Jacques Grippa en juillet 1943

Jacques Grippa en juillet 1943

Contribution de J. Grippa sur les circonstances de son arrestation par les nazis en juillet 1943

Publié en brochure le 20 janvier 1981, ce document constitue un témoignage vivant tant de l’arrestation de Jacques Grippa et des circonstances y ayant mené, que de l’intense activité des Partisans Armés − dont Grippa était le Commandant national-adjoint − en juillet 1943.

La question de la trahison des quatre membres du Bureau politique du Parti Communiste de Belgique (Xavier Relecom, Pierre Joye, Joseph Leemans et Georges Van den Boom) qui allèrent jusqu’à enjoindre à Jacques Grippa, qui résistait à des tortures atroces, de respecter la discipline de parti en appliquant « les décisions du BP » et de communiquer aux interrogateurs ce qu’ils voulaient savoir, y est largement abordée.

Après la guerre, pour des raisons purement opportunistes, les quatre furent rapidement réintégrés au sein de différentes instances du Parti. Leur trahison active n’a ainsi jamais donné lieu à autre chose qu’à des mesure de conciliation. En 1950, il fut question d’une autocritique publique qui ne fut que celle de Xavier Relecom, publiée dans le Drapeau Rouge. Relecom fut privé de responsabilités politiques, et désigné à des responsabilités commerciales, dont le commerce avec la RP de Chine, contrairement à Pierre Joye, confirmé dans le Comité central et dévolu à l’économie.

Les différentes dispositions prévoyaient pourtant que les militants rescapés des camps nazis étaient tenus de remettre à la direction du Parti une note biographique sur les circonstances de leur arrestation, sur les interrogatoires, sur la situation prévalant dans les camps et prisons, et sur leurs comportements et activités durant la détention.

Ces documents étaient destinés en premier lieu à la Commission de contrôle (organisée à l’échelle nationale) qui dans les cas de manquement grave justifiant des sanctions au niveau du Parti, en saisissait, via le Bureau politique, les instances compétentes conformément aux statuts démocratiques du Parti.

En l’occurrence, dans le cas des quatre comme dans d’autres, les instances compétentes auraient dû être le Comité central qui devait selon toute une procédure, soumettre les attendus et les clauses de la sanction à la section de base avec possibilité d’appel devant l’instance fédérale, avec appel non suspensif, en dernier ressort, devant le Congrès national.

Cette procédure ne fut pas respectée, en ce sens que pour les quatre, seul le Bureau politique décida de leur réintégration. Ce qui aura par la suite de lourdes conséquences.

Centre Marxiste-Léniniste-Maoïste
26 juin 2014


Jacques Grippa : Méthodes de la Gestapo

Ce texte est écrit dans le souci d’apporter, alors que je suis encore en mesure de le faire, une contribution à l’établissement sincère et complet de l’histoire de la Résistance à un moment dramatique : celui de nombreuses arrestations en juillet 1943 à la direction du Parti Communiste et à la suite desquelles une partie importante de l’Etat-Major des Partisans armés fut, elle aussi incarcérée. Il permet, je crois, d’apporter des éclaircissements sur les méthodes utilisées par la Gestapo.

LE CONTEXTE DE MON ACTIVITÉ DE RÉSISTANCE AU MOMENT DE MON ARRESTATION

En juillet 1943, j’étais membre du Comité central du parti Communiste de Belgique, Commandant national-adjoint et Chef d’Etat-major national des Partisans armés, et ce depuis la mi-janvier 1943. En fait, j’étais le commandant opératif des Pas à l’échelle nationale, en ce qui concernait l’élaboration du plan général des actions de Résistance armée et de sabotage contre la machine de guerre allemande, et de plans concrets d’action, quant à l’organisation et le fonctionnement de l’Etat-major national comprenant les dirigeants de chacun des services (renseignements et opérations, armements, intendance) à l’échelle nationale et le commandant de chacun des cinq secteurs couvrant le pays, plus le Commandant du corps mobile. J’assumais aussi, malgré le danger, des contacts réguliers mais moins fréquents directement avec les commandants de corps constituant les secteurs, à des fins de contrôle de l’application correcte des directives, d’échanges de vues et d’expériences, de formation technique et d’encouragement à une haute motivation de l’action partisane. En fait, c’était aussi très important, je procédais à la consultation démocratique de l’Etat-major concernant les grandes orientations stratégiques et tactiques, y compris dans leurs aspects politiques et sociaux, à transmettre à la direction du Front de l’Indépendance, dont les Pas constituaient la branche armée en action, et du Parti Communiste, pour avis afin d’assurer la coordination et l’unité des vues générales de l’ensemble de la Résistance.

Sur le fonctionnement interne des Pas, leur organisation et les mesures de précaution prises, il y a plus loin un chapitre qui aborde ces questions. Dans ce cadre, le Commandant national était en fait l’agent de liaison représentant la direction du F.I. (et en plus dans mon cas, de membre du Comité central représentant le Bureau politique du P.C.B.) auprès de moi-même représentant le collectif « Etat-major et Commandants de secteurs ». Le Commandant national-adjoint et Chef d’Etat-Major était particulièrement exposé du fait de la multiplicité des liaisons à assurer (dans mon cas une trentaine), ce qui était le risque à courir (au cas où l’échelon « subordonné » « craquait » après arrestation) pour assumer correctement la direction générale du mouvement.

LES RESPONSABLES DIRECTS DE MON ARRESTATION

Environ deux mois plus tôt, étaient arrêtés Prévost, responsable national des logements clandestins du Parti Communiste et Paul Nothomb, membre du Comité Central du Parti Communiste et « responsable militaire du Parti », c’est-à-dire chargé de l’organisation des mesures préparatoires destinées à verser rapidement dans l’organisation armée tous les communistes mobilisables et non encore membres des Pas, au moment où il apparaîtrait nécessaire de renforcer rapidement les forces de la Résistance armée par la réserve ainsi constituée, par exemple lorsqu’il s’agirait des combats de la libération, éventuellement sous forme d’insurrection nationale. Plus tard, cette idée de la préparation organisationnelle d’une réserve de résistance armée fut élargie dans le cadre du Front de l’Indépendance, sous l’appellation de Milices patriotiques.

L’arrestation de Prévost et de Paul Nothomb résultat du hasard. D’après ce qui m’a été dit, les deux hommes se rencontrèrent et déambulèrent dans un endroit peu fréquenté et qui, ils l’ignoraient, se trouvait à proximité d’un champ d’aviation de la Luftwaffe. Des Feldengendarmes de la Luftwaffe en patrouille les remarquèrent et les suspectèrent d’être des « espions anglais ». Arrêtés sous une fausse identité et transférés dans une prison sans être maltraités, pour « enquête », la Feldengendarmerie communiqua leur signalement aux autres services policiers allemands. Il s’écoula, je crois, près de deux mois avant que la Gestapo s’aperçoive de l’identité et de l’importance de cette double prise.

Ramenés à la Gestapo à Bruxelles, Nothomb et Prévost, sans être aucunement maltraités, donnèrent immédiatement tous les renseignements qu’ils connaissaient sur l’organisation clandestine : ce fut le début de la « grande rafle de juillet 43 ». Nothomb connaissait notamment le moyen de faire appréhender le frère de son amie, Louis Develer, Commandant du secteur du Hainaut des Partisans armés, ayant sous ses ordres les quatre corps de la Province (Mons-Borinage, Centre, Charleroi-Basse-Sambre, Thudinie).

Paul Nothomb se chargea de persuader Louis Develer que « nous étions vaincus », qu’il ne servait à rien de cacher quoi que ce soit à la Gestapo », que « celle-ci d’ailleurs connaissait déjà à peu près tout et serait de toute façon en mesure de tout savoir » et que « le mieux était de tout dire immédiatement ». Et Louis Develer, sans être aucunement maltraité lui non plus, raconta immédiatement tout ce qui pouvait amener des arrestations dont la mienne, dans les circonstances indiquées plus loin. Ce qui est dit plus haut résulte de l’enquête menée à la libération qui amena la condamnation par un tribunal des trois traîtres, Nothomb, Prévost et Develer.

J’ajoute qu’en tant que Commandant national-adjoint, j’avais donné l’ordre à tous les échelons, y compris à Develer, de rompre, sans délai et sans limite dans le temps, tout contact donnant possibilité d’une arrestation pour les personnes qui auraient pu être menacées suite à l’arrestation de Nothomb et de Prévost : ainsi de surcroît Develer, à mon insu, transgressa cet ordre.

LES CIRCONSTANCES DE MON ARRESTATION

Le jour de mon arrestation aucun renseignement ne m’était parvenu indiquant qu’il y aurait eu des motifs particuliers de s’inquiéter, si ce n’est que la veille mon courrier, Tania Leuba, ne s’était pas présentée au rendez-vous. Quoique ce genre d’incidents, en dehors de l’arrestation, fut exceptionnel étant donné la stricte discipline devant s’exercer en toute chose, il s’était déjà produit à la suite d’empêchements mineurs, maladie, retard dû au transport par exemple, qu’un tel manquement ait lieu : c’est pourquoi des rendez-vous de « rattrapage » étaient prévus, une heure après, le lendemain, une semaine après. Je me rendis donc au rendez-vous convenu avec Develer sans appréhension particulière.

C’était le 9 juillet 1943. J’avais pris les précautions habituelles, telle que procéder à un déplacement préliminaire assurant que je n’étais pas suivi. J’avais une fausse carte d’identité établie par un policier résistant d’une commune des environs de Verviers où j’avais séjourné en 1942.

Je n’étais pas armé, conformément aux instructions relatives aux déplacements en dehors des actions, de façon à ne pas courir le risque d’être pris à l’occasion des « rafles » opérées par l’occupant. Il était convenu que nous prenions la chaussée de Wavre peu avant 14 H, moi à partir du Square J.B. Degreef, Develer à partir du Boulevard du Souverain, de façon à nous rencontrer approximativement à 14 H à mi-chemin.

Conformément aux directives de sécurité données, il appartenait au « subordonné », en l’occurrence Develer, de prendre l’initiative d’approcher et d’établir le début de la rencontre, à condition qu’il n’y ait de son côté rien d’« anormal ». C’est ce qu’il fit, l’air parfaitement détendu. J’eus à peine le temps de serrer la main qu’il me tendait, de faire quelques pas ensemble en lui posant la question « comment ça va ? » restée sans réponse, qu’un individu me pointait un pistolet à hauteur de l’estomac, pendant qu’un autre dans le dos faisait la même chose et que m’était criée l’injonction « Hände hoh ! ». Deux autres gestapistes traversaient la chaussée en courant dans notre direction. Une voiture remontait à vive allure la chaussée de Wavre et s’arrêta à notre hauteur. Quatre gestapistes, pistolet au poing, en sortirent et se précipitèrent également vers moi. Develer avait « parlé », m’avait « donné », avait trahi.

Je m’étais toujours dit qu’en cas d’arrestation, j’exploiterais la moindre possibilité pour m’échapper, même en prenant de gros risques, car je ne me faisais aucune illusion sur le sort qui m’attendrait en tant que Commandant national adjoint et Chef d’Etat-Major national des Pas : la torture avec au bout quasi certainement le peloton d’exécution. Mais dans ces conditions, les rues transversales étant loin de surcroît, la fuite était totalement impossible.

Les gestapistes me firent traverser la chaussée ainsi encadré, les mains en l’air, et entrer dans le vestibule d’une maison située à peu près à notre hauteur. Je fus collé le nez au mur et fouillé complètement, y compris le rebord intérieur du chapeau mou que je portais alors pour modifier quelque peu mon allure habituelle. Conformément aux directives que je donnais moi-même, je n’avais évidemment sur moi aucun papier, aucun écrit même « codé » qui puisse constituer une indication pour la Gestapo, par exemple ni lieux, ni dates des rendez-vous ou réunions clandestins. La fouille durant quelques minutes. Les menottes me furent alors mises et je fus embarqué dans une voiture avec deux agents de la Gestapo, outre le chauffeur, et amené dans un des bureaux de la SIPO, à un des étages de l’immeuble de l’avenue Louise.

Dans la pièce, au moins six gestapistes, apparemment sous la direction d’un certain Max, comme l’appelaient les autres (il s’agirait d’un certain Max Van Thiele, encore appelé par les résistants qui avaient eu « affaire » à lui « le gros Max » à cause de sa corpulence, au moins 90 kilos). Son adjoint direct semble-t-il, Vits, fut après la guerre appréhendé et condamné par la justice belge. Une remarque d’un gestapiste : « si jeune pour un tel commandement ! ».

Immédiatement l’« interrogatoire » commença. D’abord un court préambule de la part de Max « Vous êtes Grippa, dirigeant des Partisans. Vous avez à reconnaître les faits, à nous communiquer tout ce que vous savez sur l’organisation des Partisans, les actions projetées, tous les noms des Partisans que vous connaissez, leurs fonctions, les heures et les lieux des rencontres prévues, les locaux clandestins, notamment les caches d’armes, de la documentation et du service de renseignements, l’adresse de votre logement clandestin, les contacts avec d’autres groupes de résistance ».

A ma réponse : « Je suis Paul Gilles et je ne sais rien de ce que vous racontez », Max répliqua avec assurance : « C’est enfantin de mentir ainsi. Nous savons tout de vous. Develer par exemple nous a donné votre nom véritable. Depuis plusieurs semaines, tous vos responsables sont connus, sont arrêtés ou sur le point de l’être de toute façon. Votre organisation est démantelée et vaincue. Evitez-vous des souffrances inutiles. Et ne vous avisez pas de mentir, d’essayer de nous berner, de nous cacher quoi que ce soit de ce que vous savez. D’ailleurs, nous savons tout. Tout ce que nous demandons, c’est d’avouer ».

Après que j’eus répété que je n’avais rien à dire, Max répliqua, « C’est ce que nous allons voir, personne ne peut résister à nos arguments ».

Pendant près de deux heures alors (je voyais l’heure à une horloge), tous les gestapistes présents me frappèrent sans autre arrêt que de temps à autre « Alors vous n’avez rien à dire ? ». J’étais ainsi boxé dans la figure, à poings nus, jeté par terre, frappé à coups de matraque et à coups de pieds sur tout le corps. C’est pendant cette séance que je perdis une dent à la mâchoire inférieure droite. Je saignais du nez. A un certain moment, comme je me débattais à terre en criant, le gros Max s’assit sur moi tandis qu’un autre gestapiste m’enveloppait la tête dans un linge et qu’un troisième redoublait de coups de matraque et de pieds sur le bas du corps. Après près de deux heures, les gestapistes sans doute fatigués, sortirent de la pièce. De temps à autre, un personnage rentrait, me demandait si je n’avais rien à dire, et à la suite de ma dénégation, recommençait à me porter des coups.

Peu avant 18 H, Max revint et après m’avoir demandé en vain si je n’en avais pas assez et si j’allais enfin parler, me dit : « Vous connaissez Breendonck. Vous allez y être envoyé. Là vous parlerez, car nous y avons les moyens de faire parler ». Je fus alors conduit dans une cellule de la cave de l’immeuble de l’avenue Louise. Cellule absolument nue, éclairée constamment. J’étais garrotté étroitement par des menottes, les mains derrière le dos. Il n’y avait que deux possibilités : rester debout ou s’étendre à même le sol. Pour les toilettes, il fallait appeler les SS de garde.

Les coups portés avaient provoqué à la figure, dans le dos, des ecchymoses extrêmement douloureuses. Le bas du dos était noir. Toute ma figure était fortement enflée, un œil complètement injecté de sang. Ainsi me virent à Breendonck le lendemain et les jours suivants, des compagnons de captivité.

QUELQUES INDICATIONS SUR L’« ABTEILUNG » OU « EXÉCUTIF »

Le gros Max était, par vantardise, prolixe. A cet égard, il peut être intéressant de rapporter ici certains propos qu’il tint, pour tenter de m’impressionner probablement. Il parlait de ses entrevues avec « le général » et combien celui-ci tenait en haute estime son « efficacité » à laquelle, selon lui, personne ne pouvait résister. Il caractérisa une fois l’« Abteilung » dont il faisait partie comme étant un « exécutif » dont la tâche était de « faire parler » par tous les moyens en vue de provoquer le maximum d’arrestations.

