L’assistance laisse parfois échapper un soupir, puis les gens se calment et restent immobiles pendant des heures, absorbés, impuissants. Alors que s’accumulent, à la barre des témoins, les preuves compromettantes contre Karl Wolff, j’entends un Allemand du Banat1 chuchoter à l’oreille de la veuve d’un officier de l’état-major qui continue à réclamer une pension : « C’est incroyable ! Les Allemands n’arrêtent pas de laver leur linge sale en public ! » « Ce type devrait être pendu ! Immédiatement ! Pendez-les tous ! » lance, pendant la pause, un homme, né en 1922. Une vieille femme, assise derrière l’espace réservé à la presse, marmonne infatigablement : « Et ça a gouverné. Et maintenant, ils sont tous innocents. Pas possible ! C’est terrible. Eh oui, ils les ont gazés. Ils les ont déportés. Même les enfants. Pas possible ! Quel individu arrogant ! Il essaie de nous amadouer. Les femmes aussi. Ils ont tous disparu. Eh oui… Pas possible… »
Pendant les six semaines qu’a duré le procès de Karl Wolff, le public allemand n’a pas réussi à se faire un avis sur cet homme qui a été l’officier d’ordonnance du Reichsführer de la SS Heinrich Himmler, général de la Waffen-SS, le plus haut gradé des SS et de la police en Italie, et officier de liaison entre Himmler et Hitler. Le public sait que c’était un homme du monde, et qu’il l’est encore, un dandy, un fanfaron. À l’époque il était blond. Et si ses cheveux ont blanchi, ses yeux sont restés d’un bleu vif. C’est un guerrier, un Teuton, un Aryen pur-sang, géniteur de nombreux enfants issus de deux épouses auxquelles il a été plus ou moins fidèle. C’est un homme qui avait des principes, les mauvais malheureusement, mais des principes, probablement dépassés aujourd’hui : les gens ne portent plus de chapeaux et ils ne sont plus nazis. Tout au plus s’opposent-ils aux Juifs, par exemple à Goldwater2 . Wolff est accusé de complicité dans le meurtre de 120 Juifs dans un cas, de 300 000 dans un second et de 6000 dans un troisième. En d’autres termes, il est accusé de meurtre.
Dans cette même salle du palais de justice de Munich se déroulait, il y a deux ans, le procès de Vera Brühne, accusée du meurtre d’un médecin et de sa femme de ménage, soit deux personnes en tout. Elle aussi était bien de sa personne : une femme élégante, blonde, mince. Une femme du monde, mais sans principes, plutôt infidèle que fidèle dans ses relations avec ses époux et autres inséminateurs. Mais dans son cas, le public allemand s’était fait un avis dès la fin de la première journée du procès. L’opinion était contre elle, et l’affaire était claire. Nous avons découvert par la suite que le jury était soumis à une pression si forte de l’opinion publique, non seulement celle de cette ville mais du pays tout entier, qu’il n’avait d’autre choix que de la déclarer coupable. Il est facile de critiquer un accusé ; il est vil de se moquer d’une personne déjà en détention ; il est impossible de racheter aujourd’hui son inaction face au national-socialisme en se contentant d’exprimer son aversion pour quelqu’un comme Karl Wolff. Et il est regrettable que la pruderie affichée à l’égard de Brühne ait été plus délétère que l’aversion pour les crimes présumés d’un individu comme Karl Wolff : c’est de la naïveté et de l’obscurantisme.
L’auteure, qui par bonheur appartient à la génération qui n’a pas fait l’expérience consciente du national-socialisme et qui, par conséquent, n’a pas eu l’occasion de se rendre coupable par association − c’est-à-dire d’avoir admiré le régime ou de n’avoir pas eu le courage civique de s’y opposer −, n’a jamais vu tant d’anciens SS réunis en un lieu, à la barre des témoins, que pendant le procès de Karl Wolff. Ils portent des costumes C&A3 sur leurs épaules carrées, continuent à joindre les talons d’un coup sec mais désormais silencieux et à dire Jawohl au lieu d’un simple Ja. Quand ils quittent la salle d’audience, ils s’inclinent brièvement l’un après l’autre avec une exaltation masculine empreinte de retenue en passant devant l’accusé, Karl Wolff, SS-Obergruppenführer et général de la Waffen-SS a.D4. Ils disent qu’aujourd’hui leurs idées ont évolué, qu’étant donné les conditions et l’époque ils n’auraient pas pu agir autrement et que déjà en ce temps-là leur conscience les hantait. Mais quand ils en viennent à évoquer leurs propres souvenirs et leurs opinions, on s’aperçoit qu’ils sont toujours aussi impénitents, imperturbables et incorrigibles.
