Le 15 décembre 1976, Walter Alasia, membre des Brigades Rouges, fut tué lors d’une fusillade nocturne avec la police italienne dans un quartier ouvrier de la banlieue milanaise, Sesto San Giovanni.

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Quinze membres d’une escouade « anti-terroriste » étaient venus l’arrêter dans l’appartement de ses parents. Walter a répondu à leurs tirs en en tuant deux, s’échappant par une fenêtre et se faufilant jusque dans la cour de l’immeuble, où il fut blessé aux jambes par un tri de mitraillette de la police. Alors qu’il gisait là, en sang, un membre de l’escouade « anti-terroriste » l’abattit froidement. Walter avait vingt ans.

L’année de sa mort, Walter avait déjà mené un raid brigadiste contre l’état-major de « Nouvelle Démocratie », un parti de la droite démocrate-chrétienne. Il était de la deuxième génération des BR ; des jeunes prolétaires qui, trop jeunes pour avoir participé aux mouvements de masses de la révolte étudiante et ouvrière de 1968-69, sont venus à la conscience politique au début des années 70 alors que l’affrontement avait déjà franchi le cap de la militarisation.

Depuis les débuts de la brève vie politique de Walter Alasia, la lutte armée était une dominante, et la vie et la mort une question politique pour lui et ses pairs. Alasia était l’enfant d’ouvriers d’usine communistes. Il a grandi à Sesto San Giovanni, le « Stalingrad italien », une rude banlieue ouvrière de 80.000 travailleurs à la périphérie de Milan.

Son père, Guido, était un ouvrier qualifié, travaillant à Ortofrigor, une usine d’équipements de réfrigération. Sa mère, Ada Tibaldi, était aussi ouvrière d’usine. En 1962, elle a commencé à travailler sur la ligne d’assemblage à l’usine SAPSA, une petite usine de pneus qui dépendait de la compagnie Pirelli. Elle était communiste, devint vite une activiste syndicale et prit une part active pendant « l’automne chaud », la révolte ouvrière de 1969, quand Walter avait 13 ans. Elle resta à SAPSA pendant 10 ans.

Walter était un enfant espiègle et plein d’énergie. A l’école, il manifestait des talents artistiques, mais à part en dessin, il avait des notes très moyennes. Walter ne s’est jamais fait à l’atmosphère académique, stérile, autoritaire, « 19ème siècle », du système scolaire italien des années 1960.

A l’âge de quinze ans, en 1971, parce que ses talents en dessin étaient prometteurs, ses parents l’envoyèrent au lycée technique Itis pour garçons, qui venait d’ouvrir près de Sesto. Son entrée à Itis fut un virage majeur dans son existence. Les lycéens d’Itis n’étaient quasiment que des jeunes de la classe ouvrière, drainés depuis le quartier de Sesto. Beaucoup d’amis de Walter y étaient. Ils furent vite pris dans la tornade de la révolte lycéenne qui se répandait dans tous les lycées techniques autoritaires de l’Italie de 1971.

Walter et d’autres organisèrent une collectif « autonome » lycéen, et au bout de deux ans, ils libérèrent l’école. Les professeurs étaient obligés de donner à tous les élèves les notes suffisantes pour passer en classe supérieure. Les professeurs et l’encadrement réactionnaires furent harcelés et jetés dehors. Les lycéens transformèrent leurs cours en séminaires politiques qui abordaient un vaste panorama de sujets.

Les cours réguliers disparurent, l’administration ayant perdu le contrôle physique de l’école. Itis devint pour un temps une zone libérée (ce que les BR désignaient comme des « zones de pouvoir rouges ») au sein d’une série d’autres écoles à Milan et dans les autres villes du Nord, qui étaient des bases d’où les collectifs de lycéens révolutionnaires partaient pour combattre la police et les fascistes et pour organiser les quartiers et les usines.

Alasia fut recruté dans les forces de sécurité des collectifs car il était digne de confiance et savait garder son sang- froid dans moments de crise.

En 1973, le collectif autonome d’Itis entra dans Lotta Continua. Désormais, Itis s’était transformé en un bastion de la gauche révolutionnaire à Sesto. La section de Sesto de Lotta Continua, avec le collectif de Walter à sa tête, était aux avant-postes dans les combats urbains qui opposaient les fascistes et la police à la gauche révolutionnaire tout au long de 1973 et 1974, alors que l’Etat jouait l’escalade dans ses efforts pour écraser militairement la gauche révolutionnaire milanaise.