Max, comme Vits et les autres tortionnaires, étaient des brutes sadiques, trouvant plaisir à faire souffrir. Mais Max, comme on le verra encore plus loin dans cette déclaration, utilisait avec un certain raffinement ce que j’appellerais « la guerre psychologique », l’intimidation, les menaces d’exécution, l’intoxication mentale, la pression morale, les suggestions vicieuses pour « argumenter » la capitulation et la trahison, pour les prétendre politiquement et moralement « justifiées », « intelligentes », « conformes à la raison ».

Dans certains cas de particulière lâcheté, on a même vu des responsables d’organisations de résistance, par opportunisme, par peur de la torture et de la mort, céder ainsi quasi spontanément, et livrer à l’arrestation nombre de leurs camarades de combat.

Max organisait notamment les confrontations avec ceux qui avaient ainsi « craqué ». Ou, pour impressionner, il présentait des camarades précédemment arrêtés et dont la déchéance physique était épouvantable à voir.

La faim et la terreur constantes entretenues par les SS à l’égard des détenus devaient aux yeux de la Gestapo, contribuer à provoquer la déchéance morale et des effondrements psychologiques. Et Breendonck était le lieu où s’exerçaient plus particulièrement toutes ces manœuvres et ces tortures.

Breendonck, c’était le secret pour les détenus, l’interdiction absolue de correspondre avec les familles, l’absence totale de nouvelles, sauf celles qu’apportaient les nouveaux arrivants. D’ailleurs lorsque les familles des détenus de Breendonck s’informaient du sort des leurs, les services allemands prétendaient tout ignorer.

Les exécutions fréquentes à Breendonck, avec la vue des cercueils dans la cour, le bouclage dans les chambrées, la tension à l’appel de ceux qui allaient mourir (cela pouvait être chacun de nous), la salve du peloton d’exécution, signifiaient généralement pour nous de nouvelles raisons de haïr les occupants nazis, une volonté accrue de conserver notre dignité, de rester en paix avec nos consciences en ne cédant rien, de conserver l’estime de nos camarades : n’empêche qu’il y avait à ces occasions une grave pression terroriste.

Et enfin, la torture dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences sur le comportement de certains.

Il est encore un point sur lequel j’attire maintenant l’attention à charge des gestapistes de Belgique et qui, je crois, n’est pas apparu suffisamment au cours des procès après la guerre, de ces tortionnaires de la Gestapo. C’est que c’étaient eux qui, après tout, fournissaient à von Falkenhausen, les listes des personnes à fusiller « en représailles » terroristes des actions de la Résistance. Leur coresponsabilité directe, formelle et fondamentale par rapport à ces crimes de guerre est indéniable. Ceci dit, sans diminuer le moins du monde la responsabilité de von Falkenhausen dans l’accomplissement de ces crimes.

Je ne m’étendrai pas dans cette déclaration sur tout ce que signifiait Breendonck, sur l’organisation de la Résistance et de la solidarité dans le camp au sujet desquelles les communistes, à l’exclusion de quelques traîtres, remplirent avec courage leur devoir d’encouragement, d’exemples et d’union au-delà des opinions politiques, philosophiques, des croyances en Dieu ou non, des nationalités : ce sera pour un autre chapitre. Je continue donc en décrivant mon expérience personnelle en me limitant maintenant au seul épisode de mes « interrogatoires » par la Gestapo.

EN ROUTE VERS BREENDONCK

Le lendemain de mon arrestation, le samedi 10 juillet 1943, je suis sorti de ma cellule. Les menottes me sont enlevées. Au rez-de-chaussée les gardes me font rejoindre le Commandant national des Pas, membre du Bureau politique du Parti communiste, désigné ci-après comme le n°2. Celui-ci ne porte aucune trace de coups. Un garde me repasse une menotte au poignet gauche et passe l’autre au poignet droit de n°2. Nous feignons réciproquement de nous ignorer. Ainsi mutuellement enchaînés, nous sommes embarqués à bord d’une voiture avec sur la banquette arrière, moi-même au milieu, n°2 à ma gauche, Vits à ma droite, un Gestapo à côté du chauffeur, et en route pour Breendonck.

Au sortir de Bruxelles, l’idée me vint, mourir pour mourir, de frapper le chauffeur dans la nuque, si possible avec les menottes, l’étourdir, saisir le volant en me penchant de façon à faire dévier la voiture contre un obstacle. Si l’espoir de réchapper moi-même de l’accident éventuel et de prendre la fuite dans ces conditions (avec des menottes et avec trois gestapistes à nos côtés) me paraissait effectivement invraisemblable, je voyais dans ce projet l’avantage de procéder à une dernière action de partisan : il y avait le souvenir de Jean Guillissen abattant un des gestapistes venus l’arrêter.

Mais pour cela il me fallait au moins un minimum de complicité de n°2. C’est pourquoi je le poussai discrètement du coude de façon à sonder tout d’abord quel était son état d’esprit. Au minimum j’espérais faire comprendre qu’en tout cas mon moral était bon ; ce premier (et dernier) signe devait signifier « courage ». N°2 retira brusquement son bras, à cause des menottes mon bras se déplaça aussi. Vits rugit : « Was ist loos, Mensch ? » en me fixant. « Mais il n’y a rien » dis-je en haussant les épaules. L’incident était clos. Je renonçai au projet qui, j’en convenais intérieurement, était peu raisonnable, pour ne pas dire aventuriste. Le fait est que, s’il avait été mis à exécution, je ne serais pas là pour le raconter. Et aussi, à ce propos, je ne reproche évidemment rien à n°2 pour son comportement à ce moment. Si j’ai parlé assez longuement de ce point extrêmement mineur, c’est pour montrer quels peuvent être les sentiments qui agitaient certainement beaucoup de résistants dans des circonstances analogues.

Le restant du trajet, je regardais avec émerveillement la nature et le ciel par cette belle journée, convaincu que c’était la dernière fois que je faisais ce trajet, que j’allais bientôt mourir à Breendonck. Bien sûr, j’étais ému à la pensée des miens, de ma compagne enceinte et arrêtée par l’occupant quelques semaines auparavant, de mon père, du souvenir de ma mère décédée, de toute ma famille, de mes amis. J’espérais que les organisations des Partisans, du Parti, du F.I. n’avaient pas subi trop de dégâts et que l’action, loin de s’amoindrir, s’amplifierait : « Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place … »

Un espoir encore : quelques semaines avant mon arrestation, un détenu de Breendonck, Georges Hebbelinckx, transféré momentanément à l’hôpital militaire de Bruxelles, sous garde bien entendu, avait tout de même réussi à faire parvenir à l’extérieur des renseignements sur Breendonck, et ceux-ci étaient parvenus à notre service de renseignements. J’en avais eu connaissance et j’avais donné l’ordre au service des renseignements (qui était en même temps ce qu’on appelle le « bureau des opérations ») d’activement étudier la possibilité de réaliser une action en vue de libérer les détenus, et dans l’affirmative d’établir le plan de l’opération.

« L’ACCUEIL A BREENDONCK »

Nous arrivâmes à Breendonck. Le fossé franchi, nous entrâmes dans le couloir du sinistre fort. Le propos de Dante me revint : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance ».

Les menottes nous furent enlevées et n°2 emmené je ne sais où. Quant à moi, je fus mis face au mur du grand couloir, mains en l’air. J’entends une conservation animée entre Vits et d’autres Allemands à propos de l’endroit où il fallait me mettre, Vits demandant que je sois mis en cellule, il lui était répondu que toutes les cellules étaient occupées et que les gardiens présents n’étaient pas autorisés à mettre en chambrée un détenu d’une cellule, et que, de surcroît, il leur était impossible de prendre contact immédiatement et dans les heures qui allaient venir avec le responsable pouvant donner l’autorisation. Finalement Vits dit : « Mettez-le donc comme ‘arrestant’ dans une des chambrées ». D’accord, lui répondit-on, ce sera « Stube 6 » (chambre 6). Et Vits s’en alla.

Arrestant signifiait prétendument « aux arrêts », théoriquement « au secret » avec obligation en principe de se tenir au pied de sa litière pendant que les autres détenus étaient au travail forcé. Ainsi, toute sortie de la chambrée pour interrogatoire, douche ou pour aller aux toilettes, se faisait pour l’arrestant, encadré par des SS ou par deux Wehrmacht, la tête enfermée dans une cagoule, de façon que d’autres détenus ne puissent vous reconnaître, et encore moins, que vous puissiez avoir le moindre contact avec d’autres. Précaution illusoire, car dans la chambrée, vous pouviez converser lors des repas et le soir, avec une quarantaine de détenus, tout en faisant bien entendu attention aux mouchards éventuels. La communication des « arrestants » en chambre avec les autres détenus d’autres chambrées s’opérait aussi par le truchement des diverses corvées (distribution des repas, vidange des « tinettes ») et, plus difficilement il est vrai, par l’intermédiaire de camarades lors du travail forcé autour du fort (et dans son enceinte, faut-il le dire).

Dans mon cas aussi, je découvris que je pouvais converser avec les détenus de la chambrée contiguë, par une bouche d’aération commune, comme ce fut le cas avec mon ami Sam Herssens, membre aussi du Comité central du Parti Communiste.

Enfin, et c’était très important, au petit matin, les portes de toutes les chambres étaient ouvertes et les détenus, arrestants ou non, sortaient pour quelques minutes dans le corridor pour la « toilette » matinale qui se faisait à une sommaire installation de robinets d’eau froide en-dessous desquels se trouvait un collecteur commun métallique. A cette occasion, pour les détenus d’une même aile (il y en avait deux), il y avait une possibilité de se parler brièvement, la surveillance SS étant à ce moment très réduite.

L’ensemble de ces circonstances avait fait que purent se réaliser d’abord l’organisation clandestine des communistes (nous étions, je pense les plus nombreux) et par eux l’organisation de la résistance de tous les détenus à l’exclusion de quelques rares mouchards et crapules devenus instruments des SS. Et ce furent aussi ces circonstances qui me permirent de tenir au courant et de mettre en garde mes proches camarades au sujet de certaines intrigues de la Gestapo, comme je l’expliquerai plus loin.

Du couloir central, je fus amené par deux SS dans une pièce où je fus interpelé sur mon identité. Je déclarai ce qui était inscrit sur ma fausse carte, à savoir Paul Gilles. De là je fus conduit dans un local où je dus enlever mes vêtements civils pour endosser la tenue ordinaire du détenu de Breendonck, à savoir un ancien uniforme de l’armée belge dont étaient arrachés tous les signes distinctifs et sur lequel se trouvait le numéro matricule du détenu ainsi qu’une barrette rectangulaire de tissu blanc avec au milieu un petit carré rouge.

Je fus amené à la chambré 6 où c’était l’heure du repas. Je fus entouré, avec une sympathie particulièrement réconfortante au vu certainement de mes blessures visibles. Je reconnus quelques amis, dont Georges Hebbelinck, membre alors du Comité central de la Jeune Garde Socialiste Unifiée (résultat de l’union de la Jeunesse communiste et de la J.G.S.). On me demanda qui j’étais. « Paul Gilles » répondis-je. Mes camarades comprirent que c’était une fausse identité. Et ainsi, aujourd’hui encore, des rescapés de Breendonck encore vivants, m’appellent Paul, bien qu’ils aient connu alors ou appris depuis ma véritable identité.

On me demanda aussi, ce premier jour, les dernières nouvelles. Georges Hebbelink me dit discrètement que dans la chambrée, il n’y avait pas de mouchards, ce qui se révéla exact.

J’expliquai que la Résistance menait, dans le pays, plus que jamais la vie dure à l’occupant. Je parlai des grandes victoires de l’offensive de l’Armée soviétique à l’Est, ce qui suscita l’enthousiasme.

Le même jour et les jours suivants, j’apprenais notamment par Georges Hebbelinck et par Sam Herssens, l’étendue des dégâts commis par les arrestations récentes : fort graves pour le Parti Communiste dont quatre membres du Bureau Politique étaient à Breendonck. Importants certes aussi pour l’Etat-Major des Pas, car outre Develer déjà cité et qui nous avait trahis, il y avait à Breendonck : Florimont De Bruyn, Commandant des Pas de Flandre orientale, Jean Moetwill, chef du service renseignement, Bruno Weincast, chef du service armements, Ameye, Commandant pour l’ensemble de la Flandre. Mais en un certain sens, le coup n’était, espérions-nous, jusqu’alors pas trop grave pour l’organisation, car dans tous les cas, un suppléant avait été préalablement désigné qui devait en cas d’arrestation du « titulaire » prendre immédiatement la relève. Tout dépendait du comportement des camarades Partisans détenus à Breendonck. C’est grâce à la résistance aux tortures de ces dirigeants que les « Partisans armés » (Pas) purent reconstituer rapidement leur Etat-Major, préserver pour l’essentiel leur organisation et poursuivre la lutte.

LA TORTURE

Le 12 juillet au matin – j’étais alors seul arrestant dans la chambrée – la porte fut déverrouillée, s’ouvrit et je fus appelé par mon numéro matricule. La cagoule m’était mise et encadré par deux SS brutaux, je fus mené par les couloirs intérieurs du fort, qui me paraissaient à ce moment un long dédale. Il ne faisait pas de doute que j’étais mené, d’après ce que m’avaient dit mes codétenus de la chambre 6, à ce qui était appelé le « Bunker », la chambre des tortures. Détail lugubre : les cris des victimes étaient entendus des autres détenus dans les cellules et les chambrées.

Effectivement, lorsque la cagoule me fut enlevée, je me trouvais dans une pièce sinistre du fort, sans aucune fenêtre ni autre ouverture sur l’extérieur. Dans la pièce, Max, Vits et deux autres gestapistes. Une table, derrière une chaise. Sur la table au centre, un bloc-notes et à gauche par rapport au siège, une machine à écrire avec feuille engagée, visiblement destinés à noter les « aveux », à droite le « nerf de bœuf » et une boîte d’où sortaient une cordelière avec fiche métallique et un câble muni d’une pointe métallique.

En ce qui concerne ce dernier instrument, j’appris par la suite de la bouche de Florimont De Bruyn, Commandant des Pas de Flandre orientale, qu’il en avait subi l’épreuve provoquant de terribles douleurs ainsi que des brûlures profondes et graves qu’il me montra.

Le « nerf de bœuf » était constitué d’un manche sur lequel était fixée une lanière dont j’estimais approximativement la longueur à un mètre cinquante et le diamètre à deux centimètres environ. En somme ce fouet dont j’ai éprouvé les effets, sert à la flagellation du torturé ; par sa flexibilité même, il provoquait une vive douleur, persistante du fait des longues et larges meurtrissures. Quelques mois plus tard, je pus constater sur Richard Altenhoff, résistant armé du groupe G, qui avait après son arrestation été versé comme arrestant dans la même chambrée 6, une entaille longue d’une dizaine de centimètres, profonde d’environ 2/3 millimètres avec chairs enlevées, à la fesse gauche, provoquée par une telle flagellation. Altenhoff supportait son supplice avec un grand courage. Nous nous encourageâmes mutuellement.

Pour en revenir au « Bunker », contre un mur il y avait aussi une espèce de brasero ou de feu ouvert, je ne me souviens plus exactement de sa forme, rempli de combustible noir sur lequel se trouvaient des fers. Le feu n’était pas allumé mais apparemment les instruments étaient destinés à être chauffés en vue de la torture.

Accrochée à un mur, une poulie avec un câble enroulé, à un bout un crochet, à l’autre un anneau pouvant être accroché à un gros clou à hauteur d’homme. Je décris plus loin la torture que j’ai subie avec cet instrument.

Max intervint assez brièvement : « J’espère pour vous que vous avez réfléchi depuis avant-hier et que vous allez rapidement nous dire absolument tout ce que vous savez de l’organisation des Partisans et du Parti. Vous êtes Jacques Grippa, Commandant national-adjoint et Chef d’Etat-Major des Partisans et à ce titre, vous connaissez beaucoup. Nous savons d’ailleurs déjà presque tout. Toute votre organisation est filée depuis des semaines et elle sera bientôt complètement liquidée de toute façon ».

