Shankara a produit une doctrine classique de l’hindouisme, une nouvelle forme de brahmanisme où les castes étaient réintégrées, l’ordre ancien était de retour, et le bouddhisme, cet ennemi idéologique, était vaincu.

Malgré cela, voilà ce que nous lisons dans le Bhāgavata Purāṇa, la légende éternelle et divine du Dieu Suprême, qui se compose de dix-huit mille vers écrits entre le 9ème et le 10ème siècle (mais qui existaient auparavant de manière orale) :

« Ni le Yoga ni le Samkhya ni le dharma ni l’étude des Védas, ni la sobriété religieuse ni l’abandon de soi ne Le ravissent (si pleinement) qu’une intense dévotion. Moi, qui suis le Soi bien-aimé des vertueux, ne peux être saisi (qu’) à travers une dévotion absolue et pleine de révérence.

La dévotion entièrement dirigée vers Lui absout même les Svapakas (qui cuisinent et mangent la chair des chiens) du stigmate qui leur est apposé dès la naissance. »

En effet, l’hindouisme n’avait triomphé que dans la forme. La perspective de Shankara n’a pas été suivie car elle était trop rigide, trop uniforme et pas adaptée aux multiples situations locales qui nécessitaient l’intégration de divinités spécifiques.

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Nous trouvons donc, en compétition idéologique avec Shankara, Madhvacharya (1199-1278) et Ramanuja (1017-1137), qui ont développé un système non-dualiste.

Alors que Shankara appelait à rejoindre le « Un » car tout le reste n’est qu’illusion, exactement comme Platon et son allégorie de la caverne, Madhvacharya et Ramanuja faisaient la promotion d’un système dualiste traditionnel.

Selon eux, il y avait l’univers d’un côté et Dieu de l’autre, et les êtres humains devaient prier Dieu le seigneur de l’univers.

Nous sommes ici dans le domaine du vaïshnavisme, le culte de Vishnou ; mais nous trouvons aussi, parallèlement à cela et à a même période, le « shivaïsme », le culte de Shiva.

Le shivaïsme était très répandu sans être aussi puissant, et idéologiquement plus présent aux limites de l’Inde antique, notamment au Cachemire ; il était principalement connecté aux pratiques magiques et mystiques qui avaient encore cours à l’époque.

La célébration de Shiva s’accompagnait par exemple du culte du lingam, le phallus en tant que symbole d’énergie ; Shiva était en fait un dieu pré-védique, puis il a été intégré dans les védas par assimilation avec le dieu védique Rudra, un processus qui s’est achevé dans le Shvetashvatara Upanishad.

Le vaïshnavisme était la forme populaire de l’hindouisme : jusqu’à ce jour, le système « non-dualiste » de Shankara, bien que très estimé, n’a jamais bénéficié d’une vraie popularité. Le vaïshnavisme était si populaire qu’il était lié au mouvement de la « Bhakti » (« portion », « part », « dévotion », « attachement à », etc.).

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Comme nous l’avons vu dans la citation ci-dessus, le mouvement de la Bhakti acceptait la théologie hindouiste, mais rejetait plus ou moins les castes, et même les rituels védiques, au nom d’une connexion directe avec un dieu, au moyen du chant, de la prière, de la dévotion etc.

Le phénomène le plus étonnant ici est que le mouvement de la Bhakti, malgré ces positions, ait pu être intégré à l’hindouisme, et exister pacifiquement aux côtés de la tradition orthodoxe.

Comment un mouvement populaire de dévotion au dieu unique et accessible à tous, a-t-il pu coexister avec la tradition orthodoxe ?

C’est parce que le mouvement de la Bhakti était l’expression de l’évolution historique de l’idéologie féodale et de sa base sociale. L’hindouisme orthodoxe était l’idéologie des villages, mais partout où les traditions étaient enchevêtrées dans des situations complexes, nous trouvons l’approche de la Bhakti, qui est en fait un équivalent du christianisme européen du haut moyen-âge.

L’hindouisme orthodoxe a du accepter cela, afin de protéger ses propres traditions des mouvements de masse, mais aussi parce que la Bhakti était un front idéologique de mobilisation de masse permettant de contenir l’avancée de l’Islam.

Alors que dans l’hindouisme orthodoxe c’est le clergé qui est en position centrale, dans le mouvement de la Bhakti c’est la société entière, c’est-à-dire les dirigeants locaux ; on vénérait le dieu suprême, que ce soit sous sa forme propre, sous la forme d’autres sous-dieux ou déesses, ou même sous la forme d’un professeur, d’un « gourou ».

