Après une période où le tsarisme fit semblant de prôner le compromis, il réinstalla son pouvoir autocratique en 1907 en supprimant toute importance du parlement. C’est le coup d’Etat du 3 juin 1907, qui installe un parlement dont le découpage électoral et les critères de votes servaient purement et simplement la réaction.
Sur 442 députés, il y avait 171 ultra-réactionnaires (les Cent-Noirs), 113 octobristes représentant les grand industriels et les grands propriétaires fonciers, 101 constitutionnels-démocrates (les « cadets ») représentant en quelque sorte la bourgeoisie, 13 représentants de la petite-bourgeoisie.
Cependant, l’un des aspects importants avait déjà eu lieu en 1906, lorsque le chef du gouvernement et de la réaction, Piotr Stolypine, pousse à mettre un terme à la propriété communale et généralisant la petite propriété agraire, facilitant en fait l’appropriation des terres par les grands propriétaires, les koulaks. En quelques années, plus d’un million de petits paysans se trouvèrent sans terre.
La conception réactionnaire était de former une couche réactionnaire de soutien général à la réaction. Le gouvernement Stolypine représentait évidemment la répression tout azimut, suite à la révolution de 1905 ; police, gendarmerie, milices réactionnaires (les « cent noirs ») frappaient de manière ininterrompue. De manière populaire, les potences étaient surnommées les « cravates de Stolypine ».
Cela signifiait que le tsarisme s’enfonçait dans le passé. Lénine constatait alors :
« Dans le demi-siècle écoulé depuis l’affranchissement des paysans, la consommation du fer en Russie s’est multipliée par cinq, et néanmoins la Russie reste un pays incroyablement, invraisemblablement arriéré, miséreux et à demi sauvage, quatre fois plus mal outillé en instruments de production modernes que l’Angleterre, cinq fois plus mal que l’Allemagne, dix fois plus mal que les États-Unis. »
Cette vague réactionnaire se refléta également dans le courant révolutionnaire, avec l’apparition de théories modifiant le marxisme, le révisant. C’était un relativisme issu d’un esprit de capitulation.
Le caractère principal des erreurs révisionnistes consistait donc à nier la possibilité d’une compréhension générale du monde, à l’affirmation que l’essence véritable de chaque chose restera toujours « caché » et incompréhensible.
Le Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), publié en URSS en 1938, explique cela de cette manière :
« Cette critique se distinguait de la critique ordinaire en ce qu’elle n’était pas faite ouvertement et honnêtement, mais d’une façon voilée et hypocrite, sous couleur de « défendre » les positions fondamentales du marxisme.
Pour l’essentiel, disaient-ils, nous sommes marxistes, mais nous voudrions « améliorer » le marxisme, le dégager de certains principes fondamentaux. En réalité, ils étaient hostiles au marxisme, dont ils cherchaient à saper les principes théoriques ; en paroles, avec hypocrisie, ils niaient leur hostilité au marxisme et continuaient de s’intituler perfidement marxistes.
Le danger de cette critique hypocrite était qu’elle visait à tromper les militants de base du Parti et qu’elle pouvait les induire en erreur. Plus hypocrite se faisait cette critique, qui cherchait à miner les fondements théoriques du marxisme, plus dangereuse elle devenait pour le Parti ; car elle s’alliait d’autant plus étroitement à la croisade déclenchée par toute la réaction contre le Parti, contre la révolution.
Des intellectuels qui avaient abandonné le marxisme, en étaient arrivés à prêcher la nécessité de créer une nouvelle religion (on les appelait « chercheurs de Dieu » et « constructeurs de Dieu »). »
Lénine publie alors un document extrêmement ardu, de 400 pages, qui va toutefois façonner les cadres du bolchevisme : « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine y défend le matérialisme dialectique, les enseignements d’Engels, contre le relativisme qui nie le possibilité pour le matérialisme de comprendre le monde, tout en en faisant partie.
L’empirio-criticisme est un courant de pensée qui réduit la compréhension au niveau individuel, à des perceptions individuelles prétendument « hors » de la réalité matérielle. Lénine affirme ainsi :
« La différence entre le matérialisme et la « doctrine de Mach » se réduit, par conséquent, en ce qui concerne cette question, à ce qui suit : le matérialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première, et la conscience, la pensée, la sensation comme la donnée seconde, car la sensation n’est liée, dans sa forme la plus nette, qu’à des formes supérieures de la matière (la matière organique), et l’on ne peut supposer « dans les fondements de l’édifice même de la matière » l’existence d’une propriété analogue à la sensation(…).
La doctrine de Mach se place à un point de vue opposé, idéaliste, et conduit d’emblée à une absurdité, car, premièrement, la sensation y est considérée comme donnée première, bien qu’elle ne soit liée qu’à des processus déterminés s’effectuant au sein d’une matière organisée de façon déterminée ; en second lieu, son principe fondamental selon lequel les choses sont des complexes de sensations se trouve infirmé par l’hypothèse de l’existence d’autres êtres vivants et, en général, de « complexes » autres que le grand Moi donné. »
Lénine défend ainsi Engels, il ne réduit pas le marxisme à un matérialisme historique (comme le feront plus tard les trotskystes) ; il soutient que le matérialisme dialectique est une compréhension de l’univers lui-même. Pour cette raison, il fait référence aux études scientifiques de sa propre époque et montre leurs liaison essentielles avec le matérialisme dialectique, dans la mesure où elles sont correctes.