Le témoin Wilhelm Karl Hinrich Koppe, soixante-huit ans, marié, résidant à Bonn et dernièrement directeur d’une usine, était général de première classe dans la police, c’est-à-dire un général exerçant une autorité pendant la guerre − ce qu’il a lui-même souligné −, un général dans la Waffen-SS, un SS-Obergruppenführer, un SS et un officier de police de haut rang en poste dans le district de la Warta de décembre 1939 à décembre 1943. Il raconte une histoire sur la manière dont il a fait cesser les activités du camp d’extermination des Juifs situé à Kulmhof (Chelmno) : « J’avais eu vent qu’il y avait des activités d’extermination. J’en avais entendu parler par hasard. Un jour, je me trouvais avec Greiser (le Reichsstatthalter du district de la Warta pendu en 19465) pour discuter de problèmes de réinstallation. J’étais chargé d’installer des Allemands dans le district de la Warta. Himmler vantait toujours mon sens de l’organisation. J’ai réinstallé environ 300 000 personnes. Des États de la Baltique, de la Dobroudja, de la Galicie. » Le juge l’interrompt : « Pour réinstaller ces gens, il fallait entre autres procéder à l’expulsion des populations qui vivaient dans ces régions, n’est-ce pas ?! » Le témoin : « Jawohl, à l’expulsion des Juifs et des Polonais. Ça a été relativement efficace. Enfin… Pendant que je discutais avec Greiser, Bouhler (le chef de la chancellerie du Führer qui s’est suicidé en 1945) a appelé. Ils ont parlé de schnaps, puis Greiser a raccroché. Je lui ai demandé : « Est-ce que Bouhler vous commande du schnaps ? » Greiser a répondu : « Non, c’est pour les forces d’intervention. Pour l’extermination des Juifs. » J’ai immédiatement réagi. J’ai dit : « Écoutez les gars, ça va ruiner notre plan de réinstallation. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut cacher. » Le camp d’extermination de Kulmhof se trouvait en plein milieu de la zone de réinstallation. J’étais furieux. Alors j’ai convoqué l’inspecteur de la Police de la sécurité. Je lui ai demandé : « Pourquoi ne m’avez-vous rien dit de Kulmhof ? » L’inspecteur a répondu : « Ça n’entre pas dans mes fonctions. » J’avais le droit de tout inspecter moi-même, mais comme je n’étais pas habilité à émettre de simples instructions, ça ne valait pas la peine. Mon rôle n’était pas de demander des services à un officier d’un rang inférieur, je devais donner des ordres. Et puis les gens réinstallés ont commencé à poser des questions. Ils voyaient les camions remplis de Juifs et ils demandaient : « Qu’est-ce que vous faites de ces Juifs ? Vous n’arrêtez pas de les emmener là-bas et ils ne ressortent pas. » J’en ai rougi de honte. Alors j’ai ramené les activités de Kulmhof au point mort ! » Koppe ne dit pas comment il l’a fait, il dit simplement qu’il l’a fait.