Partout où il y avait des batailles de rue, Walter et ses camarades les révolutionnaires de l’Itis étaient au cœur du combat. Walter faisait un bon mètre quatre-vingt, et avait la réputation d’être un dur qui ne détestait pas prendre des coups quand il pouvait les rendre.

Le collectif d’Itis contribua à défendre victorieusement un des principaux bastions de la gauche, le lycée technique Politechnico, face à un assaut fasciste en avril 1973, lors d’une journée de grande mobilisation nationale des fascistes. Cinq cent lycéens autonomes s’alignèrent autour de l’établissement Politechnico. Walter Alasia était là, avec le groupe d’Itis.

Au bout de la rue, les fascistes apparurent. Ils avançaient vers l’école pour casser du gauchiste. Toute la force de défense, les 500 autonomes, se prit fermement par le bras et avança droit devant, d’un pas rapide et rythmé. Rapidement, le pas se transforma en une course, une charge massive. Têtes casquées, visages couverts et battes à la main. Les fascistes en furent quittes pour la peur ; effrayés, ils se sont dispersés sur le champ et ont fui à toutes jambes. Les habitants du quartier, qui regardaient la scène depuis leurs fenêtres, applaudirent les révolutionnaires lycéens.

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Alasia était très actif dans les manifestations milanaises de Lotta Continua, il était responsable de la sécurité. Tout le monde se souvient de lui comme quelqu’un de mesuré qui maîtrisait ses nerfs dans les moments difficiles.

Après le massacre de Brescia, quand les fascistes tuèrent 8 personnes en attaquant à la bombe une manifestation de la gauche, la Nouvelle Gauche attaqua le quartier général fasciste de Milan. Pendant la bagarre, le leader de la section de Sesto de Lotta Continua fut perdu dans le chaos de la bataille. Walter s’en aperçu, rassembla ses troupes et dirigea l’assaut de sa section pour aller récupérer le camarade. Il avait 18 ans, avec trois ans d’expérience dans la lutte.

Les membres du collectif d’Itis avaient commencé à mettre en question le noyau familial et les rôles sexuels traditionnels en combattant pour construire un nouveau mode de vie non-oppressif. La lecture favorite de Walter en ce temps-là étaient une revue bien délurée de la contre-culture, appelée Bread and Roses. Walter distribuait Bread and Roses à côté de Lotta Continua dans son lycée.

Bread and Roses était une revue publiée de façon irrégulière, à destination des jeunes. Il attaquait sans répit la famille nucléaire, critiquait l’incapacité de la gauche révolutionnaire à répondre aux problèmes personnels des jeunes, attaquait le carriérisme, l’égoïsme et le comportement machiste des leaders masculins du mouvement étudiant. Sa satire portait sur le caractère hypocrite et inconsistant de la sous-culture du mouvement étudiant qui parlait d’engagement révolutionnaire mais qui continuait à vivre des mensonges et de l’hypocrisie de l’ancienne culture.

Bread and roses mettait en avant la thèse selon laquelle l’approfondissement de l’engagement politique dépendait de la tournure que prenait la vie au niveau personnel et privé, qu’il était donc incorrect de séparer la conduite personnelle de la conduite politico sociale. Toutes les répressions et les tabous de la société capitaliste se reflètent dans la vie quotidienne, dans la famille et les relations personnelles. Bread and Roses était très critique envers la famille prolétarienne, vue comme une « vile relation d’argent ». il appelait à l’indépendance économique de tous les membres de la famille, enfants compris, comme la seule solution progressiste.

La revue abordait aussi d’autres aspects, comme l’économie souterraine, les drogues et le sexe. Le problème des rôles et des relations sexuelles était un thème central dans chaque numéro. Bread and Roses était très populaire à Itis, et Walter avait la collection complète dans sa chambre.

Walter n’était pas intéressé par la perspective de devenir un leader, de faire beaucoup de discours, de devenir une « superstar » du mouvement. Son style politique était calme et mesuré. Ses camarades lycéens le respectaient. Lorsqu’on était accaparé par des affaires et des crises, il ne perdait pas le goût de la taquinerie ni son sens de l’humour subtil et ironique.

