1. Guerre russo-japonaise. L’essor du mouvement révolutionnaire se poursuit en Russie. grèves de Pétersbourg. Manifestation des ouvriers devant le Palais d’Hiver, le 9 janvier 1905. Fusillade de la manifestation. Début de la révolution.

Dès la fin du XIXe siècle, les États impérialistes avaient engagé une lutte intense pour la domination de l’océan Pacifique et le partage de la Chine. La Russie tsariste, elle aussi, participait à cette lutte.

En 1900, les troupes du tsar, en commun avec les troupes japonaises, allemandes, anglaises et françaises, avaient écrasé avec une férocité inouïe l’insurrection populaire de Chine, dont la pointe était dirigée contre les impérialistes étrangers.

Précédemment, le gouvernement tsariste avait contraint la Chine à céder à la Russie la presqu’île de Liao-Toung avec la forteresse de Port-Arthur.

La Russie s’était réservé le droit de construire des chemins de fer en territoire chinois. Une ligne dite Chemin de fer de l’Est chinois fut construite en Mandchourie du Nord, et des troupes russes amenées pour en assurer la garde.

La Russie tsariste occupa militairement la Mandchourie du Nord. Le tsarisme allongeait le bras vers la Corée. La bourgeoisie russe projetait de créer une « Russie jaune » en Mandchourie.

Mais, au cour de ses conquêtes d’Extrême-Orient, le tsarisme se heurta à un autre rapace, le Japon, qui s’était rapidement transformé en pays impérialiste et visait, lui aussi, à conquérir des territoires sur le continent asiatique, en premier lieu aux dépends de la Chine.

Tout comme la Russie tsariste, le Japon voulait accaparer la Corée et la Mandchourie.

Dès ce moment, il rêvait de mettre la main sur l’île de Sakhaline et l’Extrême-Orient.

L’Angleterre, qui redoutait de voir la Russie tsariste renforcer sa domination en Extrême-Orient, soutenait secrètement le Japon.

La guerre russo-japonaise était imminente.

Le gouvernement tsariste était poussé à cette guerre par la grosse bourgeoisie en quête de nouveaux débouchés, ainsi que par la partie la plus réactionnaire des propriétaires fonciers.

Sans attendre une déclaration de guerre de la part du gouvernement tsariste, le Japon engagea le premier les hostilités. Il disposait d’un bon service d’espionnage en Russie, et il avait calculé que, dans cette lutte, il aurait affaire à un adversaire impréparé.

Sans déclarer la guerre, le Japon attaqua donc subitement, en janvier 1904, la forteresse russe de Port-Arthur et infligea de lourdes pertes à la flotte russe qui s’y trouvait.

C’est ainsi que commença la guerre russo-japonaise.

Le gouvernement tsariste comptait que la guerre l’aiderait à consolider sa situation politique et à arrêter la révolution.

Mais il se trompait dans ses calculs. La guerre ébranla encore davantage le tsarisme.

Mal armée et mal instruite, dirigée par des généraux vendus et incapables, l’armée russe essuya défaite sur défaite.

La guerre enrichissait capitalistes, hauts fonctionnaires et généraux. Partout fleurissait le vol.

Les troupes étaient mal ravitaillées. Alors qu’on manquait de munitions, l’armée recevait, comme par dérision, des wagons d’icônes [Objets du culte, images de dieux ou de saints. (N. des Trad.)].

Le soldats disaient avec amertume : « Les japonais nous régalent avec des obus ; nous autres, on les régale avec des icônes. »

Au lieu d’évacuer les blessés, des trains spéciaux emportaient le butin volé par les généraux tsaristes.

Les Japonais investirent, puis enlevèrent la forteresse de Port-Arthur. Après avoir infligé une série de défaites à l’armée tsariste, ils la mirent en déroute sous Moukden.

L’armée tsariste, qui comptait trois cent milles hommes, perdit dans cette bataille près de cent vingt mille tués, blessés et prisonniers.

Et ce fut la débâcle ; dans le détroit de Tsou-Shima fut anéantie la flotte tsariste dépêchée de la Baltique à la rescousse de Port-Arthur investi.

La défaite de Tsou-Shima s’affirma une catastrophe totale : sur vingt bâtiments de guerre envoyés par le tsar, treize furent coulés ou détruits, et quatre capturés. La Russie tsariste avait définitivement perdu la guerre.

Le gouvernement du tsar se vit contraint de signer une paix honteuse.

Le Japon s’emparait de la Corée, enlevait à la Russie Port-Arthur et une moitié de l’île de Sakhaline.

Les masses populaires n’avaient pas voulu cette guerre ; elles se rendaient compte du préjudice qu’elle causerait à la Russie.

Le peuple payait cher l’état arriéré de la Russie tsariste !

L’attitude des bolchéviks et des menchéviks n’était pas la même devant la guerre.

Les menchéviks, Trotski y compris, avaient glissé sur des positions jusqu’auboutistes, c’est-à-dire vers la défense de la « patrie » du tsar, des propriétaires fonciers et des capitalistes.

Lénine et les bolchéviks, au contraire, estimaient que la défaite du gouvernement tsariste dans cette guerre de rapine serait utile, car elle aboutirait à affaiblir le tsarisme et à renforcer la révolution.

Les défaites de l’armée tsariste révélèrent aux grandes masses du peuple la pourriture du tsarisme.

La haine que les masses populaires portaient au tsarisme s’aviva de jour en jour.

La chute de Port-Arthur marqua le début de la chute de l’autocratie, écrivait Lénine.

Le tsar avait voulu étouffer la révolution par la guerre. C’est le contraire qui se produisit. La guerre russo-japonaise hâta la révolution.

Dans la Russie des tsars, l’oppression capitaliste se trouvait aggravée du joug du tsarisme.

Les ouvriers souffraient non seulement de l’exploitation capitaliste et du labeur écrasant, mais aussi de l’arbitraire qui pesait sur le peuple entier.

C’est pourquoi les ouvriers conscients voulaient se mettre à la tête du mouvement révolutionnaire de tous les éléments démocratiques de la ville et de la campagne contre le tsarisme. Le manque de terre, les nombreux vestiges du servage étouffaient la paysannerie ; propriétaires fonciers et koulaks la réduisaient en servitude.

Les différents peuples de la Russie tsariste gémissaient sous le double joug des propriétaires fonciers et des capitalistes indigènes et russes.

La crise économique de 1900-1903 avait augmenté les souffrances des masses laborieuses ; la guerre les avait encore aggravées.

Les défaites militaires exaspéraient la haine des masses contre le tsarisme. La patience populaire s’épuisait.

Comme on le voit, les causes de la révolution étaient plus que suffisantes.

En décembre 1904, sous la direction du Comité bolchévik de Bakou, les ouvriers de cette ville déclenchèrent une grève imposante, bien organisée.

Le mouvement aboutit à la victoire des grévistes, à la signature d’un convention collective, — la première dans l’histoire du mouvement ouvrier de Russie, — entre les ouvriers et les industriels du pétrole.

La grève de Bakou marqua le début de l’essor révolutionnaire en Transcaucasie et dans plusieurs régions de la Russie.

« La grève de Bakou donna le signal des glorieux mouvements de janvier et de février, qui se déroulèrent par toute la Russie » (Staline).

Cette grève fut comme un éclair avant l’orage, à la veille de la grande tempête révolutionnaire.

Puis, les évènements du 9 (22) janvier 1905, à Pétersbourg, marquèrent le début de la tempête.

Le 3 janvier 1905, une grève éclatait dans la grande usine Poutilov (aujourd’hui usine Kirov), à Pétersbourg.

Elle avait été déterminée par le renvoi de quatre ouvriers et fut bientôt soutenue par d’autres usines et fabriques de la ville.

La grève devint générale. Le mouvement grandissait, menaçant. Le gouvernement tsariste avait résolu de le réprimer dès le début.

Dès 1904, avant la grève de l’usine Poutilov, la police avait crée, à l’aide d’un agent provocateur, le pope Gapone, son organisation à elle parmi les ouvriers : la « Réunion des ouvriers d’usine russes ».

Cette organisation avait des filiales dans tous les quartiers de Pétersbourg. Lorsque éclata la grève, le pope Gapone proposa aux réunions de sa société un plan provocateur : le 9 janvier, tous les ouvriers formeraient un cortège pacifique, avec bannières d’église et effigies du tsar, et se présenteraient devant le Palais d’Hiver pour remettre au tsar une pétition où seraient exposés leurs besoins.

Le tsar, disait-il, se montrerait au peuple, entendrait ses revendications et accorderait satisfaction. Gapone entendait par là aider l’Okhrana tsariste à provoquer le massacre et noyer le mouvement ouvrier dans le sang.

Mais ce plan policier se tourna contre le gouvernement tsariste.

La pétition fut discutée dans les réunions ouvrières ; on y apporta amendements et modifications.

Et dans ces réunions, les bolchéviks eux aussi prirent la parole, sans décliner ouvertement leur qualité de bolchéviks.

Sous leur influence, on introduisit dans la pétition les revendications suivantes : liberté de la presse, de la parole, des associations ouvrières, convocation d’une Assemblée constituante appelée à modifier le régime politique de la Russie, égalité de tous devant la loi, séparation de l’Eglise et de l’État, cessation de la guerre, application de la journée de huit heures, remise de la terre aux paysans.

En intervenant dans ces réunions, les bolchéviks expliquaient aux ouvriers que l’on n’obtient pas la liberté par des requêtes adressées au tsar, mais qu’on la conquiert, les armes à la main.

Les bolchéviks mettaient en garde les ouvriers, leur disant qu’on allait tirer sur eux. Mais ils ne purent empêcher que le cortège ne se dirigeât vers le Palais d’Hiver. Une notable partie des ouvriers croyaient encore que le tsar leur viendrait en aide. Le mouvement emportait les masses, avec une force irrésistible.

La pétition disait :

« Nous, ouvriers de la ville de Pétersbourg, nos femmes, nos enfants et nos vieux parents débiles, venons à toi, notre tsar, pour chercher justice et protection. Nous sommes réduits à la misère, on nous opprime, on nous accable d’un labeur au-dessus de nos forces, on nous inflige des vexations, on ne nous reconnaît pas pour des êtres humains…

Nous avons souffert en silence, mais on nous pousse de plus en plus dans le gouffre de la misère, de la servitude et de l’ignorance ; le despotisme et l’arbitraire nous étouffent… Notre patience est à bout. Le moment terrible est venu pour nous, où il vaut mieux mourir que de continuer à souffrir ces tourments intolérables… »

Le 9 janvier 1905, de grand matin, les ouvriers prirent le chemin du Palais d’Hiver où était alors le tsar.

Ils allaient trouver le tsar par familles entières, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs vieux parents ; ils portaient des effigies du tsar et des bannières d’église, ils chantaient des prières, ils avançaient sans armes.

Plus de 140 000 personnes étaient descendues dans la rue.

Nicolas II leur fit mauvais accueil. Il ordonna de tirer sur les ouvriers désarmés.

Ce jour-là, les troupes tsaristes en tuèrent plus de mille et en blessèrent plus de deux mille. Le sang ouvrier inondait les rues de Pétersbourg.

Les bolchéviks marchaient avec les ouvriers. Beaucoup d’entre eux furent tués ou arrêtés.

Sur place, dans les rues où coulait le sang ouvrier, les bolchéviks expliquaient aux ouvriers quel était le responsable de cet horrible forfait et comment il fallait lutter contre lui.

On donna désormais au 9 janvier, le nom de « Dimanche sanglant ».

Le 9 janvier les ouvriers avaient reçu une sanglante leçon. Ce que l’on avait fusillé ce jour-là, c’était la foi des ouvriers dans le tsar.

Dès lors ils avaient compris qu’ils ne pouvaient conquérir leurs droits que par la lutte.

Dans la soirée même du 9 janvier, des barricades s’élevèrent dans les quartiers ouvriers.

Les ouvriers disaient : « Le tsar a cogné sur nous, à nous de cogner sur le tsar ! »

La nouvelle terrible du sanglant forfait du tsar se répandit partout. La colère et l’indignation étreignirent la classe ouvrière, le pays entier.

Point de ville où les ouvriers ne fissent grève en signe de protestation contre le crime du tsar et ne formulassent des revendications politiques.

Les ouvriers descendaient maintenant dans la rue sous le mot d’ordre : « À bas l’autocratie ! » en janvier, le nombre des grévistes atteignit un chiffre formidable : 440 000.

Il y eut en un mois plus d’ouvriers en grève que dans les dix années précédentes. Le mouvement ouvrier était monté très haut.

La révolution avait commencé en Russie.

**2. Grèves politiques et manifestations ouvrières. Poussée du mouvement révolutionnaire des paysans. Révolte du cuirassé Potemkine.

Après le 9 janvier la lutte révolutionnaire des ouvriers avait pris un caractère plus aigu, un caractère politique.

