1960 promet d’être une année charnière de ce XX siècle tant critiqué, tant célébré et sans cesse réexorcisé : siècle de la théorie de la relativité d’Einstein et de deux terribles guerres, celui du fascisme et celui des révolutions des peuples, des camps de concentration et des luttes d’indépendance. Le troisième sommet d’après-guerre se tiendra à Paris en mai 1960. C’est le troisième sommet depuis la partition du monde en deux blocs et le premier depuis que la politique de la guerre froide a perdu toute sagesse et qu’elle n’est plus qu’un instrument de dénonciation.
Potsdam, Genève, Paris. Truman, Attlee et Staline se sont rencontrés à Potsdam ; Eisenhower, Eden, Boulganine et Faure, à Genève ; Eisenhower, Macmillan, Khrouchtchev et de Gaulle se retrouveront à Paris. Aux changements de noms correspondent des changements d’orientations politiques envisagés ou déjà appliqués. A Potsdam, ils ont décidé de diviser l’Allemagne en quatre zones d’occupation ; il fallait instaurer un nouvel ordre économique, interdire le Parti national-socialiste et révoquer tous les nazis occupant encore des postes dans la fonction publique. Même si l’alliance contre Hitler avait commencé à se lézarder, un certain consensus perdurait sur ces questions. Les Accords de Paris1, signés juste avant la Conférence de Genève, ont consacré l’intégration militaire de la République fédérale dans le bloc de l’Ouest. À Genève donc, tous affichaient des sourires, mais rien n’a été accompli. La Conférence de Paris aura pour toile de fond une OTAN qui s’effrite, les propositions de Khrouchtchev sur la réduction de l’armement et les négociations de Camp David, qui ont révélé la sincérité des intentions des États-Unis et de l’Union soviétique en matière de détente. Mais elle aura aussi pour toile de fond la guerre d’Algérie, la bombe atomique française et les tensions germano-américaines2.
Le sommet débutera le 16 mai. Mais d’ici cette date et jusqu’à l’ouverture de la réunion du Conseil de l’OTAN au printemps, à Istanbul, tous les dirigeants des puissances internationales vont sillonner la planète. Le tourisme politique auquel se livreront nos hommes d’État n’a pas pour unique objet la préparation de la Conférence de Paris. Il doit leur permettre de cerner la situation que le sommet est censé instaurer : on sait bien qu’il est devenu impossible de niveler les récessions économiques par la poursuite forcenée des politiques d’armement ; on va donc essayer de créer des liens commerciaux, d’ouvrir des marchés et de trouver de nouveaux amis et clients.
Si nous nous penchons sur ces deux dernières années, qui ont abouti à la situation actuelle, nous observons que l’Union soviétique a engagé une offensive diplomatique en 1958 avec son « message » à « tous les gouvernements du monde » dans lequel elle proposait à l’ensemble des hommes d’État des grands pays de se réunir pour régler les conflits. Puis il y a eu le mémorandum du 19 mars 1958, que Smirnov, ambassadeur de l’Union soviétique, a remis à Bonn six jours avant la décision du gouvernement CDU de doter la Bundeswehr d’armes de destruction massive. Ensuite, le 9 juillet 1958, il y a eu la proposition du gouvernement soviétique de convoquer une conférence d’experts pour discuter d’un moratoire sur les essais nucléaires.
Pendant ce temps, en République fédérale, le mouvement antinucléaire avait été écrasé par la décision de Karlsruhe rejetant la tenue d’un référendum3. Quant au projet de faire de l’Europe centrale une zone dénucléarisée, il avait été exclu du débat politique (Strauss4 qualifiait les partisans du plan Rapacki5 de « criminels de guerre en puissance »). En octobre, les États-Unis mettaient fin à leurs essais nucléaires de leur propre initiative, tandis que le ministre de la Défense de la République fédérale commençait à acheter des missiles Honest-John6 et à envoyer des soldats de la Bundeswehr aux États-Unis et en Afrique du Nord pour leur faire suivre une formation sur les canons nucléaires. Tout cela a abouti à la note de Berlin envoyée par les Soviétiques le 27 novembre 19587.