Sa chambre, qu’il partageait avec son frère Oscar qui était plus âgé, était toute couverte de posters de Lénine, Che, Angela Davis, Staline et Ho Chi Minh souriant. Sur les murs il avait aussi des photos de Sacco et Vanzetti (deux anarchistes italo-américains exécutés par l’Etat du Massachusetts dans les années 1920), des photos de partisans italiens de la deuxième guerre mondiale, de femmes vietnamiennes fusil à l’épaule. Il y avait aussi une photo d’une foule riant autour d’une statue de marbre géante de Mussolini sans tête, et une photo de soldats de l’armée rouge chinoise en costume mao.

Walter aimait porter ses cheveux bruns très longs, parfois il se faisait une queue de cheval. Il se laissait pousser la moustache. Il aimait porter des pantalons blancs à pattes d’éléphant, des baskets et des chemises indiennes en coton, serrées à la poitrine. Il aimait la musique rock, Jimi Hendrix, Vanilla Fudge, Jethro Tull, il avait commencé à se mettre à la guitare. Il lui arrivait de passer des heures à écouter de la musique dans sa chambre.

Au début de l’année 1974, il devenait de plus en plus clair que l’Etat forçait la gauche révolutionnaire à faire le choix entre la lutte armée et l’extinction passive. Lotta Continua, incapable d’imprimer une direction politique au mouvement, scissionna sur cette question de la lutte armée. L’ensemble de la section de Sesto de Lotta Continua se rangea avec la faction pro-lutte armée de l’organisation. Walter et un petit groupe de 4 ou 5 amis ne participèrent pas au combat de la faction, préférant abandonner l’organisation.

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Après son départ de LC et du lycée technique, Walter, qui n’a jamais été un intellectuel, entrepris des lectures sérieuses : des œuvres choisies de Lénine, une série de six volumes sur les sciences et la philosophie, qu’il avait dû acheter à crédit, les livres de George Jackson « Devant mes Yeux la Mort » et « Les Frères de Soledad », ainsi que le roman de Gabriel Garcia Marquez, « Cent ans de Solitude ».

Les camarades qui travaillaient avec lui à ce moment ont dit que l’action réussie des Brigades Rouges contre Sossi fit une profonde impression sur lui, ainsi que sur d’autres étudiants révolutionnaires. Les communiqués brigadistes faisaient l’objet de nombreuses discussions entre Walter et ses amis. Il était particulièrement d’accord avec les BR sur l’analyse selon laquelle la vraie ligne de démarcation dans le mouvement était la question de la lutte armée. Walter commença à travailler avec les BR quelque temps après l’action contre Sossi, fin 74-début 75.

Sa vie fut parcourue de changements en entrant dans les Brigades. Après quelques emplois d’ouvrier spécialisé à tourner des vis dans de petites usines pour 150 dollars le mois, puis comme technicien dans la téléphonie, Walter trouva un emploi à la poste centrale. Il rompit ses relations avec la plupart de ses vieux amis. Lorsqu’il en rencontrait un par hasard, il lui disait qu’il avait laissé tomber la politique. Sa famille remarquait qu’il passait beaucoup de temps à lire « Les frères de Soledad » et « Devant mes Yeux la Mort » de George Jackson.

Son attitude changea, il devint beaucoup plus calme et plus discipliné, il commença à aider sa mère pour les tâches du foyer. Parfois, il passait des nuits entières dehors, pour des histoires de cœur. Sa tenue était plus soignée, et Walter coupa même sa queue de cheval chérie. Sa famille remarqua qu’il évitait de se faire photographier avec sa nouvelle coupe. En octobre 1976, la police fit un raid contre un appartement conspiratif loué par Alasia sous un faux nom. Selon la version policière, les lunettes d’Alasia y furent trouvées, qui les dirigèrent vers un opticien. Mais la police ne l’arrêta pas tout de suite. A la place, il fut filé et ses communications écoutées.

Après le 1er décembre 1976, les BR firent un raid contre le quartier général de Nouvelle Démocratie ; là, les occupants du lieu identifièrent Alasia comme un des membres du commando. Juste avant le lever du jour du 15 décembre 1976, une unité spéciale de la police encercla un immeuble du quartier de Sesto. Dix policiers gardaient la rue, alors que des flics munis de pistolets mitrailleurs, de gilets pare-balles et de casques enfonçaient la porte des Alasia.


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