Des grèves économiques et des grèves de solidarité, les ouvriers passaient aux grèves politiques, aux manifestations ; par endroits, ils opposaient une résistance armée aux troupes tsaristes.

Particulièrement bien organisées et opiniâtres furent les grèves déclenchées dans les grandes villes, où des masses considérables d’ouvriers étaient agglomérées : Pétersbourg, Moscou, Varsovie, Riga, Bakou.

Aux premiers rangs du prolétariat en lutte marchaient les métallurgistes.

Par leurs grèves, les détachements ouvriers d’avant-garde mettaient en branle les couches moins conscientes, dressaient pour la lutte l’ensemble de la classe ouvrière.

L’influence de la social-démocratie grandissait rapidement.

Les manifestations du Premier Mai, en maints endroits, furent suivies de collisions avec la police et la troupe.

À Varsovie, on tira sur une manifestation ; il y eut plusieurs centaines de tués et de blessés.

À ce massacre de Varsovie, les ouvriers, alertés par la social-démocratie polonaise, ripostèrent par une grève générale de protestation.

Durant tout le mois de mai, grèves et manifestations se déroulèrent sans interruption.

Plus de 200.000 ouvriers participèrent aux grèves du Premier Mai en Russie.

Les ouvriers de Bakou, de Lodz, d’Ivanovo-Voznessensk furent entraînés dans la grève générale.

De plus en plus souvent, les grévistes et les manifestants entraient en collision avec la troupe du tsar. Ce fut le cas dans toute une série de villes : Odessa, Varsovie, Riga, Lodz, etc.

La lutte prit un caractère particulièrement aigu à Lodz, grand centre industriel de Pologne.

Les ouvriers de cette ville dressèrent dans les rues des dizaines de barricades ; trois jours durant (22-24 juin 1905), ils livrèrent des batailles de rues aux troupes du tsar.

L’action armée, ici, s’était confondue avec la grève générale. Lénine considérait ces batailles comme la première action armée des ouvriers de Russie.

Parmi les grèves de cet été-là, il convient de noter particulièrement la grève des ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk.

Elle dura de la fin du mois de mai au début du mois d’août 1905, soit presque deux mois et demi.

À la grève participèrent près de 70.000 ouvriers, dont beaucoup de femmes. Le mouvement était dirigé par le Comité bolchévik du Nord. Des milliers d’ouvriers se rassemblaient presque chaque jour, hors de la ville, sur les bords de la rivière Talka.

Là, ils discutaient de leurs besoins. Les bolchéviks prenaient la parole dans ces réunions.

Pour écraser la grève, les autorités tsaristes avaient donné l’ordre aux troupes de disperser les ouvriers par la force et de tirer sur eux. Il y eut plusieurs dizaines d’ouvriers tués et plusieurs centaines de blessés.

L’état de siège fut proclamé dans la ville. Mais les ouvriers tenaient bon.

Avec leurs familles, ils souffraient de la faim, mais, ne se rendaient pas.

Seul l’extrême épuisement les contraignit à reprendre le travail. La grève avait aguerri les ouvriers. La classe ouvrière avait fait preuve de beaucoup de courage, de fermeté, de cran et de solidarité.

La grève fut, pour les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk, une véritable école d’éducation politique.

Durant cette grève, les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk avaient créé un Soviet de délégués qui fui en réalité, un des premiers Soviets de députés ouvriers de Russie.

Les grèves politiques des ouvriers avaient galvanisé tout le pays. Après la ville, la campagne se levait.

Au printemps, les troubles paysans commencèrent. Par foules énormes, les paysans marchaient contre les propriétaires fonciers, saccageaient leurs domaines, les raffineries de sucre et d’alcool, incendiaient les châteaux et les propriétés.

En maints endroits, ils s’étaient emparés de la terre seigneuriale ; ils se livraient à des coupes de bois massives, ils exigeaient que la terre des propriétaires fonciers fût remise au peuple.

Les paysans s’emparaient du blé et des autres denrées des grands propriétaires et les partageaient entre les affamés Terrifiés, les propriétaires fonciers s’enfuyaient à la ville.

Le gouvernement tsariste dépêchait soldats et cosaques pour réprimer les insurrections paysannes. La troupe fusillait les paysans, arrêtait les « meneurs », les fouettait, les torturait.

Mais les paysans continuaient la lutte.

Le mouvement s’étendait, toujours plus vaste, dans le centre de la Russie, dans le bassin de la Volga, en Transcaucasie, en Géorgie surtout.

Les social-démocrates pénétraient de plus en plus profondément dans les campagnes.

Le Comité central du Parti avait lancé une proclamation aux paysans : « Paysans, c’est à vous que nous faisons appel. »

Les comités social-démocrates des provinces de Tver, Saratov, Poltava, Tchernigov, Iékatérinoslav, Tiflis et de nombreuses autres provinces, lançaient des appels aux paysans.

Dans les campagnes, les social-démocrates organisaient des réunions, créaient des cercles d’études pour les paysans, formaient des comités paysans.

En été 1905, des grèves d’ouvriers agricoles organisées par les social-démocrates eurent lieu dans une série de localités.

Mais ce n’était encore là que le début de la lutte paysanne. Le mouvement n’avait gagné que 85 districts, soit à peu près un septième de tous les districts de la Russie d’Europe.

Le mouvement ouvrier et paysan ainsi que les défaites des troupes russes dans la guerre russo-japonaise exercèrent leur influence sur l’armée. Ce bastion du tsarisme fut ébranlé.

En juin 1905, une révolte éclata dans la flotte de la mer Noire, à bord du cuirassé Potemkine.

Celui-ci mouillait non loin d’Odessa, où une grève générale des ouvriers se déroulait.

Les matelots en révolte réglèrent leur compte aux officiers les plus exécrés, et amenèrent le cuirassé dans le port d’Odessa. Le Potemkine se rallia à la révolution.

Lénine attachait à cette insurrection une importance exceptionnelle.

Il considérait que les bolchéviks devaient assumer la direction de ce mouvement et le relier à celui des ouvriers, des paysans et des garnisons locales.

Le tsar dépêcha contre le Potemkine des vaisseaux de guerre, mais les équipages refusèrent de tirer sur leurs camarades insurgés.

Pendant plusieurs jours, on vit flotter sur le cuirassé Potemkine le drapeau rouge de la révolution.

Mais à l’époque, en 1905, le Parti bolchévik n’était pas le seul parti qui dirigeât le mouvement comme ce fut le cas plus tard, en 1917.

Il y avait bon nombre de menchéviks, de socialistes-révolutionnaires et d’anarchistes à bord du Polemkine.

Aussi, malgré la participation de plusieurs social-démocrates à l’insurrection, celle-ci manqua-t-elle d’une bonne direction, d’une direction suffisamment expérimentée.

Dans les moments décisifs, une partie des matelots se mit à hésiter. Les autres bâtiments de la flotte de la mer Noire ne se joignirent pas au cuirassé en révolte.

Manquant de charbon et de vivres, le cuirassé révolutionnaire dut appareiller vers les côtes de Roumanie et se livrer aux autorités roumaines.

L’insurrection du Potemkine se termina par une défaite.

Les matelots qui, par la suite, tombèrent aux mains du gouvernement tsariste, furent déférés en justice. Une partie fut exécutée, l’autre envoyée au bagne.

Mais l’insurrection par elle-même joua un rôle exceptionnel.

C’était le premier mouvement révolutionnaire de niasse dans l’armée et la flotte, c’était la première fois qu’une unité importante des troupes tsaristes passait du côté de la révolution.

Aux masses d’ouvriers, de paysans et surtout aux masses mêmes de soldats et de matelots, l’insurrection du Potemkine avait rendu plus compréhensible et plus familière l’idée de l’adhésion de l’armée et de la flotte à la classe ouvrière, au peuple.

Le passage des ouvriers aux grèves et aux manifestations politiques de masse, l’accentuation du mouvement paysan, les collisions armées du peuple avec la police et la troupe, enfin l’insurrection dans la flotte de la mer Noire, autant de faits attestant que les conditions d’une insurrection armée du peuple étaient en train de mûrir.

Cette circonstance obligea la bourgeoisie libérale à se remuer sérieusement.

Effrayée par la révolution, mais désireuse en même temps d’intimider le tsar par la menace de la révolution, elle recherchait un arrangement avec le tsar contre la révolution et réclamait de petites réformes « pour le peuple », pour « apaiser » le peuple, pour diviser les forces révolutionnaires et prévenir de la sorte les « horreurs de la révolution ».

« II faut tailler de la terre aux paysans, sinon ce sont eux qui nous tailleront », disaient les propriétaires libéraux.

La bourgeoisie libérale s’apprêtait à partager le pouvoir avec le tsar.

« Le prolétariat lutte, la bourgeoisie se faufile vers le pouvoir », écrivait alors Lénine, à propos de la tactique de la classe ouvrière et de la tactique de la bourgeoisie libérale.

Le gouvernement tsariste continuait de soumettre les ouvriers et les paysans à une répression sauvage.

Mais il ne pouvait pas ne pas voir qu’il était impossible de venir à bout de la révolution par la seule répression.

Aussi, en plus des représailles, recourut-il à une politique de manœuvres.

D’un côté, à l’aide de ses provocateurs, il excitait les peuples de Russie les uns contre les autres, organisait des pogroms contre les Juifs et des massacres tataro-arméniens.

D’un autre côté, il promettait de convoquer un « organe représentatif » sous les espèces d’un Zemski Sobor [Assemblée des représentants des castes en Russie. Convoquée aux XVIe et XVIIe siècles pour conférer avec le gouvernement. (N. des Trad.)] ou d’une Douma d’État ; il avait chargé le ministre Boulyguîne d’élaborer le projet de cette Douma, laquelle ne devait cependant pas avoir de pouvoirs législatifs.

Toutes ces mesures n’étaient prises que pour diviser les forces de la révolution et en détacher les couches modérées du peuple.

Les bolchéviks appelèrent au boycottage de la Douma de Boulyguine, en se fixant le but de faire tomber cette caricature de représentation populaire.

Les menchéviks, au contraire, avaient décidé de ne pas faire échec à la Douma ; ils avaient estimé nécessaire d’y entrer.

**3. Les divergences de tactique entre bolchéviks et menchéviks. Le IIIe congrès du Parti. L’ouvrage de Lénine Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. Les principes tactiques du parti marxiste.

La révolution avait mis en mouvement toutes les classes de la société.

Le tournant suscité par la révolution dans la vie politique du pays les avait délogées de leurs vieilles positions traditionnelles et les avait amenées à se regrouper en fonction du nouvel état de choses.

Chaque classe, chaque parti s’efforçait de fixer sa tactique, sa ligne de conduite, son attitude envers les autres classes et envers le gouvernement.

Le gouvernement tsariste lui-même se vit obligé d’adopter une tactique nouvelle et bien éloignée de ses habitudes, promettre la réunion d’un « organe représentatif » : la Douma de Boulyguine.

Le Parti social-démocrate devait également élaborer sa tactique.

Ainsi le voulait l’essor de plus en plus vigoureux de la révolution.

Ainsi le voulaient les questions pratiques qui se posaient de toute urgence devant le prolétariat : organisation de l’insurrection armée ; renversement du gouvernement tsariste ; formation d’un gouvernement révolutionnaire provisoire ; participation de la social-démocratie à ce gouvernement ; attitude à adopter envers la paysannerie, envers la bourgeoisie libérale, etc.

II fallait élaborer une tactique social-démocrate marxiste, une et mûrement réfléchie.

Mais l’opportunisme et l’action scissionniste des menchéviks avaient fait en sorte que la social-démocratie de Russie se trouvait, à l’époque, scindée en deux fractions.

Sans doute, on ne pouvait pas encore considérer la scission comme totale ; officiellement, les deux fractions n’étaient pas encore deux partis distincts, mais en réalité, elles rappelaient beaucoup deux partis différents avec leurs propres centres et journaux.

Ce qui contribuait à aggraver la scission, c’est que les menchéviks avaient ajouté à leurs anciennes divergences avec la majorité du Parti sur les problèmes d’organisation, des divergences nouvelles portant sur les questions de tactique.

L’absence d’un parti uni entraînait l’absence d’une tactique unique dans le Parti.

Mais on pouvait trouver la solution de cet état de choses, à condition de convoquer sans retard le IIIe congrès du Parti, d’adopter au congrès une tactique unique et de faire un devoir à la minorité d’appliquer honnêtement les décisions du congrès, de se soumettre aux décisions de la majorité de ce congrès.

C’est justement cette solution que les bolchéviks offrirent aux menchéviks. Mais ceux-ci ne voulurent pas entendre parler de la convocation du IIIecongrès.

Aussi, jugeant qu’il eût été criminel de laisser plus longtemps le Parti dépourvu d’une, tactique approuvée par lui et obligatoire pour tous ses membres, les bolchéviks décidèrent de prendre l’initiative de la convocation du IIIe congrès.

