Dans le courant des années 1990 s’est développé en France un mouvement de solidarité avec le Parti Communiste de Turquie (Marxiste-Léniniste), le TKP(ML).

A cette occasion avait été publié en 1997 un document intitulé « Qu’est-ce que le TKP(ML) ?« , dans le cadre de la revue Front Social.

Ce document était le fruit d’un travail commun entre des internationalistes français et des sympathisants d’origine turque/kurde du TKP(ML).

Nous voulons ici faire une présentation plus précise de l’évolution politique du TKP(ML) et du mouvement maoïste en Turquie. Ce texte est une contribution au document précèdent; il ne rentre pas en contradiction avec lui.

Le TKP(ML) a été le fruit d’une longue maturation politique, sous l’influence de la révolution culturelle en Chine.

Son fondateur, Ibrahim Kaypakkaya, dira d’ailleurs que « le TKP(ML) est un produit de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne ».

Ibrahim Kaypakkaya a également notablement influencé par Charu Mazumdar, fondateur du Parti Communiste d’Inde (Marxiste-Léniniste), auteur de nombreux documents dans les années 1960, notamment sur le rapport entre les masses paysannes et la guerre populaire.

Kaypakkaya, né en 1949, a de fait remis à l’ordre du jour la question paysanne en Turquie.

Voyant l’importance de la question, il a compris que la Turquie n’était pas un pays « démocratique » ou « moderne » comme l’Etat le prétendait, mais un pays où la révolution agraire n’avait pas eu lieu.

Pour l’ensemble du mouvement révolutionnaire en Turquie à ce moment là, Mustafa Kémal était un petit-bourgeois progressiste, dont la seule erreur avait été de ne pas aller jusqu’au bout dans la rupture avec les pays occidentaux impérialistes.

Ibrahim Kaypakkaya est le premier à rejeter scientifiquement cette thèse.

Reprenant des documents notamment produits par l’Internationale Communiste, il exposa ses thèses dans « Points de vue sur le kémalisme », où il affirme :

« La révolution kémaliste est une révolution de la couche supérieure de la bourgeoisie commerçante, des propriétaires terriens, des usuriers turcs et un nombre plus faible de la bourgeoisie industrielle existante.

C’est-à-dire que les chefs de la révolution sont les classes de la grande bourgeoisie compradore turque et les propriétaires terriens. La bourgeoisie moyenne avec un caractère national n’a pas participé à la révolution en tant que force guide.

Le mouvement kémaliste s’est dirigé » à la base contre les paysans et les ouvriers, en fait contre les possibilités d’une révolution agraire » (Schnurow, de l’Internationale Communiste).

Comme résultat du mouvement kémaliste la structure coloniale, semi-coloniale et semi-féodale de la Turquie se modifia en structure semi-coloniale semi-féodale, c’est-à-dire que la structure économique semi-coloniale et semi-féodale resta.

Au niveau social, à la place de la vieille bourgeoisie compradore qui appartenait aux minorités nationales, et de la couche supérieure de la vieille bureaucratie, domine la nouvelle bourgeoisie turque, qui vient de la bourgeoisie moyenne à caractère national et qui est entré en coopération avec l’impérialisme, et la nouvelle bureaucratie.

Une partie des vieux propriétaires terriens, usuriers et négociants spéculateurs poursuivit sa domination, à la place de l’autre partie arrivèrent des nouveaux les remplaçant.

Au niveau politique, à la place du gouvernement constitutionnel lié aux intérêts de la monarchie se retrouve le gouvernement qui porte au mieux les intérêts des nouvelles classes dominantes : la république bourgeoise. Ce gouvernement était en apparence indépendant, en réalité politiquement semi-dépendant de l’impérialisme.

« La dictature kémaliste était démocratique en apparence, en réalité une dictature militaire fasciste ».

Ce point de vue est le point de départ du marxisme-léninisme-maoïsme en Turquie.

Toutes les autres tendances du mouvement révolutionnaire rejettent ce point de vue, considérant plus ou moins positivement Mustafa Kémal, et représentant ainsi les intérêts de la petite-bourgeoisie, de la bourgeoisie de gauche, etc.

Le premier groupe armé en Turquie, le THKO (Armée de Libération Populaire de la Turquie), fondée par Deniz Gezmis, est idéologiquement le plus proche du kémalisme.

Le THKO niait le besoin d’un Parti Communiste; il entendait pousser les masses à continuer la révolution kémaliste.