Comme je répondais que j’étais Paul Gilles et que je n’avais rien à leur dire, Max continua en montrant les divers instruments de torture : « Il ne sert à rien de vous entêter. Regardez, nous avons les moyens de vous faire parler. Personne ne peut y résister. Il dépend uniquement de vous de vous épargner des souffrances inutiles puisque finalement vous parlerez. Nos méthodes sont efficaces ». Un court moment de silence, puis Max : « Tant pis pour vous ».

Les tortures commencèrent, entrecoupées de temps à autre de ces propos : « Vous allez parler. Avouez que vous êtes Grippa, Commandant national-adjoint des Partisans (ou Chef d’Etat-Major des Partisans) » ou encore : « Où et quand sont vos prochains rendez-vous ? ».

Sans autre arrêt que la répétition de ces questions, ce furent de la part des sbires de la Gestapo se relayant ou conjointement, mais particulièrement de Vits, des coups de poings dans la figure et l’estomac, des coups de pieds dans les jambes, dans le ventre, dans les parties génitales, la flagellation avec le nerf de bœuf sur tout le corps. Assez rapidement après le début de la séance, mes mains furent attachées par des menottes derrière le dos, le crochet au bout du câble passant dans la poulie accroché entre les deux menottes. Je fus hissé à une certaine distance du sol, les bras tordus vers l’arrière, le corps en oblique. Rapidement je ressentis une impression très oppressante de suffocation comparable à celle d’une noyade, du fait de cette position. Les coups de poings et les coups de nerf de bœuf pleuvaient. Je saignais à nouveau du nez.

A certains moments, sous les coups, le corps suspendu tournait au bout du câble. De temps à autre, l’anneau passé dans le clou au mur était détaché et les sbires me laissaient dégringoler sur les jambes et les genoux, puis brutalement j’étais hissé à nouveau, et à plusieurs reprises successivement. A un certain moment, la menotte gauche glissa et m’entailla douloureusement le dos de la main.

Vers la fin de la matinée, mon prédécesseur comme Chef d’Etat-Major des Pas, qui avait été arrêté en janvier 1943, fut introduit en assez piteux état, il faut le dire. J’étais suspendu à la poulie. Max lui demanda qui j’étais. « Grippa », répondit-il sans hésiter et il fut reconduit.

A midi, je fus « dépendu » et ramené à la chambrée où je fus entouré et réconforté par mes codétenus.

L’après-midi, la séance recommença de la même façon. A un certain moment, celui qui sera désigné plus loin comme n°1, membre du Bureau politique et le plus haut responsable en son sein, fut introduit. Apparemment, il ne portait aucune trace de sévices. J’étais alors suspendu en l’air comme déjà décrit. A la question de Max me désignant « Qui est-ce ? », il répondit sans hésitation : « C’est Grippa ».

Quand n°1 fut sorti, Max me dit : « Vous voyez, votre principal responsable est moins stupide que vous. Allez-vous maintenant nous dire ce que vous savez ? ».

Comme Vits continuait à vouloir me faire avouer que j’étais Grippa, Commandant national-adjoint, Chef d’Etat-Major des Pas, Max finalement lui dit en allemand de cesser de m’interroger à ce sujet, qu’ils savaient depuis mon arrestation qui j’étais et quelle était ma fonction, et qu’il était inutile de perdre son temps à en avoir la confirmation par moi-même. Et se tournant vers moi, en français, il confirma que la séance se répéterait jusqu’à ce que je donne mes rendez-vous, les lieux des réunions, mon logement clandestin, les cachettes, les prochaines actions projetées, le fonctionnement de l’intendance (pour la première fois citée) ainsi que (pour la première fois aussi) l’endroit où se publiait le journal « Le Partisan », et les filières de diffusion : en général, dire tout ce que je savais. Et effectivement, la « séance » continua.

A un moment, je me souvins du récit que j’avais lu, d’un torturé d’un pays à dictature fasciste, à cette époque, de l’Est européen, remarquant qu’il avait souhaité s’évanouir de façon à avoir un peu de répit. Je pensais de même mais je ne m’évanouis pas une seule fois.

Incident « anecdotique » : Vits, subitement me dit : « Du bist eine Jude ». Entre parenthèses, je ne le suis pas. Max assez sèchement intervint : « Das spielt keine Rolle » (cela ne joue aucun rôle). Et comme Vits lui disait « Sehen seine Nase » (voyez son nez, que j’ai fort), Max répéta « Das spielt keine Rolle, son nez est italien » et se tournant vers moi : « Vous voyez que nous connaissons tout de vous », faisant ainsi allusion à mon ascendance italienne côté paternel.

Il résulte de ces événements, et de ceux ultérieurs, que « le gros Max » dirigeait les opérations, avec Vits comme adjoint. Si Max était lui-même un tortionnaire, il se distinguait cependant par une plus grande « intelligence », si on peut dire, dans la façon de mener les « affaires », notamment par un emploi plus rusé, donc plus dangereux, de la « pression psychologique ».

Le lendemain, 13 juillet, les mêmes séances de tortures recommencèrent, matin et après-midi. A la fin de l’après-midi de ce 13 juillet, je fus enfin ramené dans la chambrée. Pendant des jours, je souffris sur tout le corps des coups portés. Le sommeil était rare la nuit, à cause des douleurs. Pendant des semaines je pus à peine bouger les bras et le cou. D’ailleurs, on a constaté après la guerre une cervicarthrose certainement provoquée par les coups reçus. Pendant de mois, j’eus de fortes douleurs aux poignets, aux pouces et aux épaules.

Les faits étant ainsi rappelés, je voudrais faire part de mon état d’esprit pendant ces séances de torture. Je le fais sincèrement, pour la valeur d’enseignement et d’encouragement que cela peut avoir pour les combattants d’une juste cause, actuellement et à l’avenir, et en témoignage au nom de ceux qui ont supporté ce genre de sévices et souvent de pires. Et je m’en souviens comme si c’était hier : on comprendra que de tels événements sont inoubliables.

Croyez bien que si j’en parle seulement aujourd’hui, c’est que je pensais auparavant qu’une telle confidence pouvait être interprétée comme de la vantardise, alors qu’il ne s’agit que de la constatation de mes sentiments dans l’accomplissement – élémentaire – dans ces circonstances, de mon engagement, de ce qui n’était que mon devoir à l’égard de mes camarades, de la cause du peuple en Belgique et dans le monde.

J’éprouvais l’efficacité des consignes que j’avais moi-même données pour pareil cas : bien pire que la torture, bien pire que la mort par exécution (et je n’ai pas tranché encore aujourd’hui la question : l’exécution était-elle plus grave que la torture, ou était-elle une délivrance ?), bien pire donc est de trahir la confiance que vos camarades vous ont faite, de collaborer ne fût-ce sous une telle contrainte, avec un ennemi aussi odieux, totalement inhumain, de votre peuple, en lui permettant ainsi de porter de nouveaux coups à la Résistance et de faire souffrir d’autres camarades.

Mais « bien pire » sont-ils bien les mots qui conviennent pour des données d’ordres différents, d’un côté la souffrance et la mise à mort endurées en paix avec sa conscience, de l’autre la constatation pour soi de son indignité morale qui me paraît constituer un châtiment incomparablement plus dur à supporter.

Quant à moi, je n’aurais voulu à aucun prix, quel qu’en soit le prix, me trouver dans cette situation de conflit total avec ma conscience, devant les miens et devant mes camarades. Et je puis en témoigner, tel fut l’état d’esprit de la plupart des Partisans arrêtés.

Et ceci, je le dis, croyez le bien aussi, en toute modestie, sans me permettre de juger ceux qui ont cédé en endurant des souffrances morales et physiques plus graves, ou même en étant moins préparés mentalement à affronter de telles situations, ou encore en connaissant d’autres circonstances les rendant plus « fragiles ».

Et j’ajoute que la rigueur que j’estime indispensable pour les responsables les plus importants de la Résistance, et particulièrement ceux de la Résistance armée du fait des risques particuliers encourus, compte tenu de ce que devait constituer leur engagement volontaire, n’est pas à exiger dans le jugement à porter sur le simple militant après les événements, lorsque celui-ci a racheté une faiblesse passagère par un bon comportement ultérieur dans les camps ou en prison, et a reconnu honnêtement sa faute : je suis alors sincèrement pour l’oubli.

Pour en terminer au sujet de mon état d’esprit pendant ces séances, je dirai qu’en fait, si, sous la torture physiquement je souffrais, par contre psychiquement, moralement, je restais tout à fait détendu, maître de moi-même, de mes pensées et de mon comportement. Il n’était pas jusqu’aux cris, peut-être les hurlements que je poussais, où n’entrait une part de calcul : ne pas me forcer, ni user mes forces sans aucune utilité, à réprimer cette réaction purement physique, ne portant en aucune façon atteinte à mon esprit de résistance, et peut-être, sans trop y croire, influencer les tortionnaires, ces bêtes féroces, en montrant que si effectivement je souffrais, mon attitude fondamentale ne se modifiait aucunement et qu’en fait ils perdaient leur temps.

UNE DRAMATIQUE CONFRONTATION

Le lendemain, 14 juillet, ou le surlendemain 15 (mon souvenir vacille à propos du jour et c’est compréhensible du fait de mon état à ce moment), je fus de nouveau sorti, sous cagoule, de la chambrée. Je me disais qu’une nouvelle séance de torture allait commencer. Mais au lieu d’aller vers le Bunker, mes deux gardes SS me firent obliquer vers le couloir central, puis de là, de nouveau un quart de tour pour m’introduire dans ce qui, apparemment, était une pièce du fort.

J’entendis la voix de n°1, parfaitement calme et posée, et je l’entendis même rire. Il était question de la compagne d’un résistant (mais le nom n’avait pas été cité devant moi). N°1 affirmait que cette femme n’avait aucune activité. J’étais déjà désagréablement surpris d’un tel genre de dialogue où n°1 acceptait de dire qui avait ou n’avait pas d’ « activité ».

On m’enleva la cagoule et je vis de droite à gauche par rapport à moi, tous debout derrière une longue table, Vits, Max, n°1 et n°2, tout à fait à l’aise comme s’il s’agissait d’une rencontre normale, n°1 esquissant même un sourire, n°4 et n°3 debout également mais sur le côté près d’une fenêtre, n°4 l’air soucieux et n°3 l’air plutôt effondré.

Aucun des membres du Bureau politique ne montrait apparemment un signe indiquant qu’ils auraient été victimes de sévices.

Quelques mots d’explication sur cette numérotation de ces quatre personnes dont je savais qu’elles étaient membres du Bureau politique, numérotation correspondant à l’ordre d’importance de leurs responsabilités.

Et si j’emploie des numéros plutôt que de citer les noms, c’est parce que je souhaite « dépersonnaliser » la question : il s’agit avant tout de comportement indépendamment des noms des individus, d’autant plus que n°1, 3 et 4 sont maintenant décédés. D’autre part, les familles sont encore là, y compris parmi elles des ex-prisonniers politiques dont la conduite fut impeccable, familles qui ne doivent pas pâtir de ces révélations.

N°1 déjà cité était le principal responsable au sein du Bureau politique.

N°2 aussi déjà cité, était le Commandant national des Partisans armés.

N°3 était, avant son arrestation, le « responsable des cadres » du Parti, responsabilité très importante puisque chargé de faire toute proposition motivée, au Bureau politique, dans les conditions de guerre, de clandestinité, de désignation des cadres communistes aux divers postes de l’« appareil », y compris en ce qui concernait la participation communiste au Front de l’Indépendance et aux Partisans armés.

Quant à n°4, tout en sachant qu’il était effectivement du Bureau politique, je ne connaissais pas (et je ne connais pas encore aujourd’hui) quelle était à ce moment sa fonction exacte.

« Le gros Max » parla le premier, et dit en substance :

« Nous sommes aussi contre les ploutocrates. Les impérialistes anglais et américains sont aujourd’hui nos ennemis et ils sont momentanément vos alliées à vous communistes. Mais vous n’avez pas d’illusion à vous faire. Des retournements sont possibles et vous savez très bien que de toute façon, ils sont aussi fondamentalement vos ennemis. Les Partisans armés sont actuellement sans direction et leur activité dégénère en banditisme. Déjà la justice belge elle-même les fait poursuivre et condamner. Ce serait là une triste fin. Vous devez penser à sauvegarder vos militants pour après la guerre, pour reprendre et continuer vos activités politiques sur de nouvelles bases. C’est pourquoi votre direction a passé un accord avec nous. Vos dirigeants vous l’expliqueront ».

N°1, très à l’aise prit alors la parole :

« Le Bureau politique s’est réuni. Il a analysé la situation résultant de l’arrestation de la direction du Parti et des Partisans. Nous sommes vaincus et on peut dire qu’il n’y a plus de parti ni de partisans, en tant que formations organisées.

Nous devons en tirer les conclusions, éviter la mort de nouveaux camarades et la dégénérescence des autres. Nous devons sauver ce qui peut être sauvé. C’est pourquoi nous devons mettre bas les armes, cesser momentanément toute activité, dissoudre nos organisations. D’ailleurs les services de sécurité allemands suivent actuellement un grand nombre de nos membres afin de compléter leur information et opérer une dernière rafle. Nous avons l’assurance des services de sécurité allemands que nous et toi, ainsi que tous les camarades qui seront arrêtés à la suite des informations que tu donneras auront la vie sauve. »

N°4 intervint alors avec un ton pontifiant :

« … (n°1 désigné par son nom bien entendu) a exposé ce qui est effectivement la décision du Bureau politique. Ce qui est le plus important n’est pas que nous ayons personnellement la vie sauve, mais la portée politique de notre décision. Il s’agit d’empêcher la dégénérescence de notre action, de sauvegarder nos possibilités d’action ultérieure, après la guerre ».

N°3 parla ensuite :

« Ce que les camarades ont dit est exact. Nous sommes vaincus. Nous devons en tirer les conclusions. Il faut appliquer la décision du Bureau politique. Tu as toujours été un camarade discipliné. Je suis sûr que tu appliqueras aussi cette décision ».

N°2 s’avança alors vers moi, très à l’aise, en souriant, s’arrêta à deux pas, se mit au garde-à-vous et alors très sérieusement et même sévèrement, me dit textuellement, mot pour mot :

« Et maintenant après ces explications, je t’ordonne en tant que Commandant national des Partisans, de fournir aux interrogateurs (de la Gestapo, note JG) tous les renseignements que tu connais ».

Dès les premiers mots de n°1, je me disais qu’il y avait trahison manifeste. Je pensai un moment faire un éclat, crier mon indignation. Mais je me dominai. A quoi cela servirait-il face à la Gestapo et à des traîtres ? Je serais à nouveau roué de coups inutilement, mis probablement dans un isolement complet. Il fallait sortir de cette pièce, reprendre au plus vite contact avec les camarades dirigeants codétenus, leur dire la trahison devant laquelle je me trouvais, les mettre en garde, car jusqu’où pourrait aller cette collaboration des quatre avec la Gestapo ?

Au moment où n°2 m’ordonna de trahir, je dus me dominer pour ne pas lui cracher à la figure, ce que je pensai un court instant à faire.

Mais immédiatement, je répondis textuellement « De toute façon je ne connais rien, je n’ai rien à dire, et je ne dirai rien ». Je fus ramené à la chambrée 6 sans plus.

J’avais alors une double crainte. D’abord et pour l’immédiat, c’était que des camarades récemment arrêtés, s’ils étaient soumis à la même manœuvre, ne se laissent intimider et impressionner en imaginant peut-être qu’il s’agissait de je ne sais quelle « habileté » ou quel « réalisme » politique, ou cèdent « par discipline » et provoquent de nouvelles arrestations. C’est pourquoi il fallait le plus rapidement possible les alerter, les prémunir moralement contre toute défaillance.