Toutes les organisations du Parti, tant bolchéviques que menchéviques, avaient été invitées au congrès.

Mais les menchéviks refusèrent d’y prendre part et résolurent de convoquer leur propre congrès. Vu le petit nombre de délégués, ils donnèrent a leurs assises le nom de conférence ; mais c’était bien un congrès, un congrès du parti menchévik, dont les décisions étaient obligatoires pour tous les menchéviks.

En avril 1905 se réunit à Londres le IIIe congrès du Parti social-démocrate de Russie. Il comprenait 24 délégués de 20 comités bolchéviks.

Toutes les grosses organisations du Parti y étaient représentées. Le congrès condamna les menchéviks comme « portion dissidente du Parti », et passa à l’examen des questions inscrites à l’ordre du jour en vue de fixer la tactique du Parti.

En même temps que le congrès de Londres, se tenait à Genève la conférence des menchéviks. « Deux congrès, deux partis », c’est ainsi que Lénine avait défini la situation.

Congrès et conférence traitèrent en réalité les mêmes questions de tactique, mais les décisions adoptées étaient directement opposées.

Les deux séries de résolutions adoptées au congrès et à la conférence révélaient toute la profondeur dos divergences tactiques entre le IIIe congrès du Parti et la conférence des menchéviks, entre bolchéviks et menchéviks.

Voici quels étaient les points essentiels de divergence.

Ligne tactique du IIIe congrès du Parti. — Le congrès estimait que, malgré le caractère démocratique bourgeois de la révolution en cours et bien qu’elle ne pût à ce moment sortir du cadre des choses possibles sous le capitalisme, sa victoire totale intéressait avant tout le prolétariat ; car la victoire de cette révolution devait permettre au prolétariat de s’organiser, de s’élever politiquement, d’acquérir l’expérience et la pratique de la direction politique à exercer sur les masses travailleuses, et de passer de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste.

La tactique du prolétariat, visant à la victoire totale de la révolution démocratique bourgeoise, ne saurait être soutenue que par la paysannerie, celle-ci étant incapable de venir à bout des propriétaires fonciers et d’obtenir les terres seigneuriales sans la victoire complète de la révolution.

La paysannerie est, par conséquent, l’alliée naturelle du prolétariat.

Quant à la bourgeoisie libérale, elle n’est pas intéressée à la victoire complète de cette révolution, puisqu’elle a besoin du pouvoir tsariste pour s’en servir comme d’un fouet contre les ouvriers et les paysans qu’elle craint par-dessus tout ; elle s’efforcera donc de maintenir le pouvoir tsariste, en rognant quelque peu sur ses prérogatives.

Aussi la bourgeoisie libérale s’efforcera-t-elle de régler la question par un arrangement avec le tsar, sur la base d’une monarchie constitutionnelle.

La révolution ne vaincra que si le prolétariat se met à sa tête ; si en qualité de chef de la révolution, il sait assurer l’alliance avec la paysannerie ; si la bourgeoisie libérale est isolée ; si la social-démocratie prend une part active à l’organisation de l’insurrection populaire contre le tsarisme ; si l’insurrection victorieuse aboutit à la création d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, capable d’extirper la contre-révolution et de réunir l’Assemblée constituante du peuple entier ; si la social-démocratie, les conditions étant favorables, ne refuse pas de prendre part au gouvernement révolutionnaire provisoire, pour mener la révolution jusqu’au bout.

Ligne tactique de la conférence menchévique. — La révolution étant bourgeoise, seule la bourgeoisie libérale peut en être le chef. Ce n’est pas de la paysannerie que doit se rapprocher le prolétariat, mais de la bourgeoisie libérale.

L’essentiel, ici, est de ne pas effrayer la bourgeoisie libérale avec l’esprit révolutionnaire et de ne pas lui fournir un prétexte pour se détourner de la révolution, car si elle s’en détourne, la révolution faiblira.

Il est possible que l’insurrection triomphe, mais la social-démocratie, après la victoire de l’insurrection, doit se tenir à l’écart pour ne pas effrayer la bourgeoisie libérale.

Il est possible qu’à la suite de l’insurrection un gouvernement révolutionnaire provisoire soit constitué ; mais la social-démocratie ne doit en aucun cas y participer, parce que ce gouvernement ne sera pas socialiste par sa nature et que surtout, du fait de sa participation et de son esprit révolutionnaire, la social-démocratie pourrait effrayer la bourgeoisie libérale et ainsi compromettre la révolution.

Du point de vue des perspectives de la révolution, il vaudrait mieux que soit convoqué quelque organe représentatif, — comme un Zemski Sobor ou une Douma d’État, — sur lequel puisse s’exercer du dehors la pression de la classe ouvrière, pour en faire une Assemblée constituante ou le pousser à convoquer cette Assemblée.

Le prolétariat a ses intérêts propres, purement ouvriers ; et il devrait se préoccuper de ces intérêts précis, au lieu d’aspirer à devenir le chef de la révolution bourgeoise, qui est une révolution politique générale et qui concerne, par conséquent, toutes les classes, et non pas uniquement le prolétariat.

Telles étaient, en bref, les deux tactiques des deux fractions du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

Lénine fit une critique brillante de la tactique des menchéviks et donna une géniale justification de celle des bolchéviks, dans son livre magistral Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

Cet ouvrage fut publié en juillet 1905, c’est-à-dire deux mois après le IIIe congrès du Parti.

À en juger par le titre, on pourrait croire que Lénine n’y traite que les questions de tactique se rapportant à la période de la révolution démocratique bourgeoise, et ne vise que les menchéviks russes.

Mais la vérité est qu’en critiquant la tactique des menchéviks, il dénonce en même temps la tactique de l’opportunisme international.

D’autre part, en justifiant la tactique des marxistes en période de révolution bourgeoise et en établissant la distinction de la révolution bourgeoise et de la révolution socialiste, il formule en même temps les principes de la tactique marxiste dans la période de transition de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste.

Voici les principes tactiques essentiels qui furent développés par Lénine dans son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique :

1° Le principe tactique essentiel qui imprègne l’ouvrage de Lénine est cette idée que le prolétariat peut et doit être le chef de la révolution démocratique bourgeoise, le dirigeant de la révolution démocratique bourgeoise en Russie.

Lénine reconnaissait le caractère bourgeois de cette révolution qui, comme il l’indiquait, « n’était pas capable de sortir directement du cadre d’une révolution simplement démocratique ».

Cependant il estimait qu’elle n’était pas une révolution des couches supérieures, mais une révolution populaire qui mettait en mouvement le peuple entier, toute la classe ouvrière, toute la paysannerie.

Aussi Lénine considérait-il comme une trahison des intérêts du prolétariat les tentatives des menchéviks de diminuer l’importance de la révolution bourgeoise pour le prolétariat, d’abaisser le rôle du prolétariat dans cette révolution, de l’en écarter.

« Le marxisme, écrivait Lénine, apprend au prolétaire, non pas à s’écarter de la révolution bourgeoise, à se montrer indifférent à son égard, à en abandonner la direction à la bourgeoisie, mais au contraire à y participer de la façon la plus énergique, à mener la lutte la plus résolue pour le démocratisme prolétarien conséquent, pour l’achèvement de la révolution. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 450.)

« Nous ne devons pas oublier, ajoutait-il plus loin, que pour rendre le socialisme plus proche, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir aujourd’hui d’autre moyen qu’une entière liberté politique, qu’une république démocratique. » (Ibidem, p. 500.)

Lénine prévoyait deux issues possibles à la révolution :

a) ou bien les choses se termineraient par une victoire décisive sur le tsarisme, par le renversement du tsarisme et l’instauration de la république démocratique ;

b) ou bien, si les forces venaient à manquer, les choses pourraient se terminer par un arrangement entre le tsar et la bourgeoisie aux dépens du peuple, par une constitution tronquée, ou plutôt par une caricature de constitution.

Le prolétariat est intéressé à l’issue la meilleure, c’est-à-dire à la victoire décisive sur le tsarisme.

Mais une telle issue n’est possible que si le prolétariat sait devenir le chef, le dirigeant de la révolution.

« L’issue de la révolution, écrivait Lénine, dépend de ceci : la classe ouvrière jouera-t-elle le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie, puissant par l’assaut qu’il livre à l’autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera-t-elle le rôle de dirigeant de la révolution populaire ? » (Ibidem, p. 419.)

Lénine considérait que le prolétariat avait toutes les possibilités de se soustraire au sort d’auxiliaire de la bourgeoisie et de devenir le dirigeant de la révolution démocratique bourgeoise.

Ces possibilités, selon Lénine, étaient les suivantes :

Premièrement, « le prolétariat étant, de par sa situation, la classe révolutionnaire la plus avancée et la seule conséquente, est par là même appelé à jouer un rôle dirigeant dans Je mouvement révolutionnaire démocratique général de Russie ». (Ibidem, p. 470).

Deuxièmement, le prolétariat possède son propre parti politique, indépendant de la bourgeoisie, parti qui lui permet de se grouper « en une force politique, une et indépendante ». (Ibidem, p. 470.)

Troisièmement, le prolétariat est plus intéressé à la victoire décisive de la révolution que la bourgeoisie, ce qui fait que « la révolution bourgeoise est, dans un certain sens, plus avantageuse au prolétariat qu’à la bourgeoisie ». (Ibidem, p. 448.)

« Il est avantageux pour la bourgeoisie, écrivait Lénine, de s’appuyer sur certains vestiges du passé contre le prolétariat, par exemple sur la monarchie, l’armée permanente, etc. Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé, qu’elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente et complète, ni résolue et implacable. ..

Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution… ; que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l’initiative révolutionnaire et l’énergie de la plèbe, c’est-à-dire de la paysannerie et surtout des ouvriers.

Car autrement il serait d’autant plus facile aux ouvriers de « changer leur fusil d’épaule », comme disent les Français, c’est-à-dire de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.

Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l’organisme national.

Les prolétaires et les paysans sont ceux qui souffrent les premiers et le plus de cette gangrène. La voie révolutionnaire est celle de l’opération chirurgicale la plus prompte et la moins douloureuse pour le prolétariat, celle qui consiste à amputer résolument les parties gangrenées, celle du minimum de concessions et de précautions à l’égard de la monarchie et de ses institutions infâmes et abjectes, où la gangrène s’est mise et dont la puanteur empoisonne l’atmosphère. » (Ibidem, pp. 448-449.)

« C’est pourquoi, poursuit Lénine, le prolétariat est au premier rang dans la lutte pour la République, repoussant avec mépris le conseil stupide, indigne de lui, de compter avec la défection possible de la bourgeoisie. » (Ibidem, p. 494.)

Pour que les possibilités d’une direction prolétarienne de la révolution se transforment en réalité, pour que le prolétariat devienne réellement le chef, le dirigeant de la révolution bourgeoise, il faut, selon Lénine, au moins deux conditions.

Pour cela il est nécessaire, premièrement, que Je prolétariat ait un allié intéressé à la victoire décisive sur le tsarisme et susceptible d’accepter la direction du prolétariat.

C’est ce qu’impliquait l’idée même de direction ; car le dirigeant cesse d’être un dirigeant s’il n’a personne à diriger ; le chef cesse d’être un chef, s’il n’a personne à guider. Cet allié, selon Lénine, était la paysannerie.

Pour cela il est nécessaire, deuxièmement, que la classe qui lutte contre le prolétariat pour la direction de la révolution et qui veut en devenir le dirigeant unique, soit écartée de la direction et isolée.

C’est ce qu’impliquait aussi l’idée même de direction, qui exclut la possibilité d’admettre deux dirigeants dans la révolution.

Cette classe, selon Lénine, était la bourgeoisie libérale.

« Seul le prolétariat, écrivait Lénine, peut combattre avec esprit de suite pour la démocratie. Mais il ne peut vaincre dans ce combat que si la masse paysanne se rallie à la lutte révolutionnaire du prolétariat. » (Ibidem,p. 458.)

Et plus loin :

« La paysannerie renferme une masse d’éléments semi-prolétariens à côté de ses éléments petits-bourgeois. Ceci la rend instable, elle aussi, et oblige le prolétariat à se grouper en un parti de classe strictement défini.

Mais l’instabilité de la paysannerie diffère radicalement de l’instabilité de la bourgeoisie, car, à l’heure actuelle, la paysannerie est moins intéressée à la conservation absolue de la propriété privée qu’à la confiscation des terres seigneuriales, une des formes principales de cette propriété.

Sans devenir pour cela socialiste, sans cesser d’être petite-bourgeoise, la paysannerie est capable de devenir un partisan décidé, et des plus radicaux, de la révolution démocratique.

Elle le deviendra inévitablement si seulement le cours des événements révolutionnaires qui font son éducation, n’est pas interrompu trop tôt par la trahison de la bourgeoisie et la défaite du prolétariat.

