Dans l’œuvre posthume La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, on trouve exposé par Edmund Husserl le concept de « monde de la vie ».

Il n’est pas bien difficile de voir que toutes les œuvres d’Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Martin Heidegger, Theodor Adorno, Herbert Marcuse… ne font que décliner ce concept vitaliste emprunté à Wilhelm Dilthey (1833-1911).

Par « monde de la vie », il faut comprendre le monde des egos subjectifs, qui est le seul à avoir du sens, la réalité n’étant que le support de celle-ci :

« Le contraste entre le subjectif du monde de la vie et le monde « objectif », le monde « vrai », consiste alors en ceci que ce dernier est une substruction [construction servant de base à une construction] théorético-logique, la substruction de ce qui par principe n’est pas perceptible, de ce qui par principe, dans son être soi-même propre, ne peut pas être éprouvé, tandis que le subjectif du monde de la vie est caractérisé de part en part précisément par ceci qu’il peut être effectivement éprouvé.

Le monde de la vie est un domaine d’évidences originelles. »

Le principe de « monde de la vie », Lebenswelt, est à la fois une conclusion logique de la démarche d’Edmund Husserl et une expression de la contradiction de la bourgeoisie tchèque en affirmation anti-féodale mais basculant immédiatement dans la modernité.

L’affirmation bourgeoise tchèque affirme en effet la libération face à la féodalité (cléricale et autrichienne), mais bascule directement dans la systématisation capitaliste massive. Ce fut un traumatisme produisant toute une série d’auteurs philosophiques et littéraires, souvent dans la combinaison des deux.

Edmund Husserl, dans les années 1930, exprime donc cette fracture dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, en fait une conférence donnée à Vienne les 7 et 10 mai 1935 sous le titre de La philosophie dans la crise de l’humanité européenne. Le « monde de la vie » est la notion clef.

Edmund Husserl

Edmund Husserl pose que le développement des sciences n’a pas permis l’avènement d’un positivisme libéral et progressiste. De plus, les immenses troubles de l’époque montrent bien qu’on ne va pas dans le sens d’une société permettant l’affirmation des egos absolus.

Edmund Husserl présente de la manière suivante l’alternative se présentant selon lui, dans les dernières lignes de cette œuvre :

« La crise de l’existence européenne n’a que deux issues : soit la décadence de l’Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l’hostilité à l’esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à l’héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme.

Le plus grand danger pour l’Europe est la lassitude.

Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des danger, en bons Européens que n’effraye pas même un combat infini et, de l’embrasement anéantissant de l’incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mission humanitaire de l’Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d’une intériorité de vie et d’une spiritualité nouvelles ressuscitera, gage d’un avenir humain grand et lointain : car seul l’esprit est immortel. »

C’est qu’Edmund Husserl représente à la fois l’affirmation bourgeoise tchèque voulant généraliser le capitalisme et, de par le retard historique, en même temps le constat d’une systématisation générale du point de vue capitaliste.

Pour cette raison, si Edmund Husserl appelle à sauver la civilisation européenne en se tournant vers « le monde de la vie », il faut bien saisir que par civilisation il entend non pas la réalité matérielle, mais bien l’ensemble des egos absolus baignant dans cette « civilisation », en fait le mode de production capitaliste.

Il faut bien comprendre que la réalité est toujours chez Edmund Husserl non pas « réelle », mais perçue par la conscience et donc réelle… Dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, il dit par exemple que :

« Le monde-ambiant historique des Grecs n’est pas le monde objectif, dans notre sens, mais c’est leur « représentation du monde », c’est-à-dire leur façon subjective propre de donner valeur à l’ensemble des effectivités qui, dans ce monde-ambiant, valaient pour eux. »

Le cul-de-sac de la civilisation européenne tient donc à une dimension concernant la conscience ; il ne faut pas voir ni en Edmund Husserl ni en Martin Heidegger des critiques de la réalité, des partisans d’un retour à la nature, etc. Ce sont des spiritualistes et pour eux la crise est, par définition même, crise de la conscience, crise existentielle au sens de crise spirituelle.

La crise tient à ce que les consciences sont constitués de leur activité tournée vers le monde et que le monde lui-même n’est constitué que par des rapports à ces consciences. On n’a pas de nature, mais des choses constituant la conscience et constitués en même temps par la conscience, ce qui est une tautologie précipitant forcément toute philosophie à ce sujet dans une crise générale.

Edmund Husserl appelle à résoudre cette crise en dénonçant le matérialisme jusqu’au bout, c’est-à-dire en soumettant les différentes sciences aux consciences, au nom de la primauté du « monde de la vie » où peuvent puiser les consciences.

C’est là un total mysticisme : il y aurait un monde intérieur au monde, une sorte de socle spirituel sur lequel s’appuyer pour redynamiser les mois absolus ! Edmund Husserl dit lui-même qu’il n’a aucune idée comment même saisir ce « monde de la vie » :

« À vrai dire, comment le monde de la vie doit-il devenir un thème indépendant, cela nous ne le savons pas encore. Nous sommes ici des débutants absolument. »

La quête de ce monde devient prétexte à un romantisme « phénoménologique », une aventure en réalité totalement vaine, un délire intellectuel pour chercher à compenser l’absence de toute base réelle à ces « mois absolus » qui ne sont que l’allégorie de l’individu atomisé du mode de production capitaliste développé.


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