La deuxième crainte était celle que l’occupant ne monte un procès public au cours duquel les quatre membres en question du Bureau politique, et peut-être d’autres, auraient eu la même attitude et auraient développé le même genre de propos que lors de ma confrontation, ce qui relayé par les « mass-media » de la « collaboration » avec l’ennemi, risquait peut-être d’entraîner un affaiblissement de l’ardeur combative des militants, de la résistance en général, notamment en provoquant un sentiment de défiance de la base à l’égard du Parti communiste et particulièrement de sa direction. Cette préoccupation – d’un procès public, diffamatoire à l’égard du Parti – dicta aussi ma conduite dans les interrogatoires ultérieurs, en me faisant adopter une attitude qui ne pouvait faire aucun doute quant au refus de donner le moindre argument pouvant être utilisé pour faire croire à une capitulation, ce que certains ont même considéré, à mon avis à tort, comme excessif, extrémiste, comme un entêtement « gratuit », irréfléchi.

J’ajoute que dans les jours qui suivirent, ces dirigeants ne firent rien pour me faire savoir qu’il ne fallait pas exécuter leur « directive », leur « ordre » et pour deux d’entre eux, ce fut plutôt une confirmation de leur attitude.

N°1 que je ne pouvais personnellement atteindre (il était peut-être dans l’autre aile, ou bien fut-il un temps ailleurs qu’à Breendonck ?) ne se manifesta aucunement.

N°3, lorsque je le rencontrai deux ou trois jours après la « confrontation », à l’occasion de la toilette matinale, me montra, il est vrai, de la sympathie : prenant et regardant ma main gauche meurtrie, il me demanda les larmes aux yeux, des nouvelles de mon état. Mais il n’aborda aucunement le problème des ordres donnés.

N°4, rencontré dès le lendemain matin, encore lors de la toilette, vint lui vers moi et me posa la question de ce que je pensais de la « réunion » de la veille. Par méfiance justifiée (ne pouvais-je craindre que par la suite de l’« accord » conclu avec la Gestapo, mes propos ne soient rapportés ?), je répondis d’abord prudemment sur le plan formel : « Des dispositions prises en présence de l’ennemi, de la Gestapo, n’ont aucune valeur de décision de Parti ».

Je voulais aussi par là lui faire comprendre qu’il pouvait faire confiance en ma fermeté, et par là lui tendre une perche en lui permettant encore de revenir sur son attitude de la veille, en en niant affectivement toute valeur par un encouragement à mon attitude.

Au lieu de cela n°4 me répliqua : « Cela reste à voir ; la réunion d’hier avait une portée politique ».

Dans le contexte, ce propos n’avait rien de sibyllin : il signifiait en clair la confirmation, hors de la présence de la Gestapo, de la prise de position des quatre « membres du Bureau politique », tant au point de vue politique que de sa portée « exécutoire ». J’en restai là sur ce point.

Faut-il dire que cette attitude ne me découragea absolument pas et me confirma dans la condamnation absolue de l’attitude des quatre.

Par ailleurs, n°4, sollicité par moi, pour participer à la solidarité organisée par les communistes parmi tous les détenus en prélevant sur nos maigres rations pour venir en aide aux plus mal en point, refusa en prétendant qu’il fallait avant tout sauvegarder les dirigeants et que par conséquent ceux-ci se devaient de garder intégralement leur approvisionnement. Cela juge une mentalité. A noter que n°4 était resplendissant de santé, « gros et gras » même, comme le diront dans leur indignation les camarades de ma chambre, organisateurs de cette solidarité, lorsqu’ils furent informés par moi de ce refus.

Moi-même, je répliquai à n°4 que, surtout dans ces circonstances, le devoir des dirigeants était au contraire de partager intégralement le sort commun et d‘être solidaires des éléments méritants les plus menacés dans leur santé (à noter que parmi les secourus, il y avait Constant Colin, membre du Bureau politique du Parti communiste avant son arrestation plusieurs mois auparavant, torturé au point d’être presque aveugle et qui n’avait rien cédé).

Quant à n°2, j’eus l’occasion d’être en tête à tête avec lui quelques jours plus tard, alors qu’il était de corvée de distribution alimentaire, en tant qu’adjoint à la cuisine, place privilégiée octroyée probablement en récompense de son attitude.

La porte de la chambrée s’ouvrit. Je me précipitai vers n°2 et je l’interpellai d’un ton que je voulais désapprobateur, encore une fois dans l’espoir d’un mot d’encouragement et de regret : « Qu’avez-vous fait l’autre jour ». Il me toisa avec ce que je ressentis comme de l’arrogance, et s’en alla sans dire un mot.

Avant de continuer à décrire la suite de mes interrogatoires et ce que je fis pour informer les dirigeants du Parti codétenus ainsi que les responsables Pas, de ce qui s’était passé, et les mettre en garde, j’aborde dans le prochain chapitre des commentaires sur le comportement du « Partisan armé », y compris en cas d’arrestation.

Dans le chapitre suivant, j’exprime quel était mon sentiment, et quel est aujourd’hui mon sentiment, à l’égard de l’attitude en l’occurrence, des quatre membres du Bureau politique.

SUR LE COMPORTEMENT DU « PARTISAN ARME » Y COMPRIS EN CAS D’ARRESTATION

Ce chapitre constitue un rappel nécessaire des efforts déployés antérieurement aux faits ici rapportés, pour éviter autant que possible les arrestations par l’ennemi, ainsi que pour maintenir et élever le moral du combattant, y compris en cas d’arrestation. Ceci pour connaître certains aspects du combat mené, y compris pour apprécier en pleine connaissance de cause, des événements rapportés ailleurs.

Dès mon entrée en fonction, en janvier 1943, comme Commandant national-adjoint, Chef d’Etat-Major national de l’Armée belge des Partisans, j’envisageai et fit prendre une série de précautions, de mesures de sécurité en cas d’arrestation, et ce dans la ligne générale de conduite que je m’étais fixée dans mes activités antérieures de résistant.

La question était importante et même d’une gravité exceptionnelle, car précédemment, il y a avait eu des pertes assez nombreuses notamment du fait que certains Partisans arrêtés, dont un responsable à l’échelle nationale, avaient « craqué » et entraîné des arrestations « en cascade ».

Il ne faut pas oublier que par rapport à la résistance « civile » (non mêlée directement à l’action armée), l’occupant consacrait un effort spécial à traquer la résistance armée, que l’action armée présentait des risques particulièrement importants, et enfin et peut-être surtout, que le résistant armé courait plus que d’autres le risque, en cas d’arrestation, de subir la torture avec au bout, le peloton d’exécution ou la pendaison.

Ceci pour expliquer les motifs qui justifiaient que l’on prenne en l’occurrence des mesures de précaution aussi sévères et minutieuses, que n’ont pas nécessairement connues les autres branches de la Résistance.

Il y avait d’abord les mesures à caractère technique, dirais-je, destinées à diminuer les possibilités d’arrestations et leurs suites dommageables :

– Interdiction de tout « bavardage » avec des personnes non impliquées directement dans l’activité concrète du Partisan, même avec les plus proches, même avec d’autres résistants de confiance, concernant l’organisation, les noms d’autres résistants, les actions projetées ;

– Cloisonnement aussi rigoureux que possible de l’organisation basée « sur le groupe de trois » (ou quatre) et la « pyramide » en principe par « triade », tout en conservant la souplesse nécessaire notamment par la prévision, en cas d’arrestation, de la relève nécessaire et de « passerelles » de façon qu’il n’y ait pas alors de groupements plus ou moins coupés de l’organisation ;

– Décentralisation aussi grande que possible des services, notamment en matière de logements clandestins ;

– Affinement de la technique des rencontres entre Partisans, entre l’échelon inférieur et l’échelon supérieur comme dit précédemment dans ce texte ;

– Ponctualité rigoureuse aux rendez-vous, « rattrapages » limités dans le temps (une heure plus tard, le lendemain à la même heure et une heure plus tard, une semaine plus tard exactement) ; rupture subséquente de tous les contacts en cas de non présentation, et dès la première semaine, aviser l’échelon supérieur, et évacuation immédiate de tout local clandestin connu de la personne supposée arrêtée ;

– Opérer les mutations dans une autre région, et éventuellement à un autre poste, des Partisans pouvant être particulièrement recherchés dans l’arrondissement ou s’était opérée l’arrestation ;

– Interdiction absolue de noter par écrit, « même en code » toute indication sur les jours, heures et lieux des contacts, des actions, des adresses clandestines (logements, cachettes d’armements, « bureaux » de documentations et de renseignements) : le tout était à mémoriser intégralement, y compris généralement, « le renseignement ». Dans ce dernier cas cependant, la documentation pouvait être trop complexe pour être entièrement mémorisée (comme ce fut le cas par exemple pour les trajets horaires de trains militaires allemands que notre service de renseignements central avait réussi à obtenir) ; alors il était convenu, pour éviter autant que possible que le document tombe dans les mains de l’ennemi pouvant ainsi en découvrir éventuellement l’origine, que la transmission de la partie intéressant chacun des corps était transmise par le réseau des « courriers » avec le système du rendez-vous « répété » : la première prise de contact des deux courriers, rendez-vous par exemple une heure après à un autre endroit si la première rencontre s’est déroulée sans incident.

Il fut renoncé à l’idée de « coder » ce genre d’information, ce qui était considéré comme trop compliqué et finalement inutile, le décodage par l’ennemi étant chose relativement facile, compte tenu des moyens rudimentaires de codage qui pouvaient alors être employés.

L’élaboration des communiqués des Partisans, paraissant dans notre bulletin « Le Partisan » se faisait sous ma responsabilité. Ces communiqués portaient sur les actions ouvertement revendiquées par les Partisans (et effectivement opérées par eux). Mais ils furent loin de relever toutes les actions effectuées.

D’abord il y avait celles dont le Commandant national n’était pas informé, les groupes et les échelons intermédiaires estimant superflu de signaler ce qui était considéré comme « opérations de routine » (sabotage de transport et la transformation du courant électrique haute tension, sabotages courants de la production destinée à l’occupant, sabotages de l’appareil des chemins de fer destinés à perturber le trafic militaire ou économique de l’occupant, etc.) malgré que l’ensemble de ces faits portait des coups sensibles à l’occupant.

A l’échelon du Commandement national aussi, même lorsque nous en étions informés, de telles actions ne paraissaient souvent pas dans le communiqué, réservé plutôt aux opérations d’envergure. Mais même pour celles-ci et par mesure de sécurité tout n’était pas publié, « revendiqué ». Je m’opposai à ce que l’organisation revendique telle ou telle action, lorsque la publication risquait de mettre plus ou moins les services allemands sur une piste et également (et même à plus forte raison) lorsqu’un Partisan ayant participé à une action, était arrêté en conséquence de celle-ci, de façon à ne pas fournir ainsi indirectement à la Gestapo la moindre indication lui permettant d’accentuer la pression sur le détenu, si celui-ci avait la possibilité de nier sa participation.

Enfin, en réplique à des arrestations, il était recommandé tout en appliquant et renforçant les mesures de sécurité, d’accentuer encore, dans la mesure du possible, les activités partisanes, de façon à la fois, d’une part d’empêcher la démoralisation de la population face à la propagande nazie tendant à accréditer l’idée de « défaite », et d’autre part, d’alléger éventuellement les charges et pressions contre les détenus en démontrant à l’ennemi que la prise n’était pas déterminante quant au combat qui continuait de plus belle.

En dehors de ces mesures et d’autres analogues de caractère « technique », destinées à limiter les conséquences de l’affaiblissement éventuel de la volonté du résistant, nous convînmes à l’Etat-Major qu’il fallait aussi préparer le Partisan aux suites probables de son arrestation afin de l’aguerrir à l’égard des plus grands sacrifices qu’il devrait alors consentir.

L’objection qui pouvait être faite à ce propos, selon laquelle cela risquerait de freiner le recrutement fut unanimement rejetée : il fallait des combattants pleinement conscients des risques qu’entraînait leur engagement. Faire le silence à ce sujet pourrait entretenir des illusions qui alors, le cas échéant, feraient du Partisan un être paniquant, sans auto-défense morale. Certains trouvèrent ces mises en garde superflues trouvant que le partisan devait connaître à quoi il s’engageait.

Je persiste à penser que « ce qui va sans dire » va encore mieux en le disant. Cependant, pour ne pas heurter certains camardes, je précisais plus ou moins mes propos à ce sujet, moins lorsque j’estimais que l’expérience et le passé du camarade donnaient suffisamment de garanties : je ne voulais pas qu’il interprète mes paroles comme un manque insultant de confiance. Tout compte fait, je regrette après coups cette réserve : Louis Develer qui m’avait trahi, était dans le cas de ces camarades auxquels je faisais auparavant toute confiance.

Une autre question fut discutée : l’usage, en se rendant à un « contact » et à partir d’un certain niveau de responsabilité, donc d’ampleur du risque pour l’organisation, d’un poison violent en capsule à croquer et à avaler en cas d’arrestation. Cette éventualité fut rapidement rejetée pour diverses raisons : les difficultés techniques de réalisation, les risques d’accident en dehors de l’arrestation, et surtout les conséquences – abandon a priori de la lutte en détention, et priver ainsi, volontairement, soi-même – et non du seul fait de l’ennemi – et par là priver le mouvement, définitivement, de la participation d’un militant à l’action libératrice (dans le sens le plus général du mot) par la suite, dans l’éventualité même minime où l’intéressé serait un rescapé.

L’usage par la Gestapo, de produits pouvant amener une diminution – ou pratiquement une annihilation – de la volonté du détenu fut aussi envisagé. Le conseil était donné d’élever dans pareil cas un « mur mental » à l’égard des questions posées et de concentrer fortement ses pensées sur des domaines absolument étrangers à la résistance, de façon à répondre à des questions posées intérieurement à la place de celles de l’interrogateur. Nous n’eûmes pas à vérifier la validité du conseil donné, les nazis à notre connaissance n’ayant pas fait usage d’un tel procédé, qui peut-être n’était pas au point.

Il y eut alors unanimité pour dire que l’attitude consistant, sans qu’il y ait sévices, à donner des indications pouvant conduire à de nouvelles arrestations, serait considérée par l’organisation des Partisans comme hautement condamnable, au sens le plus strict du mot.

Quoique personnellement, je fus d’avis qu’en tout cas il fallait résister totalement et ne rien dire, il fut convenu de la directive suivante , compte tenu qu’aucun d’entre nous n’avait alors subi de torture et que nous pouvions difficilement apprécier pour nous-mêmes, et à plus forte raison estimer pour d’autres que nous-mêmes le degré de résistance possible aux sévices : ne rien dire qui puisse conduire même à une seule arrestation, même sous la torture, au moins pendant douze jours, le temps nécessaire à l’organisation pour prendre les mesures adéquates de sauvegarde (voir plus haut).

Ceci conduisait à admettre de donner de fausses indications à la Gestapo, éventuellement reconnaître certains faits déjà connus, pour dérouter l’ennemi, gagner du temps, notamment en retardant ou interrompant les séances de tortures, arriver à passer sans révéler ce qui pourrait amener de nouvelles arrestations, le cap des douze jours dont question.

Personnellement, je considérais que cette dernière tactique présentait un certain danger, soit que les faits admis ou révélés par le résistant ne constituent quand même pas une indication utile à la Gestapo, ou encore procurent à celle-ci des éléments de charges supplémentaires pour d’autres camarades, soit que l’organisation n’ait pas pris les mesures nécessaires par manque d’information ou pour toute autre raison.

D’autre part, je pensais qu’il y avait un autre risque dans une telle attitude, à savoir que la Gestapo puisse considérer que le résistant « perd pied » et qu’il y avait lieu, loin de desserrer la contrainte de la torture, au contraire de la renforcer pour amener l’écroulement. Mon avis était, et ma conduite avenue Louise et à Breendonck s’en inspira, qu’il valait mieux que les tortionnaires de la Gestapo se convainquent rapidement qu’ils « perdaient ainsi leur temps », qu’ils n’arriveraient à rien par ces « méthodes ».