A cette condition, la paysannerie deviendra inévitablement le rempart de la révolution et de la République, car seule une révolution entièrement victorieuse pourra tout lui donner dans le domaine des réformes agraires, tout ce que la paysannerie désire, ce à quoi elle rêve, ce qui lui est vraiment nécessaire. » (Ibidem, p. 494.)

En analysant les objections des menchéviks qui prétendaient que cette tactique des bolchéviks « obligerait les classes bourgeoises à se détourner de la révolution dont elle amoindrirait ainsi l’envergure », et en les caractérisant comme « une tactique de trahison de la révolution », comme « une tactique de transformation du prolétariat en un misérable appendice des classes bourgeoises », Lénine écrivait encore :

« Qui comprend véritablement le rôle de la paysannerie dans la révolution russe victorieuse, ne dira jamais que l’envergure de la révolution diminuera quand la bourgeoisie s’en sera détournée. Car le véritable essor de la révolution russe ne commencera vraiment, la révolution n’atteindra vraiment la plus grande envergure possible à l’époque de la révolution démocratique bourgeoise que lorsque la bourgeoisie s’en sera détournée et que la masse paysanne, marchant de conserve avec le prolétariat, assumera un rôle révolutionnaire actif.

Pour être menée jusqu’au bout d’une façon conséquente, notre révolution démocratique doit s’appuyer sur des forces capables de paralyser l’inconséquence inévitable de la bourgeoisie, c’est-à-dire capables justement de « l’obliger à se détourner ». (Ibidem, p. 496.)

Tel est le principe tactique essentiel touchant le prolétariat, comme chef de la révolution bourgeoise, le principe tactique essentiel touchant l’hégémonie (le rôle dirigeant) du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’après l’exposé qu’en a fait Lénine dans son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

On voit la nouvelle attitude du Parti marxiste quant aux questions de tactique dans la révolution démocratique bourgeoise, attitude foncièrement distincte des conceptions tactiques qui avaient existé précédemment dans l’arsenal marxiste.

Jusqu’alors les choses se présentaient comme suit : dans les révolutions bourgeoises, par exemple en Occident, la bourgeoisie gardait le rôle dirigeant, le prolétariat jouait bon gré mal gré le rôle de son auxiliaire, tandis que la paysannerie formait la réserve de la bourgeoisie.

Les marxistes considéraient une telle combinaison comme plus ou moins inévitable, avec cette réserve toutefois que le prolétariat devait défendre autant que possible ses revendications de classe immédiates et avoir son propre parti politique.

Mais maintenant, dans la nouvelle situation historique, les choses se présentaient, suivant la conception de Lénine, de telle sorte que le prolétariat devenait la force dirigeante de la révolution bourgeoise ; la bourgeoisie était écartée de la direction de la révolution, tandis que la paysannerie se transformait en réserve du prolétariat.

L’affirmation que Plékhanov « était lui aussi » pour l’hégémonie du prolétariat, est basée sur un malentendu. Plékhanov flirtait avec l’idée de l’hégémonie du prolétariat et ne se faisait pas faute de la reconnaître en paroles.

Cela est vrai » Mais en fait il était contre la substance de cette idée.

L’hégémonie du prolétariat, c’est son rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise, le prolétariat pratiquant une politique d’alliance avec la paysannerie et une politique d’isolement de la bourgeoisie libérale.

Or Plékhanov était, comme on sait, contre la politique d’isolement de la bourgeoisie libérale, pour la politique d’entente avec elle, contre la politique d’alliance du prolétariat avec la paysannerie.

En réalité, la position tactique de Plékhanov était une position menchévique de négation de l’hégémonie du prolétariat.

2° Le moyen essentiel de renverser le tsarisme et d’arriver à la République démocratique, Lénine le voyait dans la victoire de l’insurrection armée du peuple.

À l’encontre des menchéviks, Lénine estimait que « le mouvement révolutionnaire démocratique général a déjà conduit à la nécessité d’une insurrection armée » ; que « l’organisation du prolétariat en vue de l’insurrection » est d’ores et déjà mise à l’ordre du jour comme une des tâches principales, essentielles et nécessaires pour le Parti » ; qu’il est nécessaire de « prendre les mesures les plus énergiques afin d’armer le prolétariat et d’assurer la direction immédiate de l’insurrection ». (Ibidem, pp. 470, 471.)

Pour amener les masses à l’insurrection et faire en sorte que l’insurrection devienne celle du peuple entier, Lénine estimait nécessaire de formuler des mots d’ordre, des appels à la masse, susceptibles de donner libre cours à l’initiative révolutionnaire des masses, de les organiser en vue de l’insurrection et de désorganiser l’appareil du pouvoir tsariste.

Ces mots d’ordre étaient pour Lénine les décisions tactiques du IIIe congrès du Parti, à la défense desquelles était consacré son ouvrage Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

Selon Lénine, il s’agissait des mots d’ordre suivants :

a) pratiquer « des grèves politiques de masse, qui peuvent avoir une grande importance au début et au cours même de l’insurrection » (Ibidem, p. 470) ;

b) procéder à « l’application immédiate par la voie révolutionnaire de la journée de 8 heures et des autres revendications pressantes de la classe ouvrière » (Ibidem, p. 435) ;

c) procéder à « l’organisation immédiate de comités paysans révolutionnaires pour l’application » par la voie révolutionnaire « de toutes les transformations démocratiques », jusques et y compris la confiscation des terres seigneuriales (Ibidem, p. 486) ;

d) armer les ouvriers.

Ici, deux éléments sont surtout intéressants :

Tout d’abord, la tactique de l’application révolutionnaire de la journée de huit heures à la ville et des transformations démocratiques à la campagne, c’est-à-dire l’emploi d’une forme qui ne tient pas compte des autorités, qui ne tient pas compte de la loi, qui ignore et les pouvoirs constitués et la légalité, brise la législation en vigueur et établit un nouvel ordre de choses de son propre chef, de sa propre autorité.

Procédé tactique nouveau dont l’application paralysa l’appareil du pouvoir tsariste et donna libre cours à l’activité et à l’initiative créatrice des masses.

C’est sur la base de cette tactique qu’ont surgi les comités de grève révolutionnaires dans les villes et les comités paysans révolutionnaires à la campagne, dont les premiers deviendront par la suite les Soviets des députés ouvriers, les seconds, les Soviets des députés paysans.

En second lieu, l’application des grèves politiques de masse, des grèves politiques générales, qui joueront plus tard, au cours de la révolution, un rôle de premier ordre pour la mobilisation révolutionnaire des masses.

Arme nouvelle, capitale dans les mains du prolétariat, inconnue jusque-là dans la pratique des partis marxistes et qui recevra plus tard droit de cité.

Lénine estimait qu’à la suite de la victoire de l’insurrection populaire, le gouvernement tsariste devait être remplacé par un gouvernement révolutionnaire provisoire.

Ce dernier avait pour tâche de consolider les conquêtes de la révolution, d’écraser la résistance de la contre-révolution et d’appliquer le programme minimum du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

Lénine estimait que sans l’accomplissement de ces tâches, il était impossible de remporter une victoire décisive sur le tsarisme.

Or, pour accomplir ces tâches et remporter une victoire décisive sur le tsarisme, le gouvernement révolutionnaire provisoire ne devait pas être un gouvernement ordinaire, mais le gouvernement de la dictature des classes victorieuses, des ouvriers et des paysans ; il devait être la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

Invoquant la thèse bien connue de Marx, selon laquelle, « après la révolution, toute organisation provisoire de l’État exige la dictature, et une dictature énergique », Lénine en arrivait à conclure que le gouvernement révolutionnaire provisoire, s’il veut assurer la victoire définitive sur le tsarisme ne peut être rien d’autre que la dictature du prolétariat et de la paysannerie.

« La victoire décisive de la révolution sur le tsarisme, écrivait Lénine, c’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie

Et cette victoire sera précisément une dictature, c’est-à-dire qu’elle devra de toute nécessité s’appuyer sur la force armée, sur l’armement des masses, sur l’insurrection, et non sur telles ou telles institutions constituées « légalement », par la « voie pacifique ».

Ce ne peut être qu’une dictature, parce que les transformations absolument et immédiatement nécessaires au prolétariat et à la paysannerie provoqueront de la part des propriétaires fonciers, des grands bourgeois et du tsarisme, une résistance désespérée.

Sans une dictature, il serait impossible de briser cette résistance, de repousser les attaques de la contre-révolution. Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique.

Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme.

Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie ; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusques et y compris la proclamation de la République ; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique ; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, chose qui vient en dernier lieu, mais pas au dernier rang d’importance, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe.

Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste ; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois ; mais cette victoire n’en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier.

Rien n’élèvera davantage l’énergie révolutionnaire du prolétariat mondial, rien n’abrégera autant son chemin vers la victoire complète que cette victoire décisive de la révolution commencée en Russie. » (Ibidem, pp. 454-455.)

En ce qui concerne l’attitude de la social-démocratie envers le gouvernement révolutionnaire provisoire et la possibilité pour la social-démocratie d’y participer, Lénine défendait en tous points la résolution du IIIe congrès du Parti, sur cette question, qui porte :

« Suivant le rapport des forces et autres facteurs impossibles à déterminer d’avance avec précision, on pourrait admettre la participation des mandataires de notre Parti à un gouvernement révolutionnaire provisoire, en vue de lutter sans merci contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires et de défendre les intérêts propres de la classe ouvrière ; les conditions indispensables de cette participation sont : le contrôle rigoureux du Parti sur ses mandataires et la sauvegarde constante de l’indépendance de la social-démocratie qui, aspirant à une révolution socialiste totale, est de ce fait même irréductiblement hostile à tous les partis bourgeois ; indépendamment de la possibilité d’une participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire, il importe de diffuser dans les plus larges milieux prolétariens l’idée de la nécessité d’une pression constante du prolétariat armé et dirigé par la social-démocratie sur le gouvernement provisoire dans le but de protéger, de consolider et d’élargir les conquêtes de la révolution. » (Ibidem, pp. 423-424.)

Les objections des menchéviks disant que le gouvernement provisoire serait quand même un gouvernement bourgeois ; qu’on ne saurait admettre la participation des social-démocrates à un tel gouvernement, si l’on ne veut pas recommencer la faute du socialiste français Millerand, qui avait fait partie d’un gouvernement bourgeois en France, — Lénine les écartait en montrant que les menchéviks confondaient ici deux choses différentes et révélaient leur incapacité d’aborder la question en marxistes : en France il s’agissait de la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois réactionnaire, alors qu’il n’y avait pas de situation révolutionnaire dans le pays, ce qui faisait un devoir aux socialistes de ne pas participer à ce gouvernement ; en Russie, il s’agit de la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois révolutionnaire, en lutte pour la victoire de la révolution, au moment où la révolution bat son plein, circonstance qui rend admissible et, les conditions étant favorables, obligatoire la participation des social-démocrates à ce gouvernement, pour battre la contre-révolution non seulement « d’en bas », du dehors, mais aussi « d’en haut », du sein du gouvernement.

3° Tout en luttant pour la victoire de la révolution bourgeoise et la conquête de la République démocratique, Lénine ne pensait pas le moins du monde s’en tenir à l’étape démocratique et limiter l’élan du mouvement révolutionnaire à l’accomplissement de tâches démocratiques bourgeoises.

Au contraire : Lénine estimait qu’une fois les objectifs démocratiques atteints, la lutte du prolétariat et des autres masses exploitées devait commencer cette fois pour la révolution socialiste.

Lénine savait cela, et considérait qu’il était du devoir de la social-démocratie de prendre toutes mesures utiles pour que la révolution démocratique bourgeoise se transformât en révolution socialiste.

Selon Lénine, la dictature du prolétariat et de la paysannerie était nécessaire non point pour terminer la révolution par la victoire sur le tsarisme, mais pour prolonger le plus possible l’état de révolution, pour réduire en poussière les débris de la contre-révolution, étendre la flamme de la révolution à l’Europe et après avoir, pendant ce temps, ménagé au prolétariat la possibilité de s’instruire politiquement et de s’organiser en une grande armée, — passer directement à la révolution socialiste.

À propos de l’envergure de la révolution bourgeoise et du ca­ractère que le Parti marxiste doit donner à cette envergure, Lénine écrivait :

« Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution dé­mocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie.

Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie.

Telles sont les tâches du prolétariat, tâches que les gens de la nouvelle Iskra [c’est-à-dire les menchéviks. — N. de la Réd.] présentent d’une façon si étriquée dans tous leurs raisonnements et toutes leurs résolutions sur l’envergure de la révolution. » (Ibidem, p. 496.)

Ou encore :

« À la tête du peuple entier, et surtout de la paysannerie, pour la liberté totale, pour une révolution démocratique conséquente, pour la République ! À la tête de tous les travailleurs et de tous les exploités, pour le socialisme !

