, notamment au sujet de sa poursuite de la guerre impérialiste.
Les bolcheviks appelèrent à une protestation de masse et plus de 100 000 personnes manifestèrent pour exiger la publication des traités secrets, l’arrêt de la guerre, se rassemblait autour du mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ! »
C’est dans ce cadre que se tint la première conférence du Parti qui n’eut pas lieu dans l’illégalité ; 133 délégués avec voix délibérative et 18 avec voix consultative représentaient 80.000 membres. Lénine dut mettre tout son poids dans la balance pour que sa ligne l’emporte.
C’était un moment décisif, alors qu’en juin 1917 se réunissait le premier congrès des Soviets de Russie, où les bolcheviks ne comptaient qu’un peu plus de 100 délégués contre les 700 à 800 menchéviks, socialistes-révolutionnaires et autres.
Lors d’une manifestation contre le régime, 400 000 personnes défilèrent sous les mots d’ordre bolchéviks. Le Parti bolchévik possédait alors 41 organes de presse : 29 en russe et 12 dans les autres langues.
La situation devint explosive avec la défaite militaire sur le front ; les masses se révoltèrent contre le gouvernement provisoire dans la ville de Saint-Pétersbourg et le régime décida mener une grande vague de répression contre les bolchéviks, interdisant sa presse, désarmant les gardes rouges.
C’est donc de nouveau dans l’illégalité que le Parti tint son VIème congrès, auquel Lénine ne put prendre part, traqué qu’il était par la police. Le congrès rassembla 157 délégués avec voix délibérative et 128 avec voix consultative, représentant 240 000 adhérents.
La situation avait changé depuis la révolution démocratique et le tournant ouvertement réactionnaire du gouvernement provisoire ; Staline pouvait déclarer que :
« La période pacifique de la révolution a pris fin ; la période non pacifique est venue, la période des engagements et des explosions… »
Dans la foulée du congrès, les bolcheviks organisèrent une grève générale à Saint-Pétersbourg lors de l’ouverture de la Conférence d’Etat du gouvernement provisoire, et la ville fut en état d’insurrection armée lorsque le général Kornilov tenta de monter une opération militaire pour écraser les masses organisées.
Les réformistes tentèrent de sauver ce qu’il était possible de sauver par la tenue le 12 septembre 1917 d’une Conférence démocratique de Russie, rassemblant socialistes et Soviets conciliateurs, des syndicats, des cercles industriels et commerçants et de l’armée. C’était la tentative d’aller vers la République bourgeoise.
A cela, les bolcheviks allaient opposer Octobre 1917.