Mais je voulais rester compréhensif à l’égard des graves situations auxquelles pourraient se trouver confrontés les résistants arrêtés, et en exigeant trop, ne pas obtenir alors dans la pratique, ce que je considérais, et présentais, comme un minimum à respecter en tout cas, ce qui, si tout se passait correctement tant du côté du détenu que de l’organisation à l’extérieur, n’aurait pas dû entraîner de conséquences négatives.

Les détenteurs de postes de responsabilité particulièrement à l’échelon national, se devaient, dans le cas envisagé, et devaient à l’organisation, de montrer l’exemple de la fermeté.

En cas de procès (improbable), à l’acte d’accusation, il fallait répliquer en faisant le procès du nazisme, de l’occupant, comme Dimitrov en avait donné l’exemple à Leipzig.

Celui qui ne se sentait pas capable d’affronter les sacrifices éventuels qui résultaient de l’accomplissement des responsabilités qui lui étaient attribuées en confiance, aurait dû avoir l’honnêteté vis-à-vis de ses camarades, de refuser cette mission.

Mais l’ensemble des consignes que l’on peut qualifier de formelles, était sous-tendu par une argumentation destinée à maintenir et même à élever le moral du combattant, sa combativité en motivant fortement son activité en fonction d’un idéal élevé qui méritait que pour une telle juste cause, on consente personnellement les plus grands sacrifices.

Il s’agissait, bien sûr, d’informer des succès de l’action de la Résistance en général, et de l’action partisane en particulier dans notre pays, des résultats obtenus par la Résistance dans les autres pays occupés, de la situation militaire en général, avec en 1943 les grandes victoires de la glorieuse Armée soviétique à l’Est (il ne faut pas aujourd’hui avoir peur des mots, et du mot « glorieux » en particulier, et face à la campagne d’antisoviétisme actuel, ne pas craindre de rappeler l’effet mobilisateur, à l’époque, de ces victoires pour toute la Résistance, et pas seulement communiste), sans sous-estimer l’apport du soutien occidental, anglais et américain, mais sans en cacher les faiblesses, les carences, et certaines inquiétudes quant à la persistance, reflétée notamment par le retard à l’ouverture du second front, par l’insuffisance du soutien à la résistance armée, de ce que j’appelle « l’esprit de Münich ».

Par ailleurs, il ne faut pas oublier le pilonnage des mass media collaboratrices de l’époque, qu’il fallait combattre par la presse et la propagande clandestines, par l’écoute de Moscou et de Londres (avec pour la BBC, dans les émissions pour la Belgique, pas toujours les encouragements souhaités). Le Partisan n’ayant pas toujours, ni même souvent, la possibilité d’avoir directement ces informations, il était utile de les lui donner oralement et par le bulletin « Le Partisan ».

Surtout, il était rappelé quand nécessaire pourquoi nous nous battions, les grands mobiles qui devaient nous animer, et qui constituaient non seulement le « ciment moral » de notre organisation, mais aussi le lien avec les aspirations, à l’époque, de l’écrasante majorité du peuple qui nous apportait son soutien de masse :

– Le caractère patriotique de notre combat en tant qu’il était de libération nationale et de conquête d’une véritable indépendance nationale (pas celle des gouvernants d’avant-guerre avec leur politique prétendûment de neutralité, avec ses complaisances à l’égard de l’Allemagne hitlérienne et du fascisme) ;

– Le caractère antifasciste de notre lutte, compris dans le sens d’opposition radicale, irréductible à cette barbarie monstrueuse, de dénonciation totale du fascisme et de ses racines, de ce qu’aurait signifié comme horreurs une victoire du fascisme, de condamnation sans rémission de cet ennemi mortel qu’était (et reste) le fascisme ;

– L’ignominie de la collaboration – économique, politique, journalistique, « intellectuelle et « idéologique » – avec l’occupant ;

– La nature internationaliste de notre action en tant qu’elle était intégrée dans un front uni international des peuples – de fait – contre le nazisme, ses alliés et ses « collabos » dans une perspective de libération de l’humanité ;

– Le lien entre cette lutte concrète, implacable contre l’occupant et les motivations de progrès social qui animent le peuple : dans sa grande majorité, celui-ci ressentait que la victoire fasciste aurait signifié une terrible régression sociale pour des décennies, et au contraire, une fois la coalition des puissances fascistes battues, l’espoir était de la voie à nouveau ouverte de progrès sociaux décisifs extirpant jusque dans ses racines le danger de guerre et de fascisme, allant vers la suppression de toutes formes d’oppression et d’exploitation de l’homme par l’homme.

C’est bien pour toutes ces raisons que la Résistance fut essentiellement populaire.

« Discours politique » ? Oui, discours politique ? Mais pas de n’importe quelle politique. Il y a politique et politique. La politique ainsi menée est au service du peuple, et s’oppose à celle de l’ennemi. Ce n’est pas non plus la politique de duperie du peuple, de compromis sans principe, de collaboration avec les ennemis du peuple.

C’est la politique d’une juste cause, « le discours » qui donne un sens élevé à l’action, qui donne le courage au résistant, qui motive hautement le Partisan et fait du maniement de son arme, de sa bouteille incendiaire, de sa dynamite, une action libératrice au service du peuple.

Et c’est bien parce que les « Partisans armés » étaient ainsi puissamment – et justement – motivés, que pratiquement tous accomplirent avec courage leurs tâches si dangereuses, jusqu’au bout, y compris lorsqu’ils tombaient dans les griffes de l’ennemi.

Mais qui peut s’ériger en juge pour savoir si une cause est juste ou non, disent encore certains. Assez de raisonnements spécieux pour justifier une « neutralité » complice. En se déclarant incapable de juger de la justesse ou non d’une cause, va-t-on renvoyer dos à dos la Résistance 40/45 et l’occupant nazi, le Partisan et le SS ?

En encore, comme je l’ai entendu insinuer à propos de mon comportement à Breendonck, étais-je un « entêté », voire animé de « fanatisme ». Fanatisme ? Ce n’est pas le fait de la fermeté d’un comportement basé encore une fois sur le dévouement à une juste cause et qui n’exclut pas l’esprit de tolérance, et même de compréhension, à l’égard d’autres opinions humaines (dans le sens d’inspirées par l’humanisme, par l’aspiration au progrès social et à la libération sociale).

« Discours communiste » de surcroît ? N’est-ce pas là un hommage à la conscience des communistes. Oui, je suis communiste et je suis fier de l’être. Et le fait de ma conviction de communiste – le cœur et la raison- a fait précisément que je me suis trouvé – avec tant de mes camarades – fermement du côté d’une juste cause.

Il y eut, bien entendu, d’autres résistants que les communistes, et je respecte leurs propres motivations. Mais personne ne peut nier le grand apport des communistes à la Résistance – pour ne pas dire un apport fondamental – et les sacrifices consentis à cette occasion. Et dans les deux camps que j’ai connus – Breendonck et Buchenwald – les communistes furent en fait les animateurs et les organisateurs principaux de la résistance.

Enfin, qu’est-ce que cela a à voir avec mon témoignage comme contribution à l’histoire de Buchenwald ? Mais que vaudrait l’histoire si, outre la description des événements, elle ne tentait même pas de connaître les motivations des hommes qui ont vécu ces circonstances.

Outre le fait de donner une justification, une conscience à l’action, ces explications, ces discussions, constituaient une précaution, une vigilance pour se prémunir contre d’éventuelles déviations de l’action par rapport au but élevé fixé, et aussi un guide pour l’action du Partisan lorsque – souvent – il devait agir d’initiative.

Bien entendu, je ne concevais pas mon rôle de Commandant national-adjoint et Chef d’Etat-Major national, comme uniquement politique au sens élevé du mot et ces explications ne se faisaient pas au détriment de la direction opérationnelle.

N’étaient en rien négligés, et au contraire constituaient même la partie la plus importante de ces conversations, l’élaboration et l’exécution des directives, consignes, ordres en matière d’organisation, la technique de l’action partisane, l’exploitation des renseignements, les modalités d’exécution des actions, les enseignements à tirer après réalisation.

Et pour en revenir à Breendonck, tout ceci constitue un préalable et une partie du contexte pour apprécier, sinon juger, de la signification de l’attitude des quatre membres du Bureau politique détenus, parmi lesquels se trouvait le plus haut responsable des Partisans, n°2 Commandant national, tout au moins formellement.

LA SIGNIFICATION D’UNE TRAHISON

Un bref préambule pour justifier ce chapitre et sa place dans ce qui doit être une documentation historique, même si je répète ici quelques-unes des considérations générales reprises au chapitre précédent.

L’exposé historique ne peut consister seulement en l’énumération des faits alors même que celle-ci constitue la démarche initiale de la recherche. L’histoire est faite par des individus faisant partie des classes, couches et groupes sociaux qui composent la société. C’est pourquoi la connaissance historique implique : expliquer les faits, les qualifier, donner les motivations, y compris sociales, et par conséquent politiques qui animent les hommes dans leur comportement.

A ce titre, on peut dire que cette connaissance historique complète, y compris des facteurs dits subjectifs, est « objectivable » : explication et qualification des faits, motivations deviennent des faits historiques eux-mêmes.

Et cette démarche est nécessité si on veut tirer pleinement, rationnellement, scientifiquement, les enseignements de l’histoire, non seulement par appétit – justifié – de connaissance, de culture, mais aussi pour instruire sur la conduite à observer dans la société d’aujourd’hui.

Ainsi, il y a une logique dans le fait que l’histoire, et l’héritage historique, interviennent pour une part non négligeable dans les luttes et débats sociaux et politiques actuels. Ce n’est pas par hasard si depuis des années, certains courants idéologiques et politiques tendent à occulter ou à dénaturer la signification de la Résistance 40/45 et ce qui en constitue l’exaltant héritage historique, ainsi que la leçon pour les nouvelles générations.

C’est pourquoi, après avoir dit dans le précédent chapitre tout ce qui avait été fait pour motiver hautement le Partisan armé, en tant que participant aux événements de Breendonck rapportés dans ce texte, je me dois de témoigner de mon appréciation à cet égard.

J’étais profondément indigné de ce que je considérais sur le champ comme une trahison, un passage à l’ennemi de la part des autres membres du Bureau politique. Au moment même, il y eut aussi la grande désillusion et l’écœurement de voir des dirigeants en lesquels j’avais précédemment confiance, et qui étaient même des amis personnels, trahir d’une façon que j’ai toujours considérée comme particulièrement ignominieuse.

En cherchant même, dès ces jours cruciaux, une interprétation autre à cette attitude, à savoir celle d’une manœuvre, d’un « jeu » destiné à berner la Gestapo en feignant le ralliement, je considérais que cette « idée », si elle était celle des protagonistes, pour « se justifier », et n°1 après la guerre se prétendra incompris en disant encore qu’il s’agissait d’une manœuvre, ne peut être retenue même comme circonstance atténuante de ce qui était objectivement trahison.

En effet, premièrement, en quoi un tel marché un tel « accord » bernait-il la Gestapo, en quoi celle-ci était-elle trompée, en quoi pouvait-on ainsi la « jouer » ?

Deuxièmement, en quoi se porter caution de la « mansuétude » de nazis, de la Gestapo, en temps de guerre de surcroît, de leur « garantie » de ne pas nous exécuter ni les autres camarades pour inciter à créer devant l’ennemi, à en dénoncer d’autres, constitue-t-il une « manœuvre » trompant l’ennemi ?

Troisièmement, habiller l’incitation à la dénonciation de camarades à l’ennemi, en déclarant ouvertement que l’on vise à la liquidation, à la destruction de l’organisation de la Résistance à l’occupant nazi, en usant d’un langage politique tendant à légitimer cette trahison, est particulièrement perfide, scandaleux.

Quatrièmement, tabler, si telle était réellement la pensée des quatre, et en particulier de n°1 et n°2, sur le jugement correct de ceux qui devaient endurer la pression d’une telle « décision », d’un tel « ordre », d’un tel « accord », en dépit des conséquences qui pouvaient être des plus dramatiques pour ceux qui refuseraient de s’incliner, de capituler, n’était-ce pas une lâcheté particulièrement répugnante ?

Cinquièmement, il aurait pu se produire que le responsable Partisan, ou du Parti Communiste, ainsi pris en traître, cède : conséquence d’autant plus dangereusement possible que les « quatre » ne manifestèrent en ces jours dramatiques, comme dit plus haut, aucune indication même minime de ce que cet « accord », cet « ordre », ne serait pas à prendre en considération. C’aurait été alors l’anéantissement, tout au moins pour un temps de l’« Armée belge des Partisans », peut-être aussi en conséquence, du parti Communiste et peut-être du Front de l’Indépendance. Dans cette hypothèse aussi l’attitude des quatre aurait été répugnante en ce que la responsabilité directe et formelle du désastre aurait été imputée aux responsables Partisans qui auraient été ainsi amenés à capituler en reniant leur propre engagement.

Sixièmement, user dans ces conditions de l’« argument » du « compromis » imposé par les événements est particulièrement perfide en ce que les progressistes – et parmi eux les communistes – savent qu’au cours de l’action politique, il est même assez courant de réaliser des compromis – admissibles et même souhaitables – sur telle ou telle question, avec les alliés dans l’intérêt de l’unité, avec l’ennemi éventuellement dans l’intérêt général du mouvement. Le compromis trompant le peuple et le compromis de duperie doivent déjà être rejetés. Et dans cette occurrence, cela n’aurait rien à voir avec un quelconque sectarisme, avec un manque de tolérance, qui seraient aussi à rejeter mais il s’agirait de lucidité dans l’action. Mais ici, il ne s’agissait même pas, sous l’étiquette de « compromis », d’un compromis simplement critiquable, mais objectivement, d’une trahison, de collaboration avec l’ennemi, entièrement dommageable à notre cause et aux personnes qui en étaient victimes, et visant à la liquidation d’organisations de résistance, de surcroît au prix de souffrances et de morts.

Septièmement, le recours à « la discipline » pour faire exécuter un ordre inadmissible, était aussi infâme, en ce qu’il pouvait inciter des résistants à trahir, soit par mauvaise conception de ce que doit être la discipline pour un progressiste, soit par commodité personnelle, par lâcheté, en se couvrant de l’« ordre » donné pour commettre un acte que l’on doit savoir répréhensible.

Notre discipline ne doit pas être une discipline de robot. Encore que dans le cas examiné, les quatre dirigeants n’avaient aucun « droit » formel à donner un tel ordre et à en exiger l’exécution, il s’agit là d’une question importante qui mérite quelques explications.

Car l’efficacité de l’action, comme le savent les éléments conscients des organisations populaires (populaires dans le sens de progressistes, d’être au service du peuple, de ses intérêts supérieurs, de la lutte contre l’oppression) dépend de l’unité et de la discipline du mouvement. Mais il ne faut jamais perdre de vue la question du contenu : l’objectif de l’action, sa légitimité, la question « quelle unité », « une discipline dans quel but ? ». Et encore, une fois, la personne réellement motivée idéologiquement, moralement, politiquement par une juste cause, ici celle de la Résistance, saura résister à de telles pressions.

Non, il n’y a aucune justification, ni même aucune circonstance atténuante à l’acte qui fut commis par les quatre membres du Bureau politique. Et l’incitation à trahir est, à mes yeux, pire que la dénonciation qui serait perpétrée par soi-même.

Objectivement, ce fut une trahison, ai-je dit. Pourquoi ajouter objectivement à la qualification de « trahison » ? Parce que, d’une part ce fut effectivement une trahison au moment où l’acte se commit mais que d’autre part, ce ne fut pas un ralliement total, de propos délibéré, à l’ennemi comme dans le cas de Jacques Doriot en France dès l’avant-guerre, quoique dans un cas comme dans l’autre, il s’est agi de se mettre au service de l’ennemi.