Telle doit être pratiquement la politique du prolétariat révolutionnaire, tel est Je mot d’ordre de classe qui doit dominer, déterminer la solution de tous les problèmes tactiques, toutes les actions pratiques du parti ouvrier pendant la révolution. » (Ibidem, p. 508.)

Pour qu’il ne restât rien d’obscur, Lénine, deux mois après la parution de son livre Deux tactiques, donna encore les explications suivantes dans son article sur « L’attitude de la social-démocratie à l’égard du mouvement paysan » :

« La révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt, — et dans la mesure précise de nos forces, dans la mesure des forces du prolétariat conscient et organisé, — la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à moitié chemin. » (Ibidem, p. 540.)

Il y avait là une nouvelle conception du rapport entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste, une nouvelle théorie du regroupement des forces autour du prolétariat, vers la fin de la révolution bourgeoise, pour passer directement à la révolution socialiste : la théorie de la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste.

En établissant cette nouvelle conception, Lénine s’est appuyé d’abord sur la thèse célèbre de Marx à propos de la révolution ininterrompue, thèse formulée à la fin des années 40 du siècle dernier dans l’ « Adresse à la Ligue des communistes », et en second lieu, sur l’idée connue de Marx, au sujet de la nécessité de combiner le mouvement révolutionnaire paysan avec la révolution prolétarienne, idée qu’il formula dans une lettre adressée à Engels en 1856 et où il disait : « En Allemagne, tout dépendra de la possibilité d’appuyer la révolution prolétarienne par une réédition quelconque de la Guerre des paysans. »

Mais ces géniales pensées de Marx n’avaient pas été développées ultérieurement dans les ouvrages de Marx et d’Engels, et les théoriciens de la IIe Internationale avaient pris toutes mesures utiles pour les enterrer et les vouer à l’oubli.

Il était réservé à Lénine de tirer au grand jour les thèses oubliées de Marx et de les rétablir intégralement.

Mais en les rétablissant, Lénine ne s’est pas borné — d’ailleurs il n’aurait pu se borner — à les répéter simplement ; il les a développées plus avant, il les a transformées en une théorie harmonieuse de la révolution socialiste, en y introduisant un nouveau facteur, comme facteur obligatoire de la révolution socialiste : l’alliance du prolétariat et des éléments semi-prolétariens de la ville et de la campagne, comme une condition de la victoire de la révolution prolétarienne.

Cette conception réduisait en poussière les positions tactiques de la social-démocratie de l’Europe occidentale qui partait du point de vue qu’après la révolution bourgeoise les masses paysannes, y compris les masses de paysans pauvres, devaient nécessairement s’écarter de la révolution, ce qui fait qu’après la révolution bourgeoise devait intervenir une longue période de trêve, une longue période d’ « accalmie », de 50 à 100 ans si ce n’est plus, durant laquelle le prolétariat serait « pacifiquement » exploité, tandis que la bourgeoisie s’enrichirait « légitimement » jusqu’à ce que sonne l’heure d’une nouvelle révolution, de la révolution socialiste.

Lénine donnait une nouvelle théorie de la révolution socialiste, réalisée non par le prolétariat isolé contre toute la bourgeoisie, mais par le prolétariat exerçant l’hégémonie et disposant d’alliés en la personne des éléments semi-prolétariens de la population, en la personne des innombrables « masses de travailleurs et d’exploités ».

D’après cette théorie, l’hégémonie du prolétariat dans la révolution bourgeoise, — le prolétariat étant allié à la paysannerie, — devait se transformer en hégémonie du prolétariat dans la révolution socialiste, le prolétariat étant allié aux autres masses de travailleurs et d’exploités ; et la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie devait préparer le terrain pour la dictature socialiste du prolétariat.

Cette théorie renversait la théorie accréditée auprès des social-démocrates d’Europe occidentale, qui niaient les possibilités révolutionnaires des masses semi-prolétariennes de la ville et de la campagne, et qui partaient du point de vue qu’ « en dehors de la bourgeoisie et du prolétariat, nous ne voyons pas d’autres forces sociales sur lesquelles puissent s’appuyer, chez nous, les combinaisons d’opposition ou révolutionnaires » (déclaration de Plékhanov, typique pour les social-démocrates d’Europe occidentale) .

Les social-démocrates d’Europe occidentale estimaient que dans la révolution socialiste, le prolétariat serait seul contre toute la bourgeoisie, sans alliés, contre toutes les classes et couches non prolétariennes.

Ils ne voulaient pas tenir compte du fait que le capital exploite non seulement les prolétaires, mais aussi les masses innombrables des couches semi-prolétariennes de la ville et de la campagne, opprimées par le capitalisme et capables d’être les alliés du prolétariat dans la lutte qu’il soutient pour affranchir la société du joug capitaliste.

C’est pourquoi les social-démocrates d’Europe occidentale estimaient que pour une révolution socialiste, les conditions n’étaient pas encore mûres en Europe, qu’on ne pourrait les considérer comme telles que lorsque le prolétariat serait devenu la majorité de la nation, la majorité de la société, en conséquence du développement économique à venir de la société.

La théorie de la révolution socialiste formulée par Lénine renversait résolument cette conception viciée et antiprolétarienne des social-démocrates d’Europe occidentale.

La théorie de Lénine ne concluait pas encore directement à la possibilité, pour le socialisme, de vaincre dans un seul pays pris à part.

Mais elle renfermait tous les éléments, ou presque tous les éléments essentiels qui étaient nécessaires pour tirer tôt ou tard cette conclusion.

On sait que Lénine y arriva en 1915, c’est-à-dire dix ans plus tard.

Tels sont les principes tactiques essentiels développés par Lénine dans son ouvrage magistral Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

L’importance historique de cet ouvrage de Lénine, c’est tout d’abord qu’il a battu idéologiquement la conception tactique petite-bourgeoise des menchéviks ; il a armé la classe ouvrière de Russie pour le développement ultérieur de la révolution démocratique bourgeoise, pour un nouvel assaut contre le tsarisme ; il a donné aux social-démocrates russes des vues claires sur la nécessité de transformer la révolution bourgeoise en révolution socialiste.

Mais là ne se borne pas l’importance de l’ouvrage de Lénine.

Ce qui fait sa valeur inestimable, c’est qu’il a enrichi le marxisme d’une nouvelle théorie de la révolution, qu’il a jeté les bases de la tactique révolutionnaire du Parti bolchévik à l’aide de laquelle, en 1917, le prolétariat de notre pays a remporté la victoire sur le capitalisme.

**4. L’essor révolutionnaire se poursuit. Grève politique générale d’octobre 1905. Le tsarisme bat en retraite. Le manifeste du tsar. Formation des Soviets de députés ouvriers.

À l’automne 1905, le mouvement révolutionnaire avait gagné le pays entier. Il montait avec une force irrésistible.

Le 19 septembre éclatait à Moscou la grève des typographes.

Elle gagna Pétersbourg et nombre d’autres villes. À Moscou même, la grève des typographes, soutenue par les ouvriers des autres industries, se transforma en grève politique générale.

Au début d’octobre, la grève éclatait sur le chemin de fer Moscou-Kazan.

Un jour après, tout le réseau des chemins de fer de Moscou débrayait. Le mouvement s’étendit bientôt à tous les chemins de fer du pays.

La poste et le télégraphe avaient cessé le travail. Des milliers d’ouvriers se réunissaient en meetings dans les différentes villes de Russie et décidaient d’arrêter le travail.

La grève gagnait de fabrique en fabrique, d’usine en usine, de ville en ville, de région en région. Les ouvriers en grève étaient rejoints par les petits employés, les étudiants, les intellectuels, avocats, ingénieurs, médecins.

La grève politique d’octobre devint générale, embrassant presque tout le pays jusqu’aux régions les plus lointaines, entraînant presque tous les ouvriers jusqu’aux couches les plus arriérées ; elle englobait près d’un million d’ouvriers industriels, sans compter les cheminots, les employés des P.T.T. et autres, qui enregistraient également un grand nombre de grévistes.

Toute la vie du pays était arrêtée. Les forces du gouvernement étaient paralysées. C’est la classe ouvrière qui prenait la direction de la lutte des masses populaires contre l’autocratie.

Le mot d’ordre des bolchéviks sur la grève politique de masse portait ses fruits.

La grève générale d’octobre, qui montrait la force, la puissance du mouvement prolétarien, obligea le tsar, saisi d’une frayeur mortelle, à lancer le manifeste du 17 octobre 1905.

Il y promettait au peuple « les bases immuables de la liberté civile : inviolabilité véritable de la personne, liberté de conscience, de parole, droit de réunion et d’association ».

Promesse était faite de réunir une Douma législative, en faisant participer aux élections toutes les classes de la population.

C’est ainsi que la Douma purement consultative de Boulyguine était balayée par la poussée de la révolution.

La tactique bolchévique de boycottage de cette Douma s’était avérée juste.

Et cependant le manifeste du 17 octobre était une mystification des masses populaires, une ruse du tsar, une sorte de trêve dont le tsar avait besoin pour endormir les naïfs, gagner du temps, rassembler ses forces, afin de pouvoir s’abattre ensuite sur la révolution.

Le gouvernement tsariste, en paroles, avait promis la liberté ; en fait, il ne donna rien de substantiel. Les ouvriers et les paysans ne reçurent rien du gouvernement, que des promesses.

Au lieu de la large amnistie politique attendue, on n’amnistia le 21 octobre qu’une partie insignifiante des détenus politiques.

Simultanément, afin de diviser les forces du peuple, le gouvernement organisait une série de sanglants pogroms contre les Juifs au cours desquels des milliers et des milliers d’hommes trouvèrent la mort ; en outre, pour réprimer la révolution, il créait des organisations policières d’hommes de main : l’ « Union du peuple russe », l’ « Union de l’Archange Saint-Michel ».

Ce sont ces organisations, dans lesquelles les propriétaires fonciers réactionnaires, les gros marchands, les popes avec les éléments déclassés — individus sans aveu — jouaient un rôle important, que le peuple baptisa du nom de « Cent-Noirs ».

Les Cent-Noirs matraquaient et assassinaient ouvertement, avec la complicité de la police, les ouvriers d’avant-garde, les intellectuels révolutionnaires, les étudiants ; ils incendiaient et mitraillaient les meetings et les réunions de citoyens.

Voilà tout ce qu’avait donné le manifeste du tsar !

Il y avait alors un couplet en vogue dans le peuple :

« Le tsar terrifié lance un manifeste : Aux morts, la liberté, aux vivants la prison ! »

Les bolchéviks expliquaient aux masses que le manifeste du 17 octobre était un piège.

La conduite du gouvernement, après le manifeste, était stigmatisée par eux comme une provocation.

Les bolchéviks appelaient les ouvriers à prendre les armes, à préparer l’insurrection armée.

Les ouvriers s’attelèrent encore plus énergiquement à la formation de détachements de combat.

Ils avaient compris que la première victoire du 17 octobre, arrachée par la grève politique générale, leur imposait de nouveaux efforts, une nouvelle lutte pour le renversement du tsarisme.

Lénine considérait que le manifeste du 17 octobre marquait un certain équilibre des forces alors que le prolétariat et la paysannerie ont arraché le manifeste au tsar, mais ne sont pas encore en mesure de jeter bas le tsarisme, cependant que le tsarisme ne peut plus gouverner uniquement à l’aide des vieux moyens et qu’il est obligé de promettre en paroles les « libertés civiles » et une Douma « législative ».

Lors des journées orageuses de la grève politique d’octobre, dans le feu de la lutte contre le tsarisme, le génie créateur des masses révolutionnaires avait forgé une nouvelle arme puissante : les Soviets des députés ouvriers.

Les Soviets des députés ouvriers, qui réunissaient les délégués de toutes les fabriques et usines, étaient une organisation politique de masse de la classe ouvrière, encore sans exemple dans le monde.

Les Soviets apparus pour la première fois en 1905 ont été la préfiguration du pouvoir des Soviets, que devait créer le prolétariat en 1917, sous la direction du Parti bolchévik.

Les Soviets ont été une nouvelle forme révolutionnaire du génie créateur du peuple.

Ils ont été uniquement l’œuvre des couches révolutionnaires de la population ; ils renversaient toutes les lois et toutes les normes du tsarisme.

Ils représentaient une des manifestations de l’initiative du peuple qui se dressait pour la lutte contre le tsarisme.

Les bolchéviks considéraient les Soviets comme les embryons du pouvoir révolutionnaire.

Ils estimaient que la force et l’importance des Soviets dépendaient entièrement de la force et du succès de l’insurrection.

Les menchéviks ne considéraient les Soviets ni comme des organes embryonnaires du pouvoir révolutionnaire, ni comme des organes d’insurrection.

C’étaient pour eux les organismes d’une administration locale, autonome, quelque chose comme des municipalités démocratisées.

C’est le 13 (26) octobre 1905 que, dans toutes les fabriques et usines de Pétersbourg, on procéda à l’élection du Soviet des députés ouvriers.