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Alors que Shankara appelait à comprendre de façon plutôt rationnelle la vacuité de l’ego, la Bhakti expliquait que l’amour pour Dieu permettait de fusionner avec lui, dans une perspective mystique, car nous vivons dans le dernier yuga, le dernier cycle d’une période de 4,1 à 8,2 milliards d’années où l’univers est détruit et recréé.

Ici, l’influence du soufisme musulman est manifeste puisqu’on y retrouve le rapport individuel à Dieu, alors qu’auparavant Dieu était une entité équivalente à l’univers, donc distant et inaccessible, mis à part pour les âmes pures.

Avec la Bhakti tout le monde pouvait « fusionner » avec Dieu à travers l’adoration, les prières, les chants collectifs, etc. Ce qu’on appelle la mouvance « Hare Krishna » en Europe et aux États-Unis est basée sur la tradition Bhakti, le but des disciples étant de ressembler à Radha, la femme aimée du dieu suprême Krishna.

Le mouvement de la Bhakti n’appelait pas à l’anéantissement de l’ego, mais à sa rencontre avec le suprême. Son concurrent n’était pas le bouddhisme, c’était l’Islam, dans la situation concrète de l’Inde à l’apparition du féodalisme.

Citons ici le grand mathématicien Damodar Dharmananda Kosambi (1907-1966), qui était aussi un historien. Citons ici sa compréhension du matérialisme dialectique et soulignons-en la valeur :

« Le matérialisme dialectique soutient que la matière est primordiale et que les propriétés de la matière sont inépuisables. L’esprit est un aspect de la matière en tant que fonction du cerveau, les idées ne sont donc pas des phénomènes primaires, mais plutôt le reflet de processus et de changements matériels de la conscience humaine, qui est elle-même un processus matériel.

En définitive, les idées se forment à partir de l’expérience humaine.

La matière n’est pas inerte, mais dans un état permanent d’interaction et d’échange ; c’est un processus complexe plutôt qu’un agrégat de choses. A chaque niveau il y a cette caractéristique inhérente du changement, cette « contradiction interne », qui mène à une négation (pas nécessairement unique) de ce niveau ou de cette condition. » (Exasperating Essays: Exercises in Dialectical Method).

Citons ici son ouvrage Aspects économiques et sociaux de la Bhagavad-gītā :

« Pourtant, le Gita contenait quand même une innovation parfaitement adaptée aux besoins de cette dernière période : la Bhakti, l’adoration personnelle. Pour qui avait composé cette œuvre, la Bhakti était le moyen de justifier que tous les points de vue dérivent de la même source divine.

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Comme nous l’avons constaté par la suite avec le plutôt insipide Anu-Gita, cela n’a pas suffit à l’époque. Mais avec la fin des grands empires personnels en vue, – celui de Harsa étant le dernier – le nouvel État devait être féodal de haut en bas.

L’essence du féodalisme pleinement abouti, c’est la chaîne de loyautés personnelles qui relie le servant à l’intendant, le métayer au seigneur et le baron au roi ou à l’empereur.

Il ne s’agit pas de loyauté au sens abstrait, mais sur les bases solides des moyens et des rapports sociaux de production : la propriété foncière, le service militaire, la collecte des impôts et la conversion par les magnats de la production locale en marchandise. Assurément, ce système n’aurait pas pu exister avant la fin du 6ème siècle.

Le mot-clé est samanta, qui en 532 signifiait encore « dirigeant local », et qui en 592 avait pris le sens de « baron local ». Les nouveaux barons était responsables personnellement devant le roi, et faisaient partie d’un mécanisme de collecte d’impôts.

Le roi Manusmrti, par exemple, n’avait pas de samantas ; il devait tout administrer lui-même, directement ou par le biais d’agents dépourvus de statut indépendant.

Le développement approfondi du féodalisme « par en bas » requérait à l’échelle du village une classe d’individus qui avaient des prérogatives sur la terre (en matière de culture, d’occupation ou de propriété héréditaire) et qui effectuaient un service militaire spécial ainsi qu’un service de perception d’impôts.

Pour assurer la cohésion de ce type d’État et de société, la meilleure religion est celle qui promeut la Bhakti, la foi personnelle, même si l’objet de dévotion a des défauts évidents. »

Avec la Bhakti, l’hindouisme a trouvé le moyen de faire la promotion de Dieu en général grâce à la dévotion personnelle qui élimine toute perspective rationnelle ; l’Inde a pu s’enfoncer dans le féodalisme avec cette religion coexistant avec l’hindouisme orthodoxe, ce dernier étant l’expression de la continuation du système des villages de l’Inde antique.


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