La « guerre des notes » a été suivie de la visite de Mikoyan8 aux États-Unis, du voyage de Macmillan9 à Moscou, de l’apparition de Khrouchtchev à Washington et de la tournée mondiale du président des États-Unis. Suivront encore des consultations complémentaires entre nos hommes d’État, puis arrivera enfin la conférence au sommet.
Eisenhower, Macmillan, de Gaulle et Khrouchtchev se rencontreront à Paris en mai. Ils y arriveront avec quatre projets distincts et les attentes innombrables et diverses des populations, des hommes d’État et des partis. Pendant la campagne électorale, l’année dernière en Grande-Bretagne, le chef des conservateurs a donné l’impression que son parti était le mieux placé pour entamer des pourparlers de paix. Les travaillistes, avec un programme électoral bien meilleur, n’ont pas été en mesure de se démarquer clairement du programme du gouvernement. Les conservateurs se sont emparés de tout ce qui leur semblait intéressant en matière de réduction d’armes et que l’opinion anglaise souhaitait ardemment. Macmillan est allé très loin : il a pleinement adhéré à la proposition de Khrouchtchev, qui prônait une suppression totale des armes, et a soutenu ce dernier dans les moindres détails. Cette manœuvre, apparemment conçue pour capter des voix, était suffisamment réaliste pour que ses idées maîtresses soient conservées jusqu’à aujourd’hui : une politique de détente, le refus des essais nucléaires et la volonté de supprimer les armes. La politique économique anglaise est principalement axée sur le Commonwealth, non sur le territoire ratatiné de l’Europe.
Les tentatives intégrationnistes de l’Europe de l’Ouest ne peuvent qu’affaiblir l’influence dont jouit encore l’Angleterre dans ce qui reste de son empire. En outre, dans cette lutte pour sauvegarder ce monde prétendument libre, l’Angleterre, siège traditionnel de la démocratie parlementaire, ne peut que se sentir menacée par des partenaires comme la République fédérale, la France ou même l’Espagne. Et enfin, comme la France et la Belgique, la Grande-Bretagne est encore engagée en Afrique ; si elle veut réussir à neutraliser l’attrait qu’exerce le bloc de l’Est sur les Africains partisans de l’indépendance − tant sur le plan des idées que sur le plan des améliorations matérielles −, elle doit se réserver une marge de manœuvre pour ses investissements et poursuivre une politique de bonne volonté en Afrique du Sud, même feinte. Ces intérêts internationaux de la Grande-Bretagne auront une influence déterminante sur la position qu’adoptera Macmillan à Paris et l’inciteront à tenir, dans une certaine mesure, sa promesse d’établir un équilibre avec l’Est, équilibre qui non seulement est nécessaire, mais également devenu possible.
Depuis Camp David, l’évolution de la politique étrangère des États-Unis a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Au cours de sa tournée mondiale, Eisenhower entendait vanter au monde entier la politique américaine de réconciliation. Cette nouvelle politique a aussi été mise en œuvre pour produire les bénéfices que la « doctrine Dulles » était incapable d’apporter10.
Comme les Américains ne sont plus en mesure d’assumer leurs obligations au sein de l’OTAN sur le plan matériel mais qu’ils n’osent pas encore y renoncer, ils essaient de se dégager de leurs responsabilités sur leurs partenaires européens dans l’espoir que ces obligations s’éteindront d’elles-mêmes dans le flou de la politique européenne. Il s’agit là d’un point important de la politique allemande des Américains. La République fédérale, qu’ils ont choyée pendant dix ans avec largesse, risque momentanément de se rebiffer contre leurs politiques et d’essayer de revenir sur certaines positions arrêtées (dans sa déclaration de Berlin, Adenauer a eu le front de remettre en cause le concept de l’Occident défini l’année précédente à la Conférence des ministres des Affaires étrangères de Genève et donc de détricoter une année entière de politique mondiale). Mais aussi certainement que la liberté de Berlin n’a jamais été sérieusement menacée, il est évident que le statut actuel de cette ville sert de monnaie d’échange dans les négociations Est-Ouest. L’Amérique ne veut pas d’une guerre, et surtout pas pour Berlin. L’Amérique a besoin de la paix. Berlin aussi !