La même nuit, le Soviet tint sa première séance.

À l’exemple de Pétersbourg, un Soviet des députés ouvriers se constitua à Moscou.

Le Soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, en sa qualité de Soviet du plus grand centre industriel et révolutionnaire de Russie, de la capitale de l’empire des tsars, aurait dû jouer un rôle décisif dans la révolution de 1905.

Mais il ne put s’acquitter de ses tâches par suite d’une direction mauvaise, menchévique.

On sait qu’à ce moment Lénine ne se trouvait pas à Pétersbourg ; il était encore à l’étranger.

Les menchéviks profitèrent de son absence pour se faufiler au Soviet de Pétersbourg et s’y emparer de la direction.

Rien d’étonnant, dans ces conditions, que les menchéviks Khroustalev, Trotski, Parvus et les autres aient réussi à tourner le Soviet de Pétersbourg contre la politique d’insurrection.

Au lieu de rapprocher du Soviet les soldats et de les unir dans une lutte commune, ils demandaient le retrait des soldats de Pétersbourg.

Au lieu d’armer les ouvriers et de les préparer à l’insurrection, le Soviet piétinait sur place, en s’affirmant contre les préparatifs d’insurrection.

Tout autre fut le rôle que joua dans la révolution le Soviet des députés ouvriers de Moscou.

Dès les premiers jours de son existence, il pratiqua une politique révolutionnaire jusqu’au bout.

La direction dans ce Soviet appartenait aux bolchéviks. Grâce à eux, on vit se former à Moscou, à côté du Soviet des députés ouvriers, le Soviet des députés soldats.

Le Soviet de Moscou devint l’organe de l’insurrection armée.

D’octobre à décembre 1905, des Soviets de députés ouvriers furent créés dans plusieurs villes importantes et dans presque tous les centres ouvriers.

Des tentatives furent faites pour organiser des Soviets de députés soldats et matelots, et pour les unir avec les Soviets des députés ouvriers.

Çà et là, il se constitua des Soviets de députés ouvriers et paysans.

L’influence des Soviets était considérable.

Bien que leur apparition fût souvent spontanée, qu’ils ne fussent pas régularisés et que leur composition fût assez vague, ils agissaient en tant que pouvoir.

D’autorité, les Soviets réalisaient la liberté de la presse, appliquaient la journée de huit heures, appelaient le peuple à ne pas payer les impôts au gouvernement tsariste.

Dans certains cas, ils confisquaient l’argent du gouvernement tsariste et l’affectaient aux besoins de la révolution.

**5. Insurrection armée de décembre. Défaite de l’insurrection. La révolution recule. La première Douma d’État. Le IVe congrès (congrès d’unification) du Parti.

En octobre et novembre 1905, la lutte révolutionnaire des masses continua à se développer avec une force irrésistible.

Les grèves ouvrières se poursuivaient. La lutte des paysans contre les propriétaires fonciers prit, en automne 1905, de vastes proportions.

Le mouvement se généralisa à plus d’un tiers des districts du pays.

De véritables soulèvements paysans déferlaient sur les provinces de Saratov, Tambov, Tchernigov, Titlis, Koutaïs, d’autres encore.

Et cependant la poussée des masses paysannes restait insuffisante.

Le mouvement manquait d’organisation et de direction.

Les troubles se multiplièrent aussi parmi les soldats dans plusieurs villes : Tiflis, Vladivostok, Tachkent, Samarkand, Koursk, Soukhoumi, Varsovie, Kiev, Riga.

Une révolte éclata à Cronstadt, ainsi que parmi les matelots de la flotte de la mer Noire, à Sébastopol (en novembre 1905). Mais, faute d’être liés entre eux, ces soulèvements furent écrasés par le tsarisme.

Les soulèvements dans les unités de l’armée et de la flotte avaient souvent pour motifs la brutalité des officiers, la mauvaise nourriture (« révoltes des fayots »), etc.

La masse des matelots et des soldats insurgés n’avait pas encore une claire conscience de la nécessité de renverser le gouvernement tsariste, de la nécessité de poursuivre énergiquement la lutte armée.

Les matelots et soldats en révolte étaient encore d’humeur trop pacifique, trop placide ; souvent ils faisaient la faute de remettre en liberté les officiers arrêtés au début de la révolte et se laissaient endormir par les promesses et les exhortations des chefs.

La révolution touchait de près à l’insurrection armée.

Les bolchéviks appelaient les masses à l’insurrection armée contre le tsar et les propriétaires fonciers ; ils leur expliquaient qu’elle était inévitable.

Sans se lasser, ils la préparaient.

Ils menaient l’action révolutionnaire auprès des soldats et des matelots ; des organisations militaires du Parti furent créées dans l’armée.

Dans plusieurs villes, on forma des détachements ouvriers de combat, auxquels on apprenait le maniement des armes. On organisa l’achat d’armes à l’étranger et leur expédition clandestine en Russie.

Des militants en vue du Parti prenaient part à l’organisation des transports d’armes.

En novembre 1905, Lénine rentrait en Russie. Se cachant des gendarmes et des espions du tsar, Lénine prit, en ces jours, une part directe à la préparation de l’insurrection armée. Ses articles du journal bolchévik Novaïa Jizn [la Vie nouvelle] servaient de directives au travail quotidien du Parti.

Pendant ce temps, le camarade Staline accomplissait un immense travail révolutionnaire en Transcaucasie.

Il démasquait et confondait les menchéviks, comme adversaires de la révolution et de l’insurrection armée.

Il préparait avec fermeté les ouvriers au combat décisif contre l’autocratie.

Dans un meeting, à Tiflis, le jour de la proclamation du manifeste du tsar, le camarade Staline dit aux ouvriers :

« Que nous faut-il pour vaincre effectivement ? Trois choses : premièrement, nous armer ; deuxièmement, nous armer ; troisièmement, encore et encore une fois nous armer. »

En décembre 1905, une conférence bolchévique se réunit à Tammerfors, en Finlande.

Bien que les bolchéviks et les menchéviks fussent officiellement dans un seul et même parti social-démocrate, ils n’en formaient pas moins deux partis distincts, avec leur centre respectif.

C’est à cette conférence que Lénine et Staline se virent pour la première fois : jusque-là, ils avaient été en relations par correspondance ou par le truchement de camarades.

Deux des décisions de la conférence de Tammerfors méritent d’être signalées : l’une sur le rétablissement de l’unité dans le Parti, pratiquement scindé en deux partis ; l’autre, sur le boycottage de la première Douma, dite Douma de Witte.

Etant donné qu’à ce moment-là, l’insurrection armée avait déjà commencé à Moscou, la conférence, sur le conseil de Lénine, termina rapidement ses travaux, et les délégués rentrèrent chez eux pour prendre part à l’insurrection.

Cependant le gouvernement tsariste ne dormait pas non plus.

Lui aussi, il se préparait à la lutte décisive. Après avoir signé la paix avec le Japon et allégé par là sa situation difficile, il passa à l’offensive contre les ouvriers et les paysans.

Il proclama la loi martiale dans plusieurs provinces touchées par les soulèvements paysans, et donna cette consigne féroce : « Pas de prisonniers », « Ne pas ménager les cartouches » ; il lança l’ordre d’arrêter les dirigeants du mouvement révolutionnaire et de disperser les Soviets des députés ouvriers.

Les bolchéviks de Moscou et le Soviet des députés ouvriers de la ville, dont ils assumaient la direction et qui était lié aux grandes masses ouvrières, décidèrent alors de procéder à la préparation immédiate de l’insurrection armée.

Le 5 (18) décembre, le Comité de Moscou adopta la décision suivante : proposer au Soviet de déclarer la grève politique générale, pour la transformer, en cours de lutte, en insurrection.

Cette décision fut appuyée dans les réunions ouvrières de masse. Le Soviet de Moscou, se conformant à la volonté de la classe ouvrière, résolut à l’unanimité de déclencher la grève politique générale.

Le prolétariat de Moscou, en commençant l’insurrection, avait sa propre organisation de combat : près de mille hommes, dont plus de la moitié étaient des bolchéviks.

Des détachements de combat existaient aussi dans plusieurs fabriques de Moscou. Au total, les insurgés comptaient dans leurs détachements de combat près de deux mille hommes.

Les ouvriers pensaient pouvoir neutraliser la garnison, en détacher une partie et l’entraîner derrière eux.

C’est le 7 (20) décembre que la grève politique éclata à Moscou.

On ne put cependant la généraliser à l’ensemble du pays : la grève ayant été insuffisamment soutenue à Pétersbourg, ce fait avait, dès le début, diminué les chances de succès de l’insurrection.

Le chemin de fer Nicolas, aujourd’hui chemin de fer d’Octobre, était resté aux mains du gouvernement tsariste.

La circulation n’avait pas été arrêtée sur cette ligne, et le gouvernement put dépêcher de Pétersbourg à Moscou les régiments de la garde pour écraser l’insurrection.

À Moscou même, la garnison hésitait.

Si les ouvriers avaient déclenché l’insurrection, c’était, en partie, parce qu’ils avaient compté sur le soutien de la garnison.

Mais les révolutionnaires laissèrent échapper le moment propice, et le gouvernement tsariste put faire cesser les troubles dans la garnison.

Le 9 (22) décembre, les premières barricades s’élevaient à Moscou.

Bientôt les rues de la ville en furent couvertes. Le gouvernement tsariste fit donner l’artillerie.

Il avait massé des troupes de beaucoup supérieures aux forces insurgées.

Pendant neuf jours, plusieurs milliers d’ouvriers armés luttèrent héroïquement.

C’est seulement après avoir fait venir des régiments de Pétersbourg, de Tver et du territoire de l’Ouest, que le tsarisme put écraser l’insurrection.

Les organes dirigeants de l’insurrection avaient été en partie arrêtés à la veille du combat, en partie isolés.

On arrêta le comité bolchévik de Moscou. L’action armée se morcela en insurrections de divers quartiers coupés les uns des autres.

Privés de leur centre de direction, dépourvus d’un plan de lutte pour l’ensemble de la ville, les quartiers s’en tinrent principalement à la défensive.

Telle fut, comme l’a signalé plus tard Lénine, la raison essentielle de la faiblesse de l’insurrection de Moscou et l’une des causes de sa défaite.

C’est au quartier de Moscou nommé Krasnaïa-Presnia que l’insurrection fut particulièrement opiniâtre et acharnée.

Krasnaïa-Presnia fut la principale citadelle, le centre de l’insurrection.

Là étaient réunis les meilleurs détachements de combat dirigés par les bolchéviks.

Mais Krasnaïa-Presnia fut écrasée par le fer et par le feu, et noyée dans le sang ; elle flambait dans les incendies allumés par l’artillerie.

L’insurrection de Moscou était abattue.

Cependant, l’insurrection n’avait pas été déclenchée uniquement à Moscou.

Des soulèvements révolutionnaires déferlèrent également dans une série d’autres villes et d’autres régions.

Il y eut des insurrections armées à Krasnoïarsk, Motovilikha (Perm), Novorossiisk, Sormovo, Sébastopol, Cronstadt.

Les nationalités opprimées de Russie prirent à leur tour les armes.

Presque toute la Géorgie fut touchée par l’insurrection. Une insurrection importante éclata en Ukraine, dans le bassin du Donetz : Gorlovka, Alexandrovsk, Lougansk (actuellement Vorochilovgrad).

La lutte prit un caractère acharné en Lettonie. En Finlande, les ouvriers créèrent leur Garde rouge et déclenchèrent le soulèvement.

Mais toutes ces insurrections, comme celle de Moscou, furent écrasées par le tsarisme avec une férocité inhumaine.

Menchéviks et bolchéviks appréciaient différemment l’insurrection armée de décembre.

Le menchévik Plékhanov, après l’insurrection armée, lança ce reproche au Parti : « II ne fallait pas prendre les armes ! »

Les menchéviks cherchèrent à démontrer que l’insurrection était chose inutile et nuisible ; que l’on pouvait s’en passer dans la révolution ; que l’on pouvait aboutir au succès, non par l’insurrection armée, mais par des moyens de lutte pacifiques.

Quant aux bolchéviks, ils stigmatisèrent cette appréciation comme une trahison.

Ils estimaient que l’expérience de l’insurrection armée de Moscou n’avait fait que confirmer la possibilité, pour la classe ouvrière, de mener avec succès la lutte armée.

Au reproche de Plékhanov « II ne fallait pas prendre les armes », Lénine répondit :

« Au contraire, il fallait prendre les armes d’une façon plus résolue, plus énergique et dans un esprit plus offensif ; il fallait expliquer aux masses l’impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d’une lutte armée, intrépide et implacable. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 545)

L’insurrection de décembre 1905 marqua le point culminant de la révolution.

En décembre, l’autocratie tsariste triomphe de l’insurrection.

À la suite de la défaite, un tournant s’opère : la révolution commence peu à peu à se replier.

Après avoir monté, la révolution décline progressivement.