Le second groupe armé, le THKP-C (Parti / Front de Libération Populaire de la Turquie), fondé par Mahir Cayan, considérait que la bourgeoisie nationale avait été mise de côté par une oligarchie qui avait vendue le kémalisme à l’impérialisme.

Mais aucune de ces tendances ne comprenait le caractère féodal de la Turquie ; elles constataient juste une « influence » de l’impérialisme.

Ces tendances ont toujours attendu de l’Etat turc qu’il aille dans le sens de l’ »indépendance nationale » et se rallie à leurs propres thèses !

Ibrahim Kaypakkaya a permis la rupture avec ces thèses niant le caractère semi-colonial semi-féodal de la Turquie.

Ibrahim Kaypakkaya a également établi la ligne révolutionnaire concernant la question nationale en Turquie.

D’origine turque et ayant appris le kurde, il présente dans « La question nationale en Turquie » la ligne révolutionnaire à ce sujet. Il y dit ainsi :

« Résumons: que les Kurdes forment une nation en Turquie est une réalité qui est clair pour chaque personne qui n’est pas derrière le nationalisme turc agressif, sans qu’il soit nécessaire de continuer à discuter de cela. Les ouvriers, paysans pauvres et moyens kurdes, le semi-prolétariat et le petite-bourgeoisie citadine kurdes, l’ensemble de la bourgeoisie kurde et les grands propriétaires terriens forment la nation kurde.

C’est non seulement le peuple kurde mais aussi, à part une poignée de grands maîtres féodaux et quelques bourgeois qui ont fusionné avec les classes dominantes turques, l’ensemble de la nation kurde qui subit l’oppression nationale. Les ouvriers et paysans kurdes, la petite-bourgeoisie citadine et les petits propriétaires terriens souffrent de l’oppression nationale. »

Ibrahim Kaypakkaya est le premier à avoir compris la nécessité de la fondation du Parti Communiste, et organisera la rupture avec le TIIKP (Parti ouvrier-paysan insurrectionnel de Turquie), qui prétendait soutenir les apports de Mao Zedong alors qu’il possédait une nature fondamentalement opportuniste.

Il sera l’auteur du document « Critique du programme du TIIKP », où est notamment présenté la nécessité de la naissance du TKP(ML).

Les deux autres documents fondamentaux qui donneront la naissance du TKP(ML) sont : « Apprenons correctement l’enseignement de Mao Zedong quant à l’édification du pouvoir rouge » et « Les Décisions du DABK » (Comités des Unités de l’Anatolie Orientale) » qui édifient les bases de la séparation idéologique du TIIKP.

Dans l’écrit « Apprenons correctement l’enseignement de Mao Zedong quant à l’édification du pouvoir rouge », Kaypakkaya parle de la stratégie militaire à appliquer en Turquie :

« Dans notre pays la révolution passe par trois armes essentielles : le Parti, l’Armée Populaire et le Front Uni Révolutionnaire du Peuple. »

La naissance du TKP(ML) en 1972 commence alors par une intense activité d’agitation et de propagande, visant à la tenue d’un premier Congrès du Parti, devant être suivi d’un congrès de l’Armée, permettant le développement du Front (dont l’existence devra être permise par l’existence de bases rouges).

L’agitation et la propagande du TKP(ML) a été politique, idéologique ; le TKP(ML) servait les masses, les aidait dans leurs conditions de vie (apports de techniques agraires, défense face à l’armée et aux féodaux, etc.).

En 1973 Ibrahim Kaypakkaya est arrêté dans le cadre d’activités du TIKKO (Armée Ouvrière et Paysanne de Libération de la Turquie).

Il ne révélera rien des structures du TKP(ML), et succombera le 18 mai 1973 après plus de 60 jours de tortures.

La large répression désorganise alors le TKP(ML), qui ne continue à exister que par divers comités, notamment en prison.

S’ouvre une période de larges débats idéologiques, sur les causes de la défaite et le comment de la construction du Parti.

Fut formé en 1974 un « comité de coordination des activités régionales » afin de coordonner les différents groupes existant encore après la destruction du « centre » du TKP(ML).

En 1976 le comité est dominé par les tendances déviationnistes de droite, qui rejettent les apports de Kaypakkaya et de Mao Zedong.

Ces tendances sont rejetées en 1977, par une ligne rouge, qui forme un nouveau « comité d’organisation », avec comme but la refondation du Parti et comme tâche principale la guerre de guérilla paysanne.

Les déviationnistes de droite forment le TKP-ML/Hareketi (TKP/ML – Mouvement), qui s’unira à d’autres groupes pour former le MLKP actuel. Il s’agit d’une ligne anti-parti, cherchant à unifier toutes les tendances en une seule organisation.