Quel mobile a donc pu conduire ces dirigeants à une telle infamie ? On ne peut admettre que des hommes tels que n°1 et n°2, qui, par ailleurs se flattent d’être supérieurement intelligents, aient cru eux-mêmes en la justesse de leur position. Encore que dans les propos de ces deux personnes et dans leur attitude, y compris après la libération apparaît cet orgueil qui amène certains dirigeants à renier le but unique pour la réalisation duquel les membres de l’organisation les ont promus à ces postes : à savoir, servir le peuple. Car il s’agit bien d’un orgueil – mal placé – que de se proclamer irremplaçable (sans nous, l’organisation ne peut plus exister), et surtout que d’estimer que, parce qu’on est dirigeant, on peut se permettre de disposer, pour des buts personnels, du sort de l’organisation, ici de la Résistance, et des gens qui la composent.

En dehors de cet aspect de la question, il est certain que le comportement en cause relève simplement de la lâcheté conduisant objectivement à la trahison.

Mais d’une façon plus générale, dans le langage commun comme dans le « langage politique », cela porte un nom : opportunisme. Et il est à mon avis une leçon de ces événements qui peut encore servir dans l’action progressiste d’aujourd’hui : prenons garde à l’opportunisme, voyez jusqu’où il peut conduire.

Pour être complet, j’ai par ailleurs toujours considéré que la dénonciation de l’opportunisme ne doit pas verser, et ceci devrait être valable quel que soit le courant de pensée démocratique, dans le sectarisme, dans l’intolérance à l’égard d’autres opinions, d’autres idéologies, que celles que chacun adopte, pouvant motiver aussi l’action humaniste, progressiste.

Pour en terminer avec le comportement des quatre et particulièrement de n°1 et n°2 pendant ce journées, il est deux points auxquels je ne puis répondre, puisqu’on n’a pas cru bon de m’associer complètement, après la guerre, à l’enquête menée, ni même de m’en faire connaître toutes les conclusions.

Le premier point est de savoir si les « quatre » ont eux-mêmes appliqué l’ordre qu’ils me donnaient, en menant directement à l’arrestation d’autres résistants, ce qui constituerait une circonstance aggravante, sans que, dans la négative, cela atténue en rien le jugement à porter sur leur comportement.

Le second point concerne le faux « Drapeau Rouge ». Voilà de quoi il s’agit, pour ce que je sais. Peu après l’arrestation des « quatre », la Gestapo édita un faux numéro de l’organe central du Parti Communiste, exactement dans la présentation du journal clandestin. Le sens « politique » général de ce faux « Drapeau Rouge » est le même que celui des propos qui me furent tenus par Max et par n°1. Est-ce que les quatre ou au moins un d’entre eux, ont collaboré à cette infamie ? Je l’ignore toujours, mais on peut le présumer.

De plus, comme je l’ai appris après la guerre, ce faux « Drapeau Rouge » fut diffusé tout au moins par une partie des canaux clandestins de livraison. Qui a donné à la Gestapo tout au moins le départ de la filière ?

Que de ces révélations, que de ce comportement inadmissible de quatre dirigeants du Parti Communiste, ses adversaires ne tentent pas de tirer argument dans un but anticommuniste, notamment pour porter atteinte au prestige du parti Communiste, gagné au cours de la Résistance 40/45. Qu’ils se taisent surtout ces anticommunistes, successeurs de ceux qui, pendant ces années où la victoire n’était pas encore certaine, se trouvaient généralement du côté de la collaboration, ou tout au moins de l’attentisme. Qu’ils n’osent pas utiliser cette défection de quatre dirigeants pour faire insulte aux innombrables camarades de la base, des cadres et de la direction, qui ont mené une lutte jusqu’au bout, et pour combien d’entre eux en la payant de leur intégrité physique suite aux tortures et aux séjours dans les camps, et même pour des centaines, de la mort par exécution ou par suite des conditions de détention.

La « défection » des autres membres du Bureau politique a été directement une trahison de la Résistance, mais avant tout une trahison du Parti Communiste et des communistes qui risquaient d’en être les principales victimes. Et si on parle de motivation, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en commettant cet acte, ces dirigeants reniaient leurs convictions communistes pour adopter une conduite opposée à notre moralité répondant à des mobiles personnels totalement contraires à l’intérêt de la juste cause défendue, sacrifiant celle-ci.

Oui, tous ceux qui, en pratique, s’en sont tenus aux principes véritablement communistes, moralement idéologiquement, politiquement, ont fait que le Parti Communiste en tant que tel, en tant qu’avant-garde organisée des travailleurs manuels et intellectuels, a rempli alors la mission qu’il s’assigne, a fait alors tout son devoir à l’égard du peuple.

LES CAMARADES SONT AVERTIS

Comme je l’ai dit plus haut, j’avais hâte en sortant du bureau où avait eu lieu la dramatique confrontation, de communiquer aux autres membres détenus des Comités centraux du Parti et de la J.G.S.U. que je connaissais personnellement, et aux dirigeants partisans arrêtés aussi en juillet, ce qui s’était passé, avec l’expression de mon rejet indigné des ordres donnés, de ma condamnation totale du comportement des autres membres du Bureau politique, et de ma volonté de persévérer dans mon attitude de refus de céder en quelque manière que ce soit.

Je préférai néanmoins ne pas en aviser Constant Colin, un ami personnel, membre du Bureau politique arrêté plusieurs mois auparavant et qui avait été en 1940 ma liaison avec le Bureau politique pour l’édition du clandestin « L’action syndicale » qui devait devenir l’organe des « Comités de Lutte Syndicale » (CLS) clandestins. En effet, Constant Colin avait été torturé, était dans un triste état physique, presque aveugle, et je ne voulais pas encore l’accabler davantage par des tristes nouvelles, d’autant plus qu’il n’était en rien mêlé à ces arrestations de juillet 1943, et qu’il ne courait pratiquement aucun risque d’être confronté aux problèmes qui en résulteraient.

En mettant ainsi mes camarades au courant, je visais d’abord à les mettre en garde à l’égard des quatre, craignant que ceux-ci persévèrent dans la collaboration avec l’ennemi à l’intérieur même du camp. Ensuite, j’espérais que si certains d’entre eux en réchappaient (quant à moi-même, sincèrement, je ne pensais pas pouvoir sortir vivant de la guerre), ils pourraient porter témoignage de ce qui s’était passé.

Quant aux dirigeants partisans, tous membres du Parti Communiste, directement menacés de subir les mêmes pressions que celles exercées sur moi, j’étais plus explicite encore dans mes propos, de façon à ce qu’il n’y ait aucun doute sur la conduite à avoir face à la Gestapo, notamment suite à « l’accord » conclu par les « quatre ».

En ce qui concerne ce dernier point, si j’insistais surtout sur le caractère inadmissible de la collaboration avec les nazis ainsi exigée, au point de vue moral et pour tout dire politique (notre comportement moral et notre politique sont indissociables, et indissociables aussi du but, de la finalité que nous nous sommes fixés en tant que communistes), je dénonçai la manœuvre sur le plan formel. Les « quatre » ne représentaient pas tout le Bureau politique. On ne tient pas des « réunions » et on ne prend pas de « décisions » en présence de la Gestapo ; de telles « décisions » sont sans aucune valeur sur le plan formel et ne peuvent nous lier. Les « quatre » n’avaient aucun « droit » (sens formel et juridique du mot) de prendre des « décisions » et quelles décisions, au nom du Parti dans ces conditions.

J’attirai aussi l’attention sur ce qu’il ne fallait absolument pas se laisser prendre par « l’assurance » de la Gestapo, selon laquelle nous-mêmes et les camarades que nous ferions arrêter auraient « la vie sauve ». C’était une ruse grossière de la part d’un ennemi qui ne faisait pas de quartier, et il était révoltant que …(n°1) ait tenté d’accréditer cette « assurance ».

Pour ceux qui n’ont pas vécu de telles situations, il peut paraître ridicule d’aborder même ce thème « formaliste » compte tenu de la monstruosité de ce qui était demandé. Mais je ne voulais rien négliger et je me sentais responsable devant mes camarades, dans cet univers de cauchemar qu’était Breendonck, de ce qu’ils soient complètement prémunis contre tout effet de surprise, contre toute tentation de céder sous l’influence du mensonge ayant recours à une prétendue « légitimité » ou « légalité » de Parti. Etant entendu, je le répète, que l’essentiel de mon argumentation portait sur le fond de l’inadmissibilité de la « décision » des quatre membres du Bureau politique.

Ramené à la chambrée 6 après la confrontation avec les quatre membres du Bureau politique, je communiquai immédiatement par le tuyau d’aération avec mon ami Sam Herssens, membre du Comité central, arrestant dans la chambre voisine, et le mis complètement au courant. Je fis de même le soir avec Georges Hebbelinck, membre du Comité central de la JGSU qui était, lui, dans ma chambrée.

Ces deux camarades, ainsi qu’Henri Glineur, Jean Fonteyne, membres aussi du Comité central ou de la Commission de Contrôle du parti, contactés quelques jours plus tard, furent aussi indignés que moi de l’attitude des quatre membres du Bureau politique, et marquèrent fermement leur complet accord avec mes appréciations des événements et sur ma conduite : ce fut pour moi un grand encouragement.

Dès le lendemain matin et les jours suivants, à l’occasion de la toilette du matin, je mis au courant Bruno Weincast, responsable du service « armements », Jean Moetwill, responsable du service « renseignements et opérations », Florimond De Bruyn, Commandant des Partisans pour la Flandre orientale.

Tous trois m’approuvèrent et me confirmèrent qu’ils avaient la même ligne de conduite que moi-même, comme nous en étions convenus avant nos arrestations. Ils avaient tous trois été déjà interrogés et torturés, De Bruyn affreusement. Moetwill me signala qu’alors que les gestapistes l’interrogeaient à mon sujet, pour l’inciter à parler, ils lui montrèrent du doigt un épais dossier en lui disant qu’il contenait déjà tous les témoignages accablants à ma charge et qu’il était donc ridicule pour lui et Moetwill et pour moi Grippa, de nier : toujours la même tactique.

Je chargeai un camarade d’avertir Ameye, Commandant des secteurs des Flandres, qui se trouvait dans l’autre aile. Les autres membres des Comités centraux du Parti Communiste et de la Jeunesse furent aussi avertis. Seuls deux d’entre eux ne furent pas pleinement encourageants. Un membre du Comité central du parti, qui pourtant personnellement avait eu une conduite correcte face à la Gestapo, me tint ce propos : « A trop vouloir résister, il y a le danger de s’écrouler totalement à un certain moment ». En quelque sorte, dans les conditions de Breendonck, c’était la pseudo-théorie du « moindre mal ». Le propos de l’autre, membre du Comité central de la JGSU ne fut pas plus encourageant lorsqu’en substance il me répondit brièvement et pour tout commentaire : « Tu as peut-être tort d’être ‘le petit soldat’ (?) sur qui tout va retomber ». Ces propos ne m’influencèrent aucunement : j’y ai vu et j’y vois encore, les effets désastreux de l’opportunisme.

LES INTERROGATOIRES RECOMMENCENT D’UNE NOUVELLE MANIÈRE

Dès le lendemain de la confrontation avec les quatre membres du Bureau politique, je suis amené dans la journée par deux SS avec toujours cagoule sur la tête, dans un bureau. La cagoule m’est enlevée et je vois Max et Vits. Sur le bureau des dossiers et une machine à écrire avec papier engagé (probablement pour taper les déclarations éventuelles). On me fait asseoir.

Max, très calmement, contrairement à son attitude lors des séances du « Bunker », commence sur un ton destiné à faire croire à une conversation entre personnes « libres », comme pour me « raisonner », tenant les propos suivants, donnés ici en substance (ce n’est évidemment pas ici un compte-rendu sténographique) :

« Vos dirigeants vous ont fait part de l’accord conclu entre votre Parti et l’autorité allemande que je représente. Vous avez reçu les directives et l’ordre qui vous concernent. Dites-nous donc tout ce que vous savez sur l’organisation des Partisans, noms et lieux où on peut trouver les personnes avec lesquelles vous êtes en rapport, tant dans votre organisation que dans le Parti Communiste ou d’autres groupements illégaux, structures de l’organisation, responsabilités des personnes, noms des personnes impliquées dans les actions terroristes passées, les futures actions projetées ».

Comme je réponds, mot pour mot, ce que j’avais dit lors de la « confrontation » : « De toute façon, je ne connais rien, je n’ai rien à dire et je ne dirai rien », Max réplique, encore sur le ton de la discussion :

« Mais enfin, je ne vous comprends pas d’adopter une attitude pareille. Pourquoi mentir en disant que vous ne connaissez rien. Il est évident qu’à votre poste de responsabilité, vous connaissez beaucoup de choses, pratiquement toute l’organisation des Partisans. D’ailleurs nous connaissons pratiquement tout déjà, y compris sur vous (me montrant du doigt un des dossiers, probablement celui dont Moetwill m’avait parlé). Le nombre d’arrestations opérées ces jours-ci devrait vous en convaincre. Votre organisation est d’ores et déjà démantelée et ce qui en reste dégénérera. Vos dirigeants l’ont reconnu. Nous attendons le résultat de filatures en cours, pour procéder à une rafle finale et définitive. Et ceux qui seront ainsi arrêtés risquent d’être fusillés, tandis que si vous vous associez loyalement à l’accord conclu, vos dirigeants, vous-même et ceux qui seraient arrêtés dans les conditions de l’accord, auront la vie sauve. Prenez donc vos responsabilités ».

Rien de neuf donc, par rapport à ce qui avait été dit lors de la confrontation de la veille. Comme je répète ma formule : « De toute façon je ne connais rien, je n’ai rien à dire et je ne dirai rien », Max reprend : « Vous n’êtes pas raisonnable. L’accord qu’on vous demande d’appliquer est dans l’intérêt et la sauvegarde de vos camarades. Ne voyez-vous pas que la guerre finira un jour et qu’en persistant dans votre attitude, vous empêchez votre Parti d’être présent alors. En refusant d’appliquer la consigne qui vous a été donnée, vous serez en opposition avec la direction de votre Parti : personne ne vous défendra. Voyez les arguments politiques justes de vos dirigeants. Si vous appliquez la consigne, vous vous sauvez et vous êtes en ordre comme communiste et comme Partisan ».

Rien de fondamentalement nouveau donc dans cette intervention. On peut dire après coup, que ce qui était dit par Max était tellement aberrant, absurde, qu’il fallait être un imbécile pour se laisser tromper par d’aussi grossières manœuvres.

Mais en se reportant au contexte de l’époque, l’occupation, être dans les griffes de la Gestapo, risquer la torture et sa vie, les actes des quatre et l’utilisation qui en était faite par Max, prétendaient mettre en jeu des « réflexes » élémentaires : l’instinct de conservation, le sens des responsabilités vis-à-vis de l’organisation, la discipline, le « raisonnable », « sauver des vies humaines », celles des camarades.

Pour absurdes et pervers que soient ces discours dans la bouche des gestapistes – et dans la bouche des quatre membres du Bureau politique – il ne fallait pas sous-estimer leur effet sur des êtres affaiblis et qui auraient manqué de la fermeté nécessaire que donne la conviction – raisonnée, idéologique et politique, disons-le – en la justesse et la grandeur de la cause que l’on sert.

Comme je répète que je n’ai rien à dire, Max se fait plus menaçant, et plus grossier dans son propos :

« Vous êtes stupide de vous entêter. Si vous persistez, vous serez fusillé, alors que vos dirigeants seront, eux, vivants et continueront après la guerre à faire de la politique. Vous ne serez plus là, vous ! ».

Ce genre de séance recommencera plusieurs fois, avec Max et Vits ensemble, ou séparément, des jours consécutifs, ou parfois avec un ou deux jours d’intervalle, pendant une quinzaine de jours, en reprenant inlassablement les mêmes thèmes, avec les cinq ou six derniers jours, un léger changement d’attitude par un ajout dont je parlerai plus loin. J’y ajouterai quelques péripéties particulières qui se sont passées durant ces journées. Avant d’aborder la première, quelques mots d’explication.