Il rejette donc tout relativisme ou scepticisme :
« Tous les phénomènes naturels sont des mouvements, et la différence entre eux ne vient que de ce que nous, les hommes, nous les percevons différemment… Il en est exactement ainsi que l’avait dit Engels. De même que l’histoire, la nature obéit à la loi dialectique du mouvement. »
Lénine reproche donc aux révisionnistes de résumer, de limiter, de réduire le matérialisme dialectique aux enseignements sur l’histoire, alors que sans la compréhension du matérialisme dialectique, on ne peut pas comprendre le matérialisme historique qui en découle.
Lénine expose ainsi la nature de l’idéalisme révisionniste :
« Partis de Feuerbach et mûris dans la lutte contre les rapetasseurs, il est naturel que Marx et Engels se soient attachés surtout à parachever la philosophie matérialiste, c’est-à-dire la conception matérialiste de l’histoire, et non la gnoséologie matérialiste.
Par suite, dans leurs œuvres traitant du matérialisme dialectique, ils insistèrent bien plus sur le côté dialectique que sur le côté matérialiste ; traitant du matérialisme historique, ils insistèrent bien plus sur le côté historique que sur le côté matérialiste.
Nos disciples de Mach se réclamant du marxisme ont abordé le marxisme dans une période de l’histoire tout à fait différente, alors que la philosophie bourgeoise s’est surtout spécialisée dans la gnoséologie et, s’étant assimilé sous une forme unilatérale et altérée certaines parties constituantes de la dialectique (le relativisme, par exemple), portait le plus d’attention à la défense ou à la reconstitution de l’idéalisme par en bas, et non de l’idéalisme en haut.
Le positivisme en général et la doctrine de Mach en particulier se sont surtout préoccupés de falsifier subtilement la gnoséologie, en simulant le matérialisme, en voilant leur idéalisme sous une terminologie prétendument matérialiste, et ils n’ont consacré que fort peu d’attention à la philosophie de l’histoire.
Nos disciples de Mach n’ont pas compris le marxisme, pour l’avoir abordé en quelque sorte à revers. Ils ont assimilé -parfois moins assimilé qu’appris par cœur- la théorie économique et historique de Marx, sans en avoir compris les fondements, c’est-à-dire le matérialisme philosophique (…).
Une falsification de plus en plus subtile du marxisme, des contrefaçons de plus en plus subtiles du marxisme par des doctrines antimatérialistes, voilà ce qui caractérise le révisionnisme contemporain en économie politique comme dans les problèmes de tactique et en philosophie en général, tant en gnoséologie qu’en sociologie ».
Lénine conclut ainsi ce grand classique :
« Le marxiste doit aborder l’appréciation de l’empirio-criticisme en partant de quatre points de vue.
Il est, en premier lieu et par-dessus tout, nécessaire de comparer les fondements théoriques de cette philosophie et du matérialisme dialectique.
Cette comparaison, à laquelle nous avons consacré nos trois premiers chapitres, montre dans toute la série des problèmes de gnoséologie, le caractère foncièrement réactionnaire de l’empirio-criticisme qui dissimule, sous des artifices, termes et subterfuges nouveaux, les vieilles erreurs de l’idéalisme et de l’agnosticisme. Une ignorance absolue du matérialisme philosophique en général et de la méthode dialectique de Marx et Engels permet seule de parler de « fusion » de l’empirio-criticisme et du marxisme.
Il est, en second lieu, nécessaire de situer l’empirio-criticisme, école toute minuscule de philosophes spécialistes, parmi les autres écoles philosophiques contemporaines.
Partis de Kant, Mach et Avenarius sont allés non au matérialisme, mais en sens inverse, à Hume et Berkeley. Croyant « épurer l’expérience » en général, Avénarius n’a en fait en réalité qu’épurer l’agnosticisme en le débarrassant du kantisme. Toute l’école de Mach et d’Avenarius, étroitement unie à l’une des écoles idéalistes les plus réactionnaires, école dite des immanentistes, va de plus en plus nettement à l’idéalisme.
Il faut, en troisième lieu, tenir compte de la liaison certaine de la doctrine de Mach avec une école dans une branche des sciences modernes.
L’immense majorité des savants en général et des spécialistes de la physique en particulier se rallient sans réserve au matérialisme. La minorité des nouveaux physiciens, influencés par les graves contrecoups des grandes découvertes de ces dernières années sur les vieilles théories,- influencés de même par la crise de la physique moderne qui a révélé nettement la relativité de nos connaissances,- ont glissé, faute de connaître la dialectique, par le relativisme à l’idéalisme.