Il faudra attendre février 1978 pour que se tienne une première conférence, qui refonde le Parti à tous les niveaux ainsi que TIKKO.

Suleyman Cihan devient le second secrétaire général du TKP(ML).

Cette conférence adopte un programme, amène la publication d’organes légaux et illégaux, ainsi qu’une lutte au niveau international contre le révisionnisme moderne et la théorie chinoise des « trois mondes ».

Son idéologie est le marxisme-léninisme pensée Mao Zedong.

La période entre la première conférence (de 1978) et la seconde (de 1981) est marquée par une intense lutte contre une tendance opportuniste refusant d’appliquer les décisions de la première conférence, notamment dans le domaine militaire.

Le TKP(ML) affronte de plein fouet le putsch militaire du 12 septembre 1980, qui liquide l’ensemble des organisations révolutionnaires.

La seconde conférence de février 1981 marque la victoire définitive sur les tendances voulant adopter une voie pacifique de prise de pouvoir.

Mais elle est marquée par la scission d’une clique semi-trotskyste, s’étant formée en Europe, à l’abri de la lutte, rejetant Mao Zedong, la guerre populaire, et développant un intellectualisme bourgeois.

Cette tendance bourgeoise formera le TKP-ML Bolsevik, qui deviendra le Bolsevik Partisi (avec la revue Bolsevik Partizan), groupe légaliste intellectualiste.

La seconde conférence marque le refus de cette tendance marquée par la fascination pour Enver Hoxha et le refus d’assumer Mao Zedong ; elle est marquée par la publication d’un document analysant précisément les positions (erronées) du Parti du Travail d’Albanie.

Le secrétaire général Suleyman Cihan est arrêté par la suite et meurt en résistant sous la torture le 15 septembre 1981.

La direction du Parti fléchit alors et abandonne la tâche centrale de l’organisation dans les campagnes.

Ainsi la troisième réunion du Comité Central deux années plus tard affirme que la lutte pacifique devient principal, affirmation portée aux nues à la quatrième réunion de 1984.

Avant même que se tienne une nouvelle conférence a lieu une « conférence régionale extraordinaire » rejetant le comité central et la ligne pacifique.

Se forme le TKP(ML) – DABK (Comité Régional d’Anatolie Orientale), qui relance la lutte dans les campagnes.

Les gens amenant la formation du DABK refusent que la conférence subisse l’hégémonie de gens ayant fui la Turquie.

Le reste de l’organisation tente de tenir une conférence en fin 1986 (qui échoue devant la répression), qui se tient finalement en 1987. Cette tendance est alors connue comme TKP-ML conférence.

Une partie des cadres se trouvant à l’étranger forme alors le TKP-ML Maoist Merkezi (Centre Maoïste), inféodé au PCR des USA et au CoRIM.

La ligne de DABK est une ligne essentiellement axée sur la mise en avant de la guerre de guérilla; le mot d’ordre de Baba Erdogan, secrétaire général adjoint, est « un Dersim ne suffit pas, il faut 1.000 Dersim », du nom de la région bastion du TKP(ML).

Le DABK intensifie la guerre populaire et ouvre de nouveaux fronts, comme dans la région de la mer noire.

Le DABK considère également que la défaite du TKP(ML) à ses débuts a dépendu de conditions subjectives, tandis que l’autre tendance considère que cette défaite repose dans les conditions objectives.

Se formera également dans l’autre tendance un groupe prônant une activité complètement séparée au Kurdistan, rejetant la liaison entre la révolution démocratique en Turquie avec le Kurdistan (ils prendront le nom de « sectionnistes »).

L’autre tendance remettra en cause la ligne de son propre comité central et des pourparlers ont lieu pour la réunification des deux tendances, qui se concrétisent dans le cadre d’une conférence extraordinaire du Parti en 1993.

C’est à cette occasion que le TKP(ML) adopte comme idéologie le marxisme-léninisme-maoïsme.

En 1994 a lieu un grave problème organisationnel, en raison de « magouilles » d’un membre du Comité Central avec des mafieux (sous prétexte d’obtenir du matériel).

Une partie du comité central tente d’étouffer l’histoire, ce qui est rejeté notamment par Cüneyt Kahraman.

Le mouvement lancé par celui-ci amène la formation du TKP(ML), qui rejette la tendance opportuniste comme « pragmatique-machiavéliste », qui prend le nom de TKP/ML (et ne remet pas en cause les membres impliqués dans les « magouilles »).