Le témoin évoque un autre épisode de cette affaire pour expliquer comment lui, le SS-Obergruppenführer, a mis un terme à l’extermination des Juifs. « Après mon transfert à Cracovie, début décembre 1943, le général de division Schindler6est venu me voir. Il s’inquiétait pour le rendement des Juifs des usines d’armement. Schindler m’a dit : « Pourriez-vous m’aider à garder quelques Juifs ici ? Sinon la production des armes va s’effondrer. » J’ai d’abord répondu que je n’y étais pas habilité. Puis je lui ai demandé : « Accepterez-vous de passer sous mes ordres si Speer7. me nomme chef de l’armement du district de la Warta ? » Schindler a répondu : « Immédiatement. Puisqu’il s’agit d’armes, je suis tout à fait prêt à renoncer aux galons. Je ferai toutes sortes de sacrifices. » Je suis donc allé à Berlin pour en parler à Speer, qui a accepté. A partir de ce moment, j’ai pu dire : « Si vous nous prenez les Juifs, nous allons perdre la guerre ! » Je suis un idéaliste, déclare le témoin, j’ai adhéré au parti parce que l’Allemagne, ma patrie, risquait d’être submergée par le communisme. Fin 1931, on m’a chargé de mettre en place la SS-Sturm de Hambourg-Harburg. Ça a été une grande réussite. Je veux dire, c’est mal de présenter ça comme ça − aujourd’hui en tout cas − mais en ce temps-là, c’était comme ça. » Il a rencontré Wolff à Berlin en septembre 1940. « Je négociais avec le quartier général. Quand on arrivait à Berlin à cette époque, on demandait toujours quels hauts gradés s’y trouvaient. On m’a dit que l’ami Wolff était à Berlin. Nous nous sommes donc retrouvés à Prinz-Albrecht-Strasse (quartier général du SS-Reichsführer) ou au Kaiserhof pour prendre un café. Nous avons parlé de la situation au front. J’étais déjà relativement sceptique. Nous avions remporté des victoires importantes, mais on ne voyait pas arriver la fin de la guerre. Wolff a dit : « Nos armées héroïques avancent. » Il m’a rassuré. J’ai dit : « Écoutez les gars, vous qui êtes dans le bunker du Führer, ça ne vous inquiète pas ces bombes et tout le reste ? » J’ai dit « Mon cher Wolff, en ce qui concerne l’industrie de l’armement, ne serait-il pas judicieux de… » Wolff m’a interrompu : « Le Führer a pensé à tout, on construit un gigantesque complexe d’armement dans l’est. Il y a profusion de main-d’œuvre juive. De Polonais et de Juifs. Des centaines de milliers. Un million. Il est en construction, avec son usine de gaz, sa centrale électrique, ses voies ferrées, et tout. » Je suis rentré chez moi, assez rassuré. Par la suite, j’ai découvert que c’était pure utopie. » Le témoin ajoute qu’après la guerre « il a eu la vie dure » : il a dû vivre sous un faux nom ; Stuckhardt, secrétaire d’État du ministère de l’Intérieur du Reich, lui avait procuré un passeport au nom de Lohmann. Il a rencontré Wolff à plusieurs reprises, une fois à Wuppertal, et une autre fois ailleurs. Il ne se souvient plus de quoi ils ont parlé.
En fait aucun d’eux ne semble en savoir beaucoup sur leurs rencontres avec Wolff. C’est simple : ils ne se souviennent pas. Même les déclarations qu’ils ont faites à la police pendant leurs interrogatoires il y a un an ou deux se sont effacées de leur mémoire. « J’oublie tout », déclare l’ancien chauffeur personnel d’Himmler, à présent conducteur d’autobus à Wedel dans le Holstein, « si bien que chaque semaine je suis obligé de noter l’itinéraire de mon bus, sinon je l’oublie ».