Le gouvernement tsariste se hâta d’exploiter cette défaite pour donner le coup de grâce à la révolution.

Bourreaux et geôliers tsaristes déployaient une activité sanglante.

En Pologne, en Lettonie, en Estonie, en Transcaucasie, en Sibérie, les expéditions punitives sévissaient à plein.

Cependant la révolution n’était pas encore écrasée. Les ouvriers et les paysans révolutionnaires se repliaient lentement, en livrant combat.

De nouvelles couches ouvrières furent entraînées à la lutte. En 1906, les grèves englobèrent plus d’un million d’ouvriers.

En 1907, 740.000. Dans le premier semestre de 1906, le mouvement paysan toucha près de la moitié des districts de la Russie tsariste ; dans le second semestre, un cinquième de tous les districts.

Les troubles continuèrent dans l’armée et dans la flotte.

Le gouvernement tsariste, dans sa lutte contre la révolution, ne se borna pas aux seules mesures répressives.

Après avoir obtenu un premier succès par la répression, il décida de porter un autre coup à la révolution en convoquant une nouvelle Douma, une Douma « législative ».

Ce qu’il espérait par là, c’était détacher les paysans de la révolution pour la terrasser. En décembre 1905, il promulgua donc une loi sur la convocation d’une nouvelle Douma dite « législative » à la différence de la vieille Douma, de la Douma « consultative » de Boulyguine, qui avait été balayée par le boycottage bolchévik. La loi électorale du tsar était, bien entendu, antidémocratique. Les élections ne se faisaient pas au suffrage universel.

Plus de la moitié de la population était purement et simplement privée du droit de vote, par exemple les femmes et plus de deux millions d’ouvriers.

Les élections n’étaient pas égales ; les électeurs avaient été partagés en 4 curies, comme on disait alors : la curie de la propriété terrienne (propriétaires fonciers), la curie des villes (bourgeoisie), la curie paysanne et la curie ouvrière.

Les élections n’étaient pas directes, mais à plusieurs degrés. Le scrutin, en réalité, n’était pas secret.

Dans la Douma, la loi électorale assurait à une poignée de propriétaires fonciers et de capitalistes une prédominance considérable sur des millions d’ouvriers et de paysans.

Par la Douma, le tsar voulait détourner les masses de la révolution.

Une partie considérable de la paysannerie croyait encore, en ce temps-la, à la possibilité de recevoir la terre par la Douma.

Cadets, menchéviks et socialistes-révolutionnaires trompaient les ouvriers et les paysans, en disant qu’on pouvait réaliser le régime voulu par le peuple sans insurrection ni révolution.

C’est dans la lutte contre cette mystification du peuple que les bolchéviks proclamèrent et réalisèrent la tactique de boycottage de la Ire Douma d’État, conformément à la décision prise par la conférence de Tammerfors.

En luttant contre le tsarisme, les ouvriers exigeaient que fût réalisée l’unité des forces du Parti, que le parti du prolétariat fût unifié.

Forts de la décision déjà citée de la conférence de Tammerfors sur l’unité, les bolchéviks appuyèrent cette revendication des ouvriers et proposèrent aux menchéviks de convoquer un congrès d’unification du Parti.

Et sous la poussée des masses ouvrières, les menchéviks durent accepter l’unification.

Lénine était pour l’unification, mais pour une unification qui n’escamote pas les divergences dans les problèmes de la révolution.

Les conciliateurs (Bogdanov, Krassine et autres), qui s’efforçaient de démontrer qu’il n’y avait pas de divergences sérieuses entre bolchéviks et menchéviks, avaient causé un grand préjudice au Parti.

Dans sa lutte contre eux, Lénine exigea des bolchéviks qu’ils se présentent au congrès avec leur propre plate-forme, afin que les ouvriers voient clairement sur quelles positions se plaçaient les bolchéviks et sur quelle base se faisait l’unification.

Cette plate-forme, les bolchéviks l’élaborèrent et la soumirent à la discussion des membres du Parti.

C’est ainsi qu’en avril 1906 se réunit à Stockholm le IVe congrès du P.O.S.D.R., dit Congrès d’unité. Y participaient 111 délégués avec voix délibérative, qui représentaient 57 organisations locales du Parti.

Au congrès assistaient en outre les représentants des partis social-démocrates nationaux : 3 du Bund, 3 du Parti social-démocrate polonais et 3 de l’organisation social-démocrate de Lettonie.

Les organisations bolchéviques ayant été durement éprouvées pendant et après l’insurrection de décembre, toutes n’avaient pas pu envoyer des délégués.

D’autre part, pendant les « jours de liberté » de 1905, les menchéviks avaient accepté dans leurs rangs une masse d’intellectuels petits-bourgeois, qui n’avaient rien de commun avec le marxisme révolutionnaire.

Il suffit de dire que les menchéviks de Tiflis (il n’y avait pas beaucoup d’ouvriers industriels dans cette ville) avaient envoyé au congrès autant de délégués que la plus grande organisation prolétarienne, celle de pétersbourg.

Aussi une majorité du congrès, insignifiante il est vrai, se trouva-t-elle du côté des menchéviks.

Cette composition du congrès détermina le caractère menchévik des décisions dans tout un ensemble de questions. L’unité réalisée à ce congrès fut purement formelle.

En réalité, bolchéviks et menchéviks maintinrent leurs conceptions respectives et leurs organisations propres.

Les principales questions examinées au IVe congrès furent les suivantes : question agraire, situation actuelle et objectifs de classe du prolétariat, attitude à prendre envers la Douma d’État, questions d’organisation.

Bien que les menchéviks fussent en majorité au congrès, ils durent, pour ne pas écarter les ouvriers, adopter la formule préconisée par Lénine pour l’article premier des statuts, sur la qualité de membre du parti.

Dans la question agraire, Lénine défendit la nationalisation du sol.

Il estimait que cette nationalisation n’était possible qu’avec la victoire de la révolution, qu’après le renversement du tsarisme.

En ce cas, la nationalisation de la terre faciliterait au prolétariat, allié aux paysans pauvres, le passage à la révolution socialiste.

La nationalisation de la terre impliquait la confiscation, sans indemnité, de toutes les terres seigneuriales au profit des paysans.

Le programme agraire bolchévik appelait les paysans à la révolution contre le tsar et les propriétaires fonciers.

Tout autres étaient les positions des menchéviks.

Ils défendaient un programme de municipalisation.

D’après ce programme, les terres seigneuriales n’étaient pas remises aux communautés paysannes, ni en libre disposition, ni même en jouissance, mais elles étaient mises à la disposition des municipalités (c’est-à-dire des administrations locales autonomes ou zemstvos), et les paysans devaient prendre à bail cette terre, chacun dans la mesure de ses moyens.

Le programme menchévik de municipalisation était un programme de conciliation et, par conséquent, un programme nuisible à la révolution.

Il ne pouvait mobiliser les paysans pour la lutte révolutionnaire ; il ne visait pas à la suppression complète de la propriété seigneuriale de la terre.

Le programme menchévik envisageait une issue bâtarde de la révolution. Les menchéviks ne voulaient pas dresser les paysans pour la révolution.

Pourtant le congrès adopta à la majorité des voix le programme menchévik.

C’est surtout à propos de la résolution sur la situation actuelle et sur la Douma d’État que les menchéviks dévoilèrent leur fond antiprolétarien et opportuniste.

Le menchévik Martynov s’éleva ouvertement contre l’hégémonie du prolétariat dans la révolution et pour répondre aux menchéviks, le camarade Staline posa la question de front :

« Ou l’hégémonie du prolétariat, ou l’hégémonie de la bourgeoisie démocratique, voilà comment se pose la question dans le Parti, voilà sur quoi portent nos divergences. »

Quant à la Douma d’État, les menchéviks la glorifiaient dans leur résolution comme le meilleur moyen de résoudre les problèmes de la révolution, d’affranchir le peuple du tsarisme.

Les bolchéviks, au contraire, regardaient la Douma comme un appendice impuissant du tsarisme, comme un paravent qui était destiné à masquer les plaies du tsarisme et que celui-ci rejetterait aussitôt qu’il serait devenu incommode.

Le Comité central élu au IVe congrès comprit 3 bolchéviks et 6 menchéviks.

Les menchéviks entrèrent seuls à la rédaction de l’organe central. Il était évident que la lutte allait continuer à l’intérieur du Parti.

Et en effet la lutte entre bolchéviks et menchéviks redoubla de force après le IVe congrès.

Dans les organisations locales officiellement unifiées on voyait très souvent deux rapporteurs faire chacun son compte rendu du congrès : l’un, de la part des bolchéviks, l’autre de la part des menchéviks.

Après discussion des deux lignes, la majorité des membres de l’organisation se ralliaient le plus souvent aux bolchéviks.

La vie prouvait de mieux en mieux que les bolchéviks avaient raison.

Le Comité central menchévik élu au IVecongrès révéla de plus en plus son opportunisme, son incapacité totale à diriger la lutte révolutionnaire des masses.

En été et en automne 1906, la lutte révolutionnaire des masses reprit de l’intensité.

A Cronstadt et à Sveaborg, les matelots se soulevèrent. La lutte des paysans contre les propriétaires fonciers se déchaîna.

Et le Comité central menchévik formulait des mots d’ordre opportunistes que les masses ne suivaient pas !

**6. Dissolution de la Ire douma d’État. Convocation de la IIe Douma d’État. Le Ve congrès du Parti. Dissolution de la IIe douma d’État. Causes de la défaite de la première révolution russe.

La Ire Douma d’État s’étant montrée insuffisamment docile, le gouvernement tsariste en prononça la dissolution en été 1906.

Il renforça encore la répression contre le peuple, fit sévir à travers le pays les expéditions punitives, et proclama sa décision de convoquer à bref délai la IIe Douma d’État.

L’arrogance du gouvernement devenait manifeste. Il ne craignait plus la révolution qu’il voyait décroître.

Les bolchéviks eurent à résoudre la question, de savoir s’ils allaient participer à la IIe Douma ou la boycotter.

Par boycottage, les bolchéviks entendaient d’ordinaire le boycottage actif, et non une simple abstention) passive aux élections.

Ils considéraient le boycottage actif comme un moyen révolutionnaire de mettre le peuple en garde contre la tentative du tsar de faire passer le peuple du chemin de la révolution dans celui de la « constitution » tsariste ; comme un moyen de faire échec à cette tentative et d’organiser un nouvel assaut du peuple contre le tsarisme.

L’expérience du boycottage de la Douma de Boulyguine avait montré que « le boycottage était la seule tactique juste, entièrement confirmée par les événements ». (Ibidem, p. 552).

Ce boycottage avait réussi parce qu’il avait non seulement préservé le peuple du danger de suivre la voie de la constitution tsariste mais qu’il avait fait échec à la Douma avant même qu’elle fût née.

Il avait réussi parce qu’appliqué en période d’essor grandissant de la révolution et soutenu par cet essor, et non en période de déclin de la révolution, — car on ne pouvait faire échec à la Douma qu’en période d’essor de la révolution.

Le boycottage de la Douma de Witte, c’est-à-dire de la Ire Douma, fut réalisé après la défaite de l’insurrection de décembre, dont le tsar était sorti vainqueur, c’est-à-dire dans un moment où l’on pouvait penser que la révolution déclinait.

« Mais, écrivait Lénine, il va de soi que cette victoire [du tsar. — N. de la Réd.], il n’y avait pas encore lieu de la considérer comme une victoire décisive.

L’insurrection de décembre 1905 avait eu comme prolongement toute la série des soulèvements militaires et des grèves, dissociés et partiels, de l’été 1906.

Le mot d’ordre de boycottage de la Douma de Witte avait été celui de la lutte pour la concentration et la généralisation de ces soulèvements. » (Lénine, t. XII, p. 20, éd. russe.)

Ce boycottage n’avait pu faire échec à la Douma, encore qu’il compromît notablement son autorité et affaiblît la foi qu’avait en elle une partie de la population ; il n’avait pu faire échec à la Douma, parce que réalisé, comme cela était apparu clairement par la suite, dans les conditions du déclin, de la décadence de la révolution.

Voilà pourquoi le boycottage de la Ire Douma, en 1906, ne réussit pas.

Sur ce sujet, Lénine a écrit dans sa célèbre brochure La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») :

« Le boycottage bolchévik du « parlement » en 1905 enrichit le prolétariat révolutionnaire d’une expérience politique extrêmement précieuse, en lui montrant qu’il est parfois utile et même obligatoire, — lorsqu’on use simultanément des formes de lutte légales et illégales, parlementaires et extra-parlementaires, — de savoir renoncer aux formes parlementaires…

Ce fut déjà une erreur, quoique peu grave et facile à réparer, que le boycottage de la « Douma » par les bolchéviks en 1906…

Ce qui vaut pour les individus peut être appliqué, toutes choses égales d’ailleurs, à la politique et aux partis.