Le TKP(ML) se revendique historiquement du TKP-ML DABK ainsi que du TKP-ML conférence, tandis que le TKP/ML se revendique exclusivement de TKP-ML conférence.

Cüneyt Kahraman guide alors le Parti, et mène le « mouvement perce-neige » (Kardelen Hareketi) liquidant les agents infiltrés dans le Parti (jusqu’au niveau du comité central).

Il tombe en 1997 ; par la suite la nouvelle direction du TKP(ML) remet en cause l’interprétation du TKP/ML comme « pragmatique-machiavéliste » et appelle à l’union.

La caractérisation comme « pragmatique-machiavéliste » et la scission auraient eu comme simple cause les agents infiltrés dans le Parti.

Une conférence centrale se tient en 1999 et affirme officiellement la nécessité de s’unir avec le TKP/ML (qui continue de rejeter le TKP(ML) comme « putschiste ») et la tenue d’un congrès.

Celui-ci a lieu en septembre 2002 et marque la naissance du Parti Communiste Maoïste.

Les principaux points de la transformation sont :

1. Le TKP(ML) prend le nom de Parti Communiste Maoïste; le TIKKO devient le HKO (Armée Populaire de Libération); le TMLGB devient le MGB (Union de la Jeunesse Maoïste).

Est ainsi remis en cause le texte d’Ibrahim Kaypakkaya concernant la nature scientifique du choix des nom de TKP(ML)-TIKKO.

2. Le MKP rejette officiellement l’universalité de la guerre populaire, adoptant les positions du Parti Communiste des Philippines et du PCR des USA qui parlent de « révoltes », « insurrections », etc.

Cela est par exemple affirmé dans le numéro un de « Sinif Teorisi » (Théorie de classe) dans l’article « Sur la Guerre Populaire », qui sépare le monde en colonies, semi-colonies et pays capitalistes.

3. Le MKP réinterprète l’histoire du TKP(ML) et adopte la même interprétation du DABK que le TKP/ML. Le DABK est analysé comme tendance ultra-gauchiste militariste.

De fait toute l’histoire du TKP(ML) est critiqué comme « gauchiste » et n’aurait consisté qu’en une série de déviations.

4. Le MKP cède devant la pression de la bourgeoisie kurde en abandonnant les principes de Kaypakkaya sur la liaison de la libération nationale du Kurdistan occupée par la Turquie avec la révolution démocratique en Turquie.

Le nom du MKP est MKP – T/KK soit MKP Turquie / Kurdistan du Nord. C’est la même position intellectualiste abstraite que Bolsevik Partizan (« Parti Bolchevique – Turquie / Kurdistan du Nord).

Cette position affaiblit le caractère général de la révolution démocratique en Turquie; elle nie le caractère multinational de la Turquie (au sens strict il faudrait alors s’appeler MKP des nationalités turque, kurde, laze, arabe, arménienne, géorgienne, juive etc. ou au moins des nations turque, kurde, laze…).

5. Le MKP parle d’une période préparatoire à la Guerre Populaire, ce qui est une conception abstraite (Mao : « La guerre s’apprend en la faisant »).

Les conceptions du MKP sont calquées sur celles du PC du Népal (maoïste).

Un groupe a qualifié de putsch le congrès de transformation du TKP(ML) en MKP et a repris le nom de TKP(ML).

Cela doit être relié au fait que notamment le CoRIM et le PCN(m) ont immédiatement salué le congrès.

Le Corim affirmait par exemple :

« It is with great joy and with great expectations that we great this Congress of your Party, the first such Congress to be held in the history of the Party since its founding in 1972 (as the Communist Party of Turkey Marxist-Leninist) and one that comes at a critical juncture for the advance of the revolution in Turkey and in the world. »

Le Parti Communiste Révolutionnaire (comités d’organisation) du Canada disait lui :

« Nous vous adressons nos chaleureuses salutations ainsi que toutes nos félicitations suite à la tenue victorieuse du premier congrès de votre Parti.

Les décisions que vous avez prises et les résultats que vous avez atteints représentent un pas en avant important non seulement du point de vue de la lutte révolutionnaire en Turquie et au Kurdistan Nord mais aussi pour le mouvement révolutionnaire international dans son ensemble (…).

Les résultats de votre premier congrès, qui synthétisent quelque 30 années d’expérience du combat révolutionnaire, constitueront certes pour nous une source d’inspiration. »

Et le PCR des USA disait par exemple :

« The Revolutionary Communist Party, USA sends its red salute to this important milestone in the history of your Party. »


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