Maintenant on passe à l’inspection du camp de Sobibor qui a eu lieu à l’été 1942 ou au printemps 1943. Sobibor était un camp d’extermination des Juifs du ghetto de Varsovie, mis en place par Globocnik, l’un des hauts commandants des SS et de la police (il se serait suicidé en mai 1945). II ne fait aucun doute qu’Himmler et Globocnik ont participé à l’inspection, mais la cour veut savoir si Wolff y était aussi. Lors de l’interrogatoire, un témoin a fait une déclaration surprenante à la police : « Je me souviens parfaitement qu’un jour je suis arrivé dans une petite gare avec Himmler et Wolff. Un train formé d’une locomotive et d’un seul wagon attendait. Himmler et Wolff y sont montés. » Il s’agissait d’une voie spécialement aménagée. Le train est revenu six ou huit heures plus tard, roulant en sens inverse, la locomotive poussant son wagon. Quand la cour demande : « Wolff était-il là ? », le témoin ne s’en souvient plus. « Je ne cherche pas à protéger Wolff. Je n’ai pas trouvé ça bien qu’il gagne de l’argent dans cette affaire. » (II fait référence à l’article de Wolff paru dans un magazine en 1961, intitulé « Heinrich Himmler, chef d’Eichmann » et qui commençait ainsi : « Moi, Karl Wolff, SS-Obergruppenführer et général de la Waffen-SS a.D, je prends la parole. Ma conscience m’y oblige. » − À l’instar de Moi, Claude, empereur et Dieu…). Le témoin dit : « J’y ai réfléchi toute l’année. Je ne peux pas le déclarer sous serment. »
Cet homme a conduit Himmler à Dachau et a été témoin d’expériences sur des humains. « Wolff y était-il aussi ? Je suppose. Je ne saurais pas le dire. Wolff était-il au courant de ces expériences sur des humains ? Non. Wolff était bon avec tout le monde, avec les petites gens aussi. Quand ça n’était pas du solide, il ne voulait pas y être mêlé. » Pendant son interrogatoire, il avait dit à la police : « Wolff devait savoir quelque chose. C’était l’associé le plus proche d’Himmler. » (Et Wolff savait : cela avait été établi à Nuremberg.)
Max Ruhnkoff, homme d’affaires et officier d’ordonnance de Globocnik, est l’homme qui a affrété le train spécial, ce train formé d’une locomotive et d’un seul wagon : il n’a jamais rien su et aujourd’hui encore il ne sait rien. Rien du million et demi de Juifs assassinés dans la région de Lublin sous les ordres de Globocnik (l’assesseur qualifie Globocnik de « formidable exterminateur d’êtres humains ! » Le témoin : « Si vous le dites… »). II n’est plus question de la visite de Wolff au camp de Sobibor. Mais il se souvient du moindre détail jusqu’au moment du départ du train : le ton avait monté parce que le train n’arrivait pas ; le train n’entrait pas en gare ; cela bouleversait tous les plans. Himmler était furieux. Wolff calmait les gens. Il y avait des voitures − une Mercedes et une Horch − mais, semble-t-il, Himmler ne voulait pas voyager dans un convoi de voitures. Finalement ils ont décidé de monter dans une voiture pour aller au-devant du train spécial, qu’ils ont trouvé à la gare décrite par le chauffeur d’Himmler. Question : « Combien de temps la visite de ces messieurs à Sobibor a-t-elle duré ? » Le témoin : « Du déjeuner jusqu’au soir. − Wolff y est-il allé ? − Je ne pourrais pas le certifier. » Puis sa mémoire semble émerger de la brume : « Je crois me souvenir que Wolff était là pendant un court moment, mais quand le convoi a démarré, il ne s’y est pas joint. » Fin de la déclaration.
Ainsi se suivent les audiences, matin et après-midi, et se succèdent les témoignages des anciens SS. Les témoins de l’accusation sont des compagnons de l’accusé. L’occasion de juger un représentant éminent du III Reich, un homme qui occupait un rang plus élevé qu’Eichmann, qui était l’homme de confiance d’Himmler, qui avait rivalisé avec Heydrich pour devenir le représentant d’Himmler, un homme dont les collègues à la SS, au Reichstag et dans l’entourage immédiat d’Himmler et d’Hitler qui n’avaient pas pu se suicider avaient été exécutés − cette occasion unique est en train de s’envoler. C’est l’accusé, et non la cour, qui oriente le procès. Ce sont les partisans du national-socialisme, et non ses opposants, qui révèlent la vérité sur le régime. J’ai surpris, dans les bancs réservés au public, des jeunes gens qui se demandaient si après tout il n’y avait pas du bon dans le national-socialisme.
[Après deux courts procès en 1946 et 1948, Karl Wolff fut rejugé à Munich en 1964. Déclaré coupable de complicité dans le meurtre de 300 000 personnes, il fut finalement condamné à quinze ans d’emprisonnement et à dix ans de privation de ses droits civiques. Il fut libéré en 1969.]