L’homme intelligent n’est pas celui qui ne fait pas de fautes. Ces gens-là n’existent pas et ne peuvent pas exister.

Celui-là est intelligent qui fait des fautes, pas très graves, et qui sait les corriger facilement et vite. » (Lénine, Œuvres choisies, t. II, p. 704, 1948)

En ce qui concerne lu IIe Douma d’État, Lénine estimait que, devant le changement de situation et le déclin de la révolution, les bolchéviks « devaient remettre en question le boycottage de la Douma d’État ». (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 551.)

« L’histoire a montré, écrivait Lénine, que lorsque se réunit la Douma, la possibilité se présente de faire une agitation utile à l’intérieur et autour de cette Douma ; que la tactique de rapprochement avec la paysannerie révolutionnaire contre les cadets est possible au sein de la Douma. » (Ibidem, p. 554.)

Il s’ensuivait qu’il faut savoir non seulement marcher à l’attaque avec décision, marcher à l’attaque aux premiers rangs, quand, la révolution marque un essor, mais aussi se replier dans les règles, se replier les derniers, quand l’essor a pris fin, en changeant de tactique d’après la situation changée ; ne pas se replier en désordre mais d’une façon organisée, avec calme, sans panique, en exploitant les moindres possibilités de soustraire les cadres aux coups de l’ennemi ; se reformer, accumuler des forces et se préparer à une nouvelle offensive.

Les bolchéviks décidèrent de participer aux élections pour la IIe Douma.

Mais ils allaient à la Douma, non pour y faire un travail « législatif » organique, en bloquant avec les cadets, comme le faisaient les menchéviks, mais pour se servir de la Douma comme d’une tribune dans l’intérêt de la révolution.

Le Comité central menchévik, au contraire, appelait à conclure des ententes électorales avec les cadets, à soutenir les cadets dans la Douma, qu’il considérait comme un organe législatif capable de mater le gouvernement tsariste.

La plupart des organisations du Parti se dressèrent contre la politique du Comité central menchévik.

Les bolchéviks exigèrent que fût convoqué un nouveau congrès.

En mai 1907 se réunit à Londres le Ve congrès du Parti. Le P.O.S.D.R. comptait à cette date (avec les organisations social-démocrates nationales) jusqu’à 150.000 membres.

Au total, 336 délégués assistèrent au congrès. Les bolchéviks étaient au nombre de 105 ; les menchéviks, de 97.

Les autres délégués représentaient les organisations social-démocrates nationales, celles des social-démocrates polonais et lettons et le Bund, qui avaient été admis dans le P.O.S.D.R. au congrès précédent.

Trotski essaya de constituer au congrès son petit groupe à lui, un groupe centriste, c’est-à-dire semi-menchévik, mais personne ne voulut le suivre.

Les bolchéviks qui avaient derrière eux les Polonais et les Lettons réunirent une majorité stable au congrès.

Une des principales questions débattues fut l’attitude à observer envers les partis bourgeois.

Cette question avait déjà fait l’objet d’une lutte entre bolchéviks et menchéviks au IIe congrès.

Le Ve congrès donna une appréciation bolchévique de tous les partis non prolétariens, — Cent-Noirs, octobristes, cadets, socialistes-révolutionnaires, — et adopta une tactique bolchévique à l’égard de ces partis.

Le congrès approuva la politique bolchévique et décida de mener une lutte implacable aussi bien contre les partis cent-noirs (« Union du peuple russe », monarchistes, Conseil de la noblesse unifiée) que contre l’ « Union du 17 octobre » (octobristes), le parti industriel et commercial et le parti de la « Rénovation pacifique ».

Tous ces partis étaient manifestement contre-révolutionnaires.

En ce qui concerne la bourgeoisie libérale, le parti cadet, le congrès proposa d’engager contre lui une campagne de dénonciation implacable.

Le congrès appelait à dénoncer le « démocratisme » hypocrite et mensonger du parti cadet, à lutter contre les tentatives de la bourgeoisie libérale de se mettre à la tête du mouvement paysan.

Quant aux partis dits populistes ou du travail (socialistes populaires, groupe du travail, socialistes-révolutionnaires), le congrès recommandait de dénoncer leurs tentatives de se camoufler en socialistes.

Cependant il admettait certaines ententes avec ces partis en vue d’organiser un assaut commun et simultané contre le tsarisme et contre la bourgeoisie cadette, pour autant que ces partis étaient à l’époque des partis démocratiques et traduisaient les intérêts de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes.

Dès avant le congrès, les menchéviks avaient proposé de convoquer ce qu’ils appelaient un « congrès ouvrier », auquel auraient participé social-démocrates, socialistes-révolutionnaires et anarchistes.

Ce congrès « ouvrier » devait créer quelque chose dans le genre d’un « parti sans-parti », ou encore d’un « large » parti ouvrier petit-bourgeois sans programme.

Lénine dénonça cette tentative archi nuisible des menchéviks, de liquider le parti ouvrier social-démocrate et de dissoudre le détachement d’avant-garde de la classe ouvrière dans la masse petite-bourgeoise.

Le congrès condamna sévèrement le mot d’ordre menchévik de « congrès ouvrier ».

La question des syndicats prit une place à part dans les travaux du congrès.

Les menchéviks défendaient la « neutralité » des syndicats, c’est-à-dire qu’ils s’affirmaient contre le rôle dirigeant du Parti dans les syndicats.

Le congrès repoussa la proposition menchévique et adopta la résolution bolchévique sur les syndicats : elle indiquait que le Parti devait conquérir la direction idéologique et politique dans les syndicats.

Le Ve congrès signifia que les bolchéviks avaient remporté une grande victoire dans le mouvement ouvrier.

Mais les bolchéviks n’en tirèrent pas vanité, ils ne s’endormirent pas sur leurs lauriers.

Ce n’était pas ce que leur avait enseigné Lénine. Les bolchéviks savaient qu’ils auraient encore à lutter contre les menchéviks.

Dans son article « Notes d’un délégué », paru en 1907, le camarade Staline donne, des résultats du congrès, l’appréciation suivante :

« Le rassemblement effectif des ouvriers avancés de toute la Russie en un parti unique, sous le drapeau de la social-démocratie révolutionnaire, telle est la signification du congrès de Londres, tel en est le caractère général. »

Le camarade Staline cite des données relatives à la composition du congrès.

Il établit que les délégués bolchéviks avaient été envoyés au congrès principalement par les grandes régions industrielles (Pétersbourg, Moscou, Oural, Ivanovo-Voznessensk, etc.).

Quant aux menchéviks, ils avaient été délégués au congrès par les régions de petite production, où prédominaient les artisans, les semi-prolétaires, ainsi que par une série de régions essentiellement paysannes.

« II est clair, indiquait le camarade Staline en dressant le bilan du congrès, que la tactique des bolchéviks est celle des prolétaires de la grande industrie, celle des régions où les contradictions de classe sont particulièrement évidentes et la lutte de classe particulièrement violente. Le bolchévisme est la tactique des véritables prolétaires.

D’autre part, il n’est pas moins clair que la tactique des menchéviks est surtout celle des artisans et des semi-prolétaires paysans, celle des régions où les contradictions de classe ne sont pas tout à fait évidentes, où la lutte de classe est voilée. Le menchévisme est la tactique des éléments semi-bourgeois du prolétariat. C’est ce qu’attestent les chiffres. » (Procès verbaux du Ve congrès du P.O.S.D.R., pp. XI et XII, 1935, éd. russe.)

Avec la dissolution de la I » Douma, le tsar comptait en avoir une IIe, plus docile.

Mais la IIe Douma ne justifia pas, elle non plus, son attente.

Alors le tsar décida de la dissoudre à son tour et d’en convoquer une IIIe, sous le régime d’une loi électorale encore plus défavorable, avec l’espoir que cette Douma serait enfin plus docile.

C’est bientôt après le Ve congrès que le gouvernement tsariste opéra ce qu’on est convenu d’appeler le coup d’État du 3 juin : le 3 juin 1907, le tsar prononça la dissolution de la IIe Douma d’État.

La fraction social-démocrate de la Douma, qui comptait 65 députés-, fut arrêtée et déportée en Sibérie.

On promulgua une nouvelle loi électorale. Les droits des ouvriers et des paysans y étaient mutilés davantage encore.

Le gouvernement tsariste poursuivait son offensive.

Le ministre tsariste Stolypine déchaîna une répression sanglante contre les ouvriers et les paysans.

Des milliers d’ouvriers et de paysans révolutionnaires furent fusillés par les expéditions punitives, ou pendus.

Dans les geôles du tsar on martyrisait et on torturait les révolutionnaires. Les persécutions furent particulièrement féroces contre les organisations ouvrières et, en premier lieu, contre les bolchéviks.

Les limiers tsaristes cherchaient Lénine, qui vivait secrètement en Finlande. Ils voulaient se défaire du chef de la révolution.

Mais bravant mille dangers, Lénine réussit en décembre 1907 à repasser la frontière : il regagna l’émigration.

Et ce furent les sombres années de la réaction stolypinienne.

La première révolution russe s’était terminée par une défaite. Quelles raisons y avaient contribué ?

1° II n’y avait pas encore, dans la révolution, d’alliance solide entre les ouvriers et les paysans contre le tsarisme.

Les paysans s’étaient dressés pour la lutte contre les propriétaires fonciers, et ils acceptaient l’alliance avec les ouvriers contre les propriétaires ; mais ils ne comprenaient pas encore qu’il était impossible de renverser les propriétaires fonciers sans renverser le tsar ; ils ne comprenaient pas que le tsar faisait cause commune avec les propriétaires fonciers ; une partie considérable des paysans avait encore foi dans le tsar et fondait ses espérances sur la Douma tsariste.

Aussi beaucoup de paysans ne voulaient pas d’une alliance avec les ouvriers en vue de renverser le tsarisme.

Les paysans ajoutaient foi plus volontiers au parti conciliateur des socialistes-révolutionnaires qu’aux véritables révolutionnaires, les bolchéviks.

Résultat : la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers n’était pas suffisamment organisée. Lénine l’a indiqué :

« … les paysans agissaient de façon trop dispersée, inorganisée, leur offensive n’était pas suffisamment poussée ; et ce fut là une des causes essentielles de la défaite de la révolution. » (Lénine, t. XIX, p. 354, éd. russe.)

2° Le refus d’une partie importante des paysans de marcher avec les ouvriers pour renverser le tsarisme, apparaissait aussi dans l’attitude de l’armée, dont la majeure partie était composée de fils de paysans en capote de soldat.

Il y avait eu des troubles et des soulèvements dans certaines unités de l’armée tsariste, mais la plupart des soldats aidaient encore le tsar à réprimer les grèves et les soulèvements ouvriers.

3° Les ouvriers, eux non plus, n’agissaient pas avec assez de cohésion.

Les détachements avancés de la classe ouvrière ont déployé en 1905 une lutte révolutionnaire héroïque.

Les couches les plus arriérées, — ouvriers des provinces les moins industrielles, habitant le village, — ont été plus lentes à se mettre en branle.

Leur participation à la lutte révolutionnaire s’est développée surtout en 1906 ; mais à cette date, l’avant-garde de la classe ouvrière était déjà sensiblement affaiblie.

4° La classe ouvrière était la force d’avant-garde, la force essentielle de la révolution, mais l’unité et la cohésion nécessaires faisaient défaut dans les rangs du P.O.S.D.R., parti de la classe ouvrière.

Celui-ci était divisé en deux groupes : bolchéviks et menchéviks.

Les premiers suivaient une ligne révolutionnaire conséquente et appelaient les ouvriers à renverser le tsarisme.

Les menchéviks, par leur tactique de conciliation, freinaient la révolution, semaient la confusion dans l’esprit de beaucoup d’ouvriers, divisaient la classe ouvrière.

C’est pourquoi l’action des ouvriers ne fut pas toujours cohérente dans la révolution, et la classe ouvrière, qui manquait encore d’unité dans ses propres rangs, ne put devenir le vrai chef de la révolution.

5° Les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé l’autocratie tsariste à réprimer la révolution de 1905.

Les capitalistes étrangers craignaient pour les capitaux qu’ils avaient placés en Russie, et pour leurs immenses profits.

En outre, ils redoutaient qu’en cas de victoire de la révolution russe, les ouvriers des autres pays ne se lèvent’aussi pour la révolution.

C’est pourquoi les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé le tsar-bourreau.

Les banquiers français lui consentirent un emprunt important, destiné à écraser la révolution.

Le kaiser allemand tint sur pied une armée forte de milliers d’hommes, prête à intervenir pour aider le tsar.

6° La paix signée avec le Japon en septembre 1905 fut d’un grand secours pour le tsar.

C’étaient la défaite militaire et la montée formidable de la révolution qui l’avaient poussé à signer la paix au plus vite.

La défaite avait débilité le tsarisme ; la signature de la paix raffermit la situation du tsar.


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