Dès le moment de mon arrestation, comme je l’ai déjà dit, j’étais persuadé que je serais mis à mort. Et les propos de Max ne pouvaient que me confirmer dans ce qui devenait une certitude. Je réfléchissais donc à ce que devait être mon attitude devant le peloton d’exécution : de la dignité, le refus du bandeau éventuel sur les yeux. Je voulais faire plus : un dernier acte politique qui donnerait ce que ça donnerait, sans me faire d’illusions sur son effet possible sur le peloton d’exécution, contribuant à sa démoralisation, si ce peloton était composé, comme probable, de soldats de la Wehrmacht (s’il s’agissait de SS, ce serait tout à fait inutile). Je voulais, au moment où on m’enlèverait la cagoule face au peloton, crier des mots d’ordre :

« Es lebe die Belgischen Partisanen !

« Es leben das Kommunismus ! »

« Es lebe die Soviet Union und der Genosse Stalin ! »

« Es lebe die Kommunistische Partei Deutschland ! »

« Es lebe der Genosse Thälmann ! » (dirigeant du Parti Communiste allemand, incarcéré depuis 1933).

Trouvant cependant que c’était un peu long, je me préparai à ne lancer que les deux derniers, comme étant les plus susceptibles d’ébranler des soldats allemands, parce que faisant directement allusion à l’Allemagne.

Un jour donc, peu après « la confrontation », je suis amené par des Wehrmacht. Au lieu d’être amené au Bunker ou dans un bureau du fort, je m’aperçois en regardant par le bas de la cagoule, que nous sortons du bâtiment, nous passons à gauche (je m’en souviens parfaitement) le long du mur du fort. Je me dis : « Ça y est, c’est l’exécution ». Après peut-être quelques dizaines de mètres de marche, arrêt, et je suis mis le dos au mur. Au moment où je sens que l’on saisit la cagoule pour me l’enlever, j’ouvre la bouche pour être prêt à crier mes deux mots d’ordre, et quel n’est pas mon ébahissement (et ma bouche ouverte en devient l’expression) de voir à quelques pas devant moi un appareil photographique sur trépied, avec derrière un photographe, trois gestapistes (dont Vits je crois, mais mon étonnement est tellement grand que je n’en suis pas certain, pas plus que je ne vois si le photographe a réellement pris des clichés).

Les gestapistes éclatent de rire, et je suis ramené dans la chambrée. Est-ce que cela faisait partie de la pression psychologique ? C’est comme cela que je l’interprétai et l’expliquait à mes camarades de chambrée, le soir même. En tout cas l’effet était raté, car j’avais pu éprouver moi-même que j’étais resté tout à fait calme, conformément à mes intentions.

Un autre jour, pour m’impressionner, on me montra un grand papier donnant un organigramme de l’Armée Belge des Partisans, relativement complet, avec les noms des responsables des services et des commandants des secteurs et des corps, avec parfois des noms de commandants des premières subdivisions de corps (régiment ou bataillon selon l’importance du corps). Cependant je me fis la réflexion intérieurement et avec joie, que les mutations qui avaient été opérées les quelques semaines avant mon arrestation (et qui n’étaient connues pratiquement que des intéressés), n’y figuraient pas, ce qui me démontrait que contrairement aux affirmations de Max, la Gestapo ne connaissait pas « tout ».

Max, très fier, dit : « Vous avez là une preuve que nous savons tout. Est-ce que maintenant vous allez confirmer ce tableau et nous dire enfin tout ce que vous savez ».

Comme je ne répondais pas, Max reprend pour la xième fois un de ses propos : « Vous êtes stupide. Nous avons tout, y compris sur vous. Vos dirigeants, eux, sont intelligents, ils ont compris. Mais eux seront là après la guerre, alors qu’à cause de vous-même, vous allez être fusillé ».

Une autre fois, devant Max seul, je suis mis en présence de Moetwill. Sans autre préambule, ni demande si nous nous connaissions (pour la Gestapo, avec ce qu’elle avait appris, c’était certain et il était évidemment inutile de perdre son temps à solliciter ce qui aurait été de toute façon nos dénégations ou le silence), Max fait état brièvement de la « confrontation » que j’avais subie face aux quatre membres du Bureau politique, en parlant notamment de l’ordre donné par ceux-ci, et notamment par n°2, le Commandant national, et des prétendus motifs politiques qui le « justifieraient ».

A un moment de cet exposé, Moetwill me sourit : comme je l’ai exposé précédemment, j’avais eu l’occasion de le tenir au courant et de le mettre en garde. Intérieurement, tout en conservant, je crois, un air impassible extérieurement, je suis réjoui : l’effet de surprise est manqué.

Max se tourne vers moi : Grippa, voulez-vous confirmer l’authenticité de ce que je dis, spécialement en expliquant à Moetwill les motifs politiques qui justifient dans l’intérêt de vos camarades, l’ordre donné de nous dire tout ce que vous savez, et que nous connaissons déjà d’ailleurs ».

Je compris comme ceci la manœuvre : m’amener à confirmer les propos des quatre membres du Bureau politique, afin de convaincre Moetwill de leur authenticité et de faire croire à celui-ci que je cautionnais l’ordre donné. Peut-être aussi me « compromettre » par un semblant d’aveu lors d’un procès public destiné, à cause de l’attitude des quatre membres du Bureau politique, à démolir la Résistance.

Je gardai le silence. Max se fâcha alors : « Pourquoi ne pas reconnaître la vérité, Grippa. Vous savez très bien que ce que je dis est vrai. Voulez-vous qu’à cause de vous, Grippa, on vous ramène tous deux au Bunker. Nous verrons alors si vous serez encore assez obstiné pour nier l’évidence devant votre compagnon. Vous aurez alors l’occasion de voir s’il ne vous demandera pas lui-même de dire la vérité ».

Par-devers moi, je constatai, sans m’en étonner, l’ignominie du procédé : faire croire que vous seriez responsable des souffrances endurées par un camarade. Je répondis alors « Ce que Monsieur (Max) dit correspond à peu près à ce que j’ai entendu il y a quelques jours ».

Et en enchaînant pour qu’il n’y ait aucun doute chez Moetwill, et pour confirmer qu’il n’y avait aucun changement d’attitude de ma part par rapport à ce que je lui avais dit en tête à tête précédemment quant à mon rejet absolu, je répétai immédiatement : « Quant à moi, de toute façon, je ne connais rien, je n’ai rien à dire et je ne dirai rien ».<

Max furieux, fait emmener Moetwill.

Et alors se situe une péripétie inattendue dont on peut encore se demander aujourd’hui quelle en est la signification. Max, de nouveau très calme, se tourne alors vers moi (Moetwill est sorti) et sur un ton presque amical : « Vous communistes, vous êtes en général très courageux. Mais ce n’est pas le cas de vos dirigeants. Vos dirigeants, c’est de la merde ».

Hommage du vice à la vertu ? Mépris réel pour les quatre membres du Bureau politique ? Ou bien, jouait-il la compréhension pour m’amener à discuter, de fil en aiguille, des questions qui l’intéressaient réellement ?

J’ai envie de répondre qu’il est bien mal placé pour porter un jugement sur nos affaires. Mais je me retiens, ne voulant pas me laisser entraîner à converser avec lui sur ce sujet. Je ne veux pas « baisser ma garde » comme on dit. Après quelques secondes de silence, Max reprend : « Vous avez bien tort de vous sacrifier. Eux (les quatre membres du Bureau politique) seront vivants après la guerre, et vous, vous serez fusillé. Sauvez votre vie avant qu’il soit trop tard ».

Comme je reste silencieux, il me fait rentrer dans la chambrée 6.

Au cours d’un autre de ces interrogatoires, Max me demande de tout dire à propos de la « rue d’Anethan » (ou rue Artan ? je ne me souviens plus exactement). Je n’avais pas à me départir de mon attitude habituelle de refus de toute discussion, et d’ailleurs, dans ce cas, j’ignorais réellement ce que pouvait être cet immeuble (j’imaginais intérieurement qu’il était peut-être utilisé par un des services, ou par le corps de Bruxelles ou par le corps mobile, mais il était ignoré de moi).

Max pensait-il réellement que je connaissais cet immeuble et voulait-il me montrer « qu’il connaissait tout » ou espérait-il obtenir des preuves supplémentaires à ce sujet ? Quoiqu’il en soit, après notre retour au pays en 1945, en essayant d’élucider certaines questions relatives à la Résistance, j’interrogeai plusieurs camarades à ce sujet. Un seul croyait en avoir entendu parler comme un point de rencontre de notre agent de liaison avec celui de l’« Orchestre Rouge ». Certains contacts avaient en effet eu lieu entre les Partisans et d’autres organisations de résistance (Groupe G, S.R.A., Orchestre Rouge) notamment en matière de renseignements (mais aussi, avec le Groupe G pour quelques actions concertées). La Gestapo, à la suite des arrestations, qui avaient eu lieu précédemment à l’Orchestre Rouge, essayait-elle d’établir qu’il y avait « collusion » entre nos organisations ? Encore à présent, pour moi, ce point n’est pas élucidé. Je donne ceci à tire d’information.

Une autre fois, à brûle-pourpoint, Max me demanda de die ce que je savais de Régine Orfinger (sans pourtant faire allusion à ce qu’elle fut mon courrier précédemment et avait cessé de l’être depuis plusieurs mois).

Toujours la pression psychologique, pensais-je : prétendre tout connaître de mes activités. Comme je ne répondais rien selon l’accoutumée, Lucien Orfinger, son mari, un ami d’enfance à moi, partisan armé, arrêté en mai 1943 et qui fut fusillé en février 1944 à Breendonck, fut introduit et il nous fut demandé de nous reconnaître mutuellement. Nous répondîmes tous deux simultanément par la négative, tous deux très calmement. Ce jour, l’interrogatoire en resta là : visiblement, il y avait eu tentative d’amener un de nous deux, ou tous les deux, à se « découvrir » par un geste de surprise, ou même par un mouvement d’amitié qui aurait été compréhensible, mais qui aurait pu faire croire à l’autre que l’on « cédait ». Encore une fois, la manœuvre « psychologique » avait échoué.

J’ai signalé plus haut que lors des derniers interrogatoires, à la tactique habituelle étaient venus s’ajouter des propos d’un ton quelque peu nouveau. Max se fit alors presque implorant, en sollicitant que simplement, je reconnaisse ce que je savais parfaitement être connu de la Gestapo, sans qu’il en résulte le moindre dommage supplémentaire pour l’organisation des Partisans.

La justification donnée par Max et par Vits était de ne pas rendre impossibles leurs « bonnes intentions », de leur permettre de me sauver de l’exécution par des aveux sans aucune conséquence pour l’organisation, aveux dont ils feraient état pour obtenir la clémence du « Général ».

Ainsi, un jour je fus amené, non dans un bureau, mais au Bunker, visiblement pour m’impressionner en suggérant que la torture pourrait recommencer. Vits était seul. Il me montra du doigt le fameux dossier, en répétant qu’il contenait « tout » à mon sujet et qu’il allait me le démonter. Il me suffirait de reconnaître les faits bien établis par leurs renseignements, de ma participation à l’action clandestine, pour avoir la vie sauve. Et, ouvrant le dossier, il commence par des allusions à une de mes activités avant-guerre, en tant que militant de la section de Schaerbeek du Parti Communiste, en citant à ce propos le nom de Stubbe, un communiste connu dans la localité et qui avait été arrêté par l’occupant dès 1941, je crois même le 22 juin 1941.

Je pensais qu’il s’agissait d’un préambule destiné à montrer qu’effectivement la Gestapo en connaissait beaucoup, et pour constituer un dossier dans le cas d’un procès public destiné à démontrer que l’action clandestine des communistes sous l’occupation, avait été précédée dès avant la guerre par une propagande antihitlérienne, antiallemande, comme les nazis disaient.

Mais je ne me tracassais pas outre mesure pour m’expliquer cette étonnante rétrospective, décidé que j’étais à n’entamer aucune « discussion » compromettante. Puis Vits, compulsant le dossier, me cite deux ou trois noms de communistes arrêtés en 1941 et 1942, en me demandant de confirmer que j’avais été en rapport avec eux. Étonnamment, il ne fait aucune allusion à la résistance armée de ces années, ni à des Partisans arrêtés. Il n’est question que de la résistance communiste « civile ». Je me disais bien que ce n’était qu’un début et que le reste allait suivre. Mais après très peu de temps, devant mon attitude de refus de « discussion » Vits s’énerve, se lève et me répète pour la xième fois : « Vous l’aurez voulu. Vous allez être fusillé ».

Enfin, le jour suivant, Max, seul aussi, me demanda de seulement de confirmer qu’en tant que Chef d’Etat-Major national, Commandant national-adjoint, je reconnaissais les actions qui avaient été effectuées et revendiquées publiquement dans les communiqués de l’organisation des Partisans, parus d’ailleurs dans notre bulletin. Devant mon refus d’acquiescer à cette demande, Max se fâche, ou fait semblant de se fâcher à nouveau, en disant que lorsque nous étions en liberté, nous revendiquions hautement nos exploits « terroristes » mais qu’une fois pris, je n’avais plus le même courage.

Décidément, j’aurais tout entendu : être accusé de lâcheté par un gestapiste, parce que je refusais de « collaborer » : de nouveau faire agir un « ressort psychologique », cette fois l’affront d’un prétendu manque de courage. Cela ne manquait pas d’habileté, mais je n’étais pas dupe un instant.

Pour être tout à fait complet, et pour qu’il n’y ait aucun doute, j’étais décidé, en cas de procès, à prendre sur moi toute la responsabilité des actions menées sous mon commandement, et ce sans compromettre aucun de ceux qui les avaient réalisées, et en les justifiant par la légitimité de notre combat.

Mais l’interrogatoire cessa, Max répétant que je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même lorsque je serais conduit au peloton d’exécution, alors que « les dirigeants du Parti, eux, seront vivants pour continuer à faire de la politique après la guerre ». Et d’ajouter : « En voilà assez. Vous serez fusillé : si vous changez d’avis dans les prochains jours, s’il n’est pas trop tard pour vous, demandez une entrevue par l’intermédiaire du commandant du camp ».

Et je fus ramené dans la chambrée, persuadé, comme depuis le début, qu’effectivement, je serais fusillé.

Je m’expliquai le déroulement de cette dernière phase des interrogatoires, de la façon suivante. Au début de cette phase, il s’était passé une quinzaine de jours depuis mon arrestation. Si les mesures de précaution prescrites avaient été prises en temps voulu, y compris certaines mutations, des révélations n’auraient plus d’utilité en pratique. Le maintien de la pression pour obtenir des « aveux » répondait donc certainement à d’autres préoccupations.

Par exemple, Max ne voulait peut-être pas rester, devant ses supérieurs, devant « le Général » sur un constat d’échec, lui qui se vantait tellement de son « efficacité ». Il fallait donc m’influencer pour me faire « avouer » même des faits sans aucune importance quant à la suite de tels aveux. D’autre part, des aveux, la reconnaissance de certains faits, même archiconnus de la Gestapo, auraient été de nature à me discréditer, notamment dans un procès public, où « les quatre membres du Bureau politique » seraient apparus comme des liquidateurs du Parti Communiste et des Partisans armés : faire état d’« aveux » de ma part serait considéré comme l’alignement du Commandant national-adjoint, Chef d’Etat-major national, sur les positions des quatre membres du Bureau politique, y compris sur l’ « ordre militaire » donné par le Commandant national.

Enfin, peut-être que Max espérait encore, par l’étape d’aveux « anodins » m’amener insidieusement à révéler des données encore inconnues de la Gestapo, ou bien encore valables si l’organisation n’avait pas pris toutes les mesures de précaution en temps voulu.

D’où un certain changement de tactique de la part de Max qui, tout en maintenant les menaces de mort, se faisait à d’autres moments soi-disant « conciliant », « compréhensif », « défenseur de mon intérêt, de ma survie ».

LE CAMP, LA CHAMBRE 6 … DANS L’ATTENTE DE LA MORT

Je ne devais plus revoir Max. Quant à Vits, je l’apercevrai en septembre 1944 au camp de concentration de Buchenwald, dans des circonstances dont je parlerai plus loin.