L’idéalisme physique en vogue se réduit à un engouement tout aussi réactionnaire et tout aussi éphémère que l’idéalisme des physiologistes naguère encore à la mode.
Il est impossible, en quatrième lieu, de ne pas discerner derrière la scolastique gnoséologique de l’empirio-criticisme, la lutte des partis en philosophie, lutte qui traduit en dernière analyse les tendances et l’idéologie des classes ennemies de la société contemporaine.
La philosophie moderne est tout aussi imprégnée de l’esprit de parti que celle d’il y a deux mille ans. Quelles que soient les nouvelles étiquettes dont usent les pédants et les charlatans ou la médiocre impartialité dont on se sert pour dissimuler le fond de la question, le matérialisme et l’idéalisme sont bien des partis aux prises.
L’idéalisme n’est qu’une forme subtile et raffinée du fidéisme qui, demeuré dans sa toute-puissance, dispose de très vastes organisations et, tirant profit des moindres flottements de la pensée philosophique, continue incessamment son action sur les masses.
Le rôle objectif, le rôle de classe de l’empirio-criticisme se réduit entièrement à servir les fidéistes dans leur lutte contre le matérialisme en général et contre le matérialisme historique en particulier. »
C’est grâce à cette compréhension correcte du matérialisme dialectique que Lénine a pu diriger le Parti Social-démocrate de Russie dans la période d’inflexion suite à l’échec de la révolution de 1905. Lénine a compris qu’il y avait une période de reflux et qu’elle n’était que temporaire, aussi a-t-il généralisé la combinaison du travail légal et illégal.
La ligne de Lénine rentrait évidemment en conflit avec la tendance menchevik (avec Trotsky), qui prônait le légalisme, mais aussi avec les « otzowistes » (« ceux qui rappellent »), qui prônaient l’illégalité totale, le « rappel » hors de toute sphère légale.
Cette période, qui va durer jusqu’en 1912, va être composée d’âpres luttes dans le POSDR. Pour donner un exemple des mouvements de va-et-vient auxquels a dû se confronter Lénine et ses partisans, voici comment Lénine raconte le parcours chaotique de Trotsky :
« Les vieux militants marxistes russes connaissent bien Trotsky et il est inutile de leur en parler.
Mais la jeune génération ouvrière ne le connaît pas et il faut lui en parler, car c’est là une figure typique pour les cinq groupes étrangers qui flottent entre les liquidateurs et le Parti.
Au temps de la vieille Iskra (1901-1903), ces éléments hésitants qui allaient continuellement des économistes aux iskristes et vice-versa, avaient été surnommé les « voltigeurs ».
Nous entendons par « liquidationnisme » un courant idéologique qui a la même source que le menchévisme et l’économisme, qui s’est développé au cours des dernières années et dont l’histoire est intimement liée à la politique et à l’idéologie de la bourgeoisie libérale.
Les « voltigeurs » se proclament au-dessus des fractions, pour la simple raison qu’ils empruntent leurs idées, tantôt à une fraction, tantôt à une autre. De 1901 à 1903, Trotsky fut un iskriste fougueux et, au congrès de 1903, il fut, selon Riazanov, la « trique de Lénine ».
Vers la fin de 1903, il devient menchévik enragé, c’est-à-dire abandonne les iskristes pour les économistes et déclare qu’il y a un abîme entre l’ancienne [encore bolchévique] et la nouvelle [devenue menchévique] Iskra.
En 1904-1905, il s’éloigne des menchéviks, sans pouvoir toutefois se fixer, tantôt collaborant avec Martynov (économiste), tantôt proclamant la doctrine ultra-gauche de la « révolution permanente ». En 1906-1907, il se rapproche des bolchéviks et se déclare solidaire de la position de Rosa Luxembourg.
A l’époque de la dislocation, après de longues années de tergiversations, il évolue de nouveau vers la droite, et en août 1912, fait bloc avec les liquidateurs. Maintenant, il abandonne de nouveau ces derniers, tout en répétant au fond leurs idées.
De tels types sont caractéristiques, en tant que débris des groupements et formations historiques de la dernière période, alors que la masse ouvrière russe était encore en léthargie et que chaque groupe pouvait s’offrir le luxe de se présenter comme un courant, une fraction, « une puissance » négociant son union avec une autre.
Il faut que la jeune génération sache avec qui elle a affaire, lorsque certaines personnes élèvent des prétentions incroyables et ne veulent tenir compte ni des décisions par lesquelles le Parti a déterminé, en 1908, son attitude à l’égard du « liquidationnisme », ni de l’expérience du mouvement ouvrier russe contemporain, qui a, en fait, réalisé l’unité de la majorité sur la base de la reconnaissance intégrale de ces décisions ».
Finalement, le POSDR parvint à expulser définitivement les tendances ennemies en 1912 ; dans une lettre écrite au grand écrivain Maxime Gorki, Lénine dit ainsi au sujet des résultats de la conférence de Prague du POSDR :
« Nous avons réussi enfin, en dépit de la canaille liquidatrice, à reconstituer le Parti et son Comité central. »