Se déroula alors pendant de longs mois, ma vie d’arrestant à Breendonck. Je ne répéterai pas ici ce qui a déjà été dit par d’autres prisonniers politiques de Breendonck : la nature des différents sévices, le sadisme des SS parmi lesquels se distinguèrent des « Belges » tels Weiss et Debodt, les vexations et les coups, les séances de « Hinlegen… Aufstehen ! » dans la chambrée avec les corps entassés, serrés, amenant à des coups portés involontairement entre détenus, les interventions brutales du « Lieutenant » le matamoresque Prauss, dit « Mathurin » entre détenus (« Ich gehe über Leichen « = « Je marcherai sur des cadavres » et « Vous n’êtes pas des hommes mais seulement des détenus), le travail de terrassement épuisant aggravé par les coups, le sac pesant imposé dans certains cas, les « appels » dans la cour, souvent prolongés par tous les temps, la nourriture tellement insuffisante qu’elle amenait non seulement un amaigrissement considérable, mais encore des séquelles physiologiques permanentes, toutes les atteintes à notre dignité, et combien d’autres : on n’en finirait pas de détailler tout ce qui faisait le système concentrationnaire de ce qui a été un des plus terribles camps nazis.

Je ne donnerai ici que quelques souvenirs personnels, sortant de la routine écrasante du camp, donnés avec ce que j’en ai ressenti à l’époque.

Tout d’abord sur la situation d’arrestant en chambrée que j’étais. Dans l’optique de l’organisation nazie, la détention en cellule ou en « arrestant » en chambrée, signifiait que le détenu était qualifié comme particulièrement dangereux (aux yeux de la Gestapo, considéré comme cadre « terroriste » particulièrement dangereux, ou lié même indirectement à une organisation terroriste , tels certains cadres du Parti Communiste se consacrant pourtant uniquement à la résistance « civile » politique, de propagande contre l’occupant, d’aide aux réfractaires et aux Juifs, etc.). Par ailleurs, il me semble qu’en mettant en cellule, ou arrestant en chambrée, la Gestapo visait aussi à avoir à tout moment sous la main le détenu, tant que l’instruction n’était pas considérée comme close, quoique la mise au travail forcé n’ait pas toujours signifié d’office la fin de tout « interrogatoire » ou « confrontation ».

La cellule ou l’arrêt en chambrée signifiait aussi que l’on ne mettait pas les pieds dehors, que l’on ne voyait plus la lumière du jour (les fenêtres étaient « occultées » en bleu sombre), que l’on ne respirait plus une bouffée d’air frais. Pour les détenus en cellule, s’y ajoutait l’isolement total permanent (même la communication avec les cellules adjacentes était difficile et dangereuse) : on a vu comment le fait d’être en chambrée m’a facilité mon activité résistante.

Mais si la Gestapo comptait sur l’effet de la claustration pour déprimer le détenu, il y avait largement compensation, en fait, par suite de l’économie de force physique, d’énergie, et dans la possibilité de pouvoir réfléchir au long de la journée à la meilleure façon d’organiser la résistance, ceci bien entendu, malgré la tension provoquée par l’attente – en principe debout – d’une intrusion de l’un ou l’autre SS auteur de l’un ou l’autre sévice, qui n’était guère plus épargné aux arrestants qu’à ceux mis « au travail forcé ».

Mais surtout, être arrestant ou détenu en cellule (ou l’avoir été) signifiait en général que l’on était particulièrement visé par la Gestapo et donc susceptible d’être un jour ou l’autre mis sur une liste de condamnés à mort (le plus souvent sans « procès » ni « jugement »), quoique ces listes comprirent aussi souvent nombre d’autres catégories de détenus, y compris des otages.

Ensuite, l’impression d’ensemble des détenus de la chambrée 6 où je me trouvais : celle d’une magnifique unité qui m’émeut encore aujourd’hui, rassemblant fraternellement dans le même esprit de résistance à l’ennemi, à son idéologie et à ses pratiques, ouvriers, artisans et intellectuels, otages, résistants « civils » et résistants armés, incroyants et croyants, hommes de toutes les opinions, des communistes, des socialistes, des chrétiens, des libéraux, avec en commun le même refus total du nazisme et de la barbarie, le même espoir de la libération de la nation, dans un monde en tout cas meilleur que celui que nous avions connu avant la guerre et qui avait permis que l’on connaisse la catastrophe que nous vivions. Il y avait la solidarité entre détenus, solidarité sur tous les plans, y compris alimentaire pour venir en aide aux plus mal en point.

Il y avait cette lutte constante pour conserver notre dignité humaine, face à l’avilissement que voulaient les nazis. C’est ainsi qu’il y avait des séances récréatives le dimanche (la surveillance se relâchait), avec chansons, poèmes, récits tirés de romans, de films d’avant-guerre, de l’histoire. Faut-il rappeler que nous ne disposions ni de livres, ni de journaux. Je fus un des promoteurs de ce qu’on pourrait appeler des « cercles d’études » (bien rudimentaires) avec exposés et discussions, en petits groupes selon les affinités, et traitant des sujets les plus divers : histoire, géographie, sciences et techniques, arts, philosophie, économie politique et bien entendu « politique ».

A Buchenwald, avec plus de possibilités, je serai un des protagonistes actifs de ces « cours » et discussions. L’objectif immédiat, comme déjà dit : « maintenir le moral », empêcher la déchéance. J’ai le souvenir très précis du réconfort trouvé dans ces séances, avec le sentiment d’infliger une défaite aux nazis ; malgré les sévices et la terreur, nous conservions notre dignité humaine, de combattants pour une juste cause, « nos pensées restaient libres ». Ce sentiment était largement partagé par les participants, comme ceux-ci me le confirmaient. Et pourquoi ne pas le dire, même si cela pouvait paraître chimérique à l’époque : au travers de ces séances d’études, dans l’espoir que certains d’entre nous soient plus tard rescapés, accroître les connaissances de chacun qui continue la lutte pour le progrès humain.

Il vaut la peine de raconter comment des nouvelles des familles pouvaient parfois parvenir clandestinement aux détenus. Pour certains travaux d’électricité, le Commandant SS du camp avait recours à un ouvrier électricien, De Schutter, habitant dans les environs.

L’organisation des Partisans armés en tout cas – peut-être d’autres aussi – avait établi un contact avec cet électricien et lui remettait de cours messages – généralement oraux. Cet électricien – et que l’on imagine le risque qu’il prenait ainsi – les transmettait à un autre électricien, détenu lui, avec lequel il devait effectuer les travaux d’électricité pour lesquels il était requis. L’électricien détenu communiquait alors l’information à un résistant, originaire de la région aussi, de Malines exactement, Franz Michiels détenu depuis 1941 et travaillant à la cuisine, ce qui lui laissait des occasions de communiquer avec des chambrées. C’était le cas de ma chambrée où le « Zugführer » (chef de chambrée) Norbert van Eynde dit Gaston, résistant détenu depuis 1941, était le neveu du camarade « cuisinier ». Et c’est ainsi que secrètement, le brave Gaston m’apprit la naissance d’une fille. Que ces quatre résistants reçoivent encore ici l’expression de ma gratitude pour leur action.

Des nouvelles parvenaient aussi, comme déjà dit, par les nouveaux arrivés. Ainsi un jour nous apprîmes avec enthousiasme la victoire soviétique sur la Wehrmacht à Smolensk. Les SS furieux de cette nouvelle défaite très importante, furent particulièrement féroces à notre égard. C’est ainsi qu’ils nous firent subir une longue séance de « Hinlegen, aufstehen » au cours de laquelle les coups pleuvaient. Et pourtant notre cœur était en fête. A un certain moment, il y eu un murmure parmi les détenus, c’était un chuchotement d’encouragement des uns aux autres, et de défi aussi : « Smolensk … Smolensk … Smolensk… ».

Un jour, alors que se déroulait fans la cour face à la chambrée l’appel des détenus « mis au travail forcé », un militaire de la Wehrmacht, me paraissant âgé de 40 à 50 ans, entra dans la chambrée où j’étais alors seul arrestant, me salua de la tête avec sympathie et alla à la fenêtre. Il regarda par une petite éclaircie faite par les détenus dans l’occultation de la fenêtre, précisément pour pouvoir observer ce qui se passait dans la cour. Il prit alors sa tête dans ses mains et bougea celle-ci dans un geste de compassion. Après une ou deux minutes, il se tourna vers moi en hochant à nouveau la tête, visiblement pour me faire comprendre combien il désapprouvait les traitements que l’on nous faisait subir : manifestation modeste de sympathie, mais combien réconfortante de constater que, même sous l’uniforme ennemi, il y avait des antifascistes.

Avec la nuit de Noël 1943, utilisant le relâchement de la surveillance, le résistant Dumonceau parvint à sortir de sa cellule et tenta de forcer les barrages vers la sortie. Nous entendîmes de la chambrée le terrible remue-ménage des gardes arrivant en renfort, les hurlements, les cris de Dumonceau. Pendant plusieurs jours il sera frappé à tel point qu’un détenu l’aperçut alors inconscient, probablement dans un état comateux, le visage méconnaissable, « amas de chair sanglante ». Dumonceau sera fusillé quelques jours plus tard.

Et j’en viens à une des « fonctions » de Breendonck, selon la conception de l’occupant : celle d’une « réserve » dans laquelle était pris qui devait figurer sur les listes de ceux qui devaient être exécutés (par fusillade le plus souvent, par pendaison parfois) pour satisfaire à la publicité donnée par la Propaganda Abteilung (et les media collaborateurs) au terrorisme d’État nazi.

Nous étions tous menacés : résistants armés, résistants « civils », otages, comme l’expérience le démontrait, mais avec bien entendu un risque plus grand pour les cadres dirigeants de la résistance armée.

Dans l’atmosphère de terreur constante du camp, les jours d’exécution de détenus étaient d’une tension particulièrement grande. Le travail forcé cessait. Tous les détenus étaient ramenés dans les chambrées et celles-ci bouclées. La garde était renforcée et un relatif silence s’établissait alors. Dans la cour passaient les cercueils et le peloton d’exécution de la Wehrmacht. Un groupe d’Allemands se présentait alors dans le corridor longeant les chambrées et les pièces où étaient les cellules. C’était alors de déverrouillage et l’ouverture de la porte, les détenus au garde-à-vous au pied des lits et l’appel du numéro du ou des détenus de la chambrée qui allaient mourir.

C’était alors les portes refermées et verrouillées, je ne sais quelles formalités se déroulant dans le corridor, puis le départ de la colonne peu après, la salve du peloton. Les détenus des chambrées avaient attendu ce moment debout, dans le recueillement. Norbert van Eynde résuma un jour nos pensées : « Encore de bons camarades qui sont tombés ».

Dès le moment de mon arrestation, le 9 juillet 1943, je ne me faisais pas d’illusions quant à mon sort, et toutes les menaces précises proférées par Max et Vits à mon égard, ne pouvaient que confirmer cette opinion que je serais un jour ou l’autre, un des appelés à l’exécution.

Furent appelés ainsi mes proches subordonnés des Partisans (et ceci n’est pas un ordre chronologique dont je ne me souviens plus) : Ameye, Bruno Weincast, Florimont De Bruyn, Jean Moetwill, et aussi Lucien Orfinger dont j’ai parlé plus haut.

Sur Moetwill, je tiens à signaler un fait témoignant de son courage, dans cet instant où ce sort s’abattit sur lui. Quelques semaines auparavant, il avait été transféré dans la même chambrée 6 où j’étais. Un jour d’exécution, notre porte s’ouvre et le numéro de Moetwill est appelé. Celui-ci s’avance la tête haute. La porte se referme. Dans le corridor, un des appelés se met à crier comme pris d’une « crise de nerfs » : la voix de Moetwill s’élève et, d’après ce que je comprends, Jean appelle à la dignité face à l’ennemi.

Enfin, un jour les quatre membres du Bureau Politique sont partis de Breendonck, vers un camp de concentration en Allemagne. Pour moi, cet événement avait une double signification. D’abord, et c’est réjouissant, cela signifiait que l’occupant nazi avait renoncé à procéder à un simulacre de procès public qui aurait eu pour but de démoraliser la Résistance, notamment en tentant de discréditer le Parti Communiste et la direction des Partisans, par l’utilisation de l’attitude des quatre membres du Bureau politique. Par contre, pour moi personnellement, cela signifiait que la menace d’être exécuté restait entière et se trouvait même confirmée.

Mais les semaines passaient. Et on arriva fin avril ou début mai 1944 : le travail forcé habituel fut suspendu. Les SS montrent une grande nervosité. Sous la garde de SS, tous les occupants des chambrées, arrestants compris, sont alors mis dans l’enceinte du fort à un travail « de nettoyage » pendant trois ou quatre jours, apparemment comme si le Commandant du camp voulait faire place nette et notamment faire disparaître les traces des exactions et des crimes commis, y compris dans l’emplacement du lieu d’exécution.

Puis c’est l’annonce que nous allons être transférés, selon l’humour noir du Lieutenant SS Prauss, dans un « sanatorium » en Allemagne : nous savions évidemment qu’il s’agissait d’un autre camp de concentration.

C’est alors l’appel nominal, sauf pour quelques détenus qui sont restés encore quelque temps à Breendonck, le transfert à une gare et le transport en wagons à bestiaux vers Buchenwald. A l’appel nominal, je suis encore appelé par mon faux nom : Paul Gilles !

Nous attribuâmes ce transport à l’approche à l’Ouest, de grands et heureux événements : débarquement allié, insurrections nationales peut-être. Mais d’autre part, cela signifiait que nous restions dans les griffes de l’ennemi, dans son réduit, jusqu’à la fin de la guerre, avec toutes les conséquences qui en résultaient en fait de dégradation physique et de mort.

Sans aller ici plus avant sur ce transport à Buchenwald et sur le séjour dans ce camp, il me faut encore signaler un fait y survenu qui se rattache à mon séjour à Breendonck.

Peu après notre arrivée au camp de Buchenwald, nous fûmes autorisés à écrire à nos familles et à recevoir des colis sous certaines conditions. Mais j’étais inscrit sous le nom de Paul Gilles. Sur conseil, et avec l’aide de camarades antifascistes allemands détenus, ma véritable identité remplaça la fausse dans le registre de la Schreibstube.

En septembre 1944, je tombai gravement malade, atteint de scarlatine, et entrai au « Revier » (infirmerie) où je fus « hospitalisé » dans les conditions que l’on imagine, dans une salle de contagieux de toutes sortes. Malgré le dévouement de l’infirmier, détenu antifasciste allemand, j’étais dans un état lamentable.

Un jour j’entendis appeler « Grippa ». Comme je pouvais, je me dressai à moitié et répondis « Ja ». Que vois-je ? A moins de mètre de la porte, Vits entouré de deux autres personnages. Il me jette un coup d’œil, converse à voix basse avec ses congénères et s’en va.

Les « interrogatoires » allaient-ils reprendre une fois éventuellement rétabli ? Peu probable, car quelle utilité encore pour la Gestapo de Bruxelles, de continuer ses « activités », Bruxelles et la plus grande partie du pays étant libérées de l’occupation nazie ?

Contrôle de mon identité, étant donné le changement opéré dans les registres ? Peu probable encore, car pourquoi trois gestapistes feraient-ils le voyage de Buchenwald pour contrôler si le « Paul Gilles » de Breendonck était bien le « Grippa » de Buchenwald, alors que pour la Gestapo il était bien établi depuis longtemps qu’il s’agissait de la même personne.

A moins que ce « contrôle » n’ait eu lieu quand même du fait que je restais sur une liste de « réserves » de détenus belges à exécuter le cas échéant. Qu’une telle liste existât me semble prouvé puisque quelques jours plus tard, des résistants belges furent encore exécutés.

Peut-être n’ai-je dû mon salut à ce moment qu’au fait que Vits m’a considéré comme moribond ?

Mais finalement, il s’agit d’interrogations qui n’ont d’importance historique que pour montrer que la « Gestapo de Bruxelles » continua à intervenir contre les Belges, même après la libération du pays.

Jacques Grippa – 20 janvier 1981


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