Par son retour, de Gaulle, partenaire français à la conférence de cette année, a non seulement réussi à désamorcer des crises gouvernementales, il a également réussi à abolir la république, sans toutefois parvenir à obtenir un solide soutien dans son pays. La guerre en Algérie s’éternise. L’Europe n’est plus intéressante sur le plan politique ; elle l’est uniquement sur le plan économique, et sur le plan militaire parce qu’elle pourrait devenir une quatrième puissance nucléaire conduite par la France – ce qui lui conférerait une suprématie, dont l’Europe serait le vecteur, non le but. Les Français veulent des droits, non des obligations.
L’un des objectifs de de Gaulle à ce sommet est d’obtenir l’ajout d’un paragraphe internationalement contraignant, réaffirmant le droit des peuples et interdisant l’ingérence dans les affaires des autres pays.
Cela lui permettra de cantonner la guerre d’Algérie à une affaire de famille française. Pour l’obtenir, il a besoin du soutien de Khrouchtchev, lequel veut invoquer ce même droit pour protéger les États du bloc de l’Est, notamment la RDA, d’éventuelles interventions de l’Ouest. À l’Est on parle même d’« agressions ». Ni Khrouchtchev ni de Gaulle n’approuvent la façon dont la République fédérale évolue, même si ce n’est probablement pas pour les mêmes raisons. De Gaulle, le nationaliste, craint les ambitions hégémoniques de Bonn. Khrouchtchev, le chef du bloc de l’Est, craint une volonté expansionniste de l’Allemagne de l’Ouest. Par ailleurs, il y a ce prétendu axe Bonn-Paris − les deux États font front commun face aux États-Unis −, mais ce qui agace particulièrement de Gaulle c’est le refus de l’Allemagne de le soutenir dans sa guerre d’Algérie et le fait qu’elle demande à la France d’augmenter sa contribution à l’OTAN afin d’alléger sa propre participation financière à cette organisation, et qu’elle souhaite, contrairement au plan annoncé par Adenauer, un changement de statut de Berlin afin de pacifier l’Europe centrale. L’alliance Bonn-Paris est donc par nature totalement néfaste dans la mesure où on ne peut pas se fier à de Gaulle, même s’il ne cesse de déclarer que « Berlin doit rester libre ». La France, et son nationalisme inflexible, semble portée à employer presque tous les moyens pour arriver à ses fins, mais elle est divisée quant à ses ambitions internes et externes ; c’est pourquoi, malgré l’affaiblissement de son système démocratique, elle peut quand même se poser en partenaire pour la détente.
Khrouchtchev, le communiste, le conteur paysan, le dirigeant d’un pays qui défie les diplomates européens depuis l’instauration du régime, a d’abord fasciné le monde entier avec l’envoi d’une sonde sur la Lune11 juste avant son voyage aux États-Unis, puis il l’a étonné avec sa décision d’alléger l’armée soviétique de 1,2 million d’hommes. Il est vrai qu’il troque ses soldats contre une arme apparemment énorme, c’est pourquoi notre presse, toute à son opposition au bloc de l’Est, n’a pas tort de n’y voir aucune réduction du potentiel militaire soviétique. Mais un pays qui a décliné la cause du communisme mondial sur ses banderoles et qui a été accusé pendant des années de vouloir conquérir le monde par des interventions militaires acquiert une certaine crédibilité lorsqu’il met en avant des slogans comme « coexistence pacifique » et qu’il réduit cette partie de son potentiel militaire, essentielle à l’occupation d’autres pays. Dans la poursuite de cette politique de paix offensive, l’Union soviétique est le pays le moins affecté ou le moins irrité par des difficultés ou désaccords internes concernant ses alliés.
Ce que veut l’Union soviétique est clair : le désarmement. Car il favorisera une reconnaissance plus large de son régime et le renforcement politique général de la RDA.
Cela ne résout pas le problème de la position de la République fédérale. L’Allemagne n’est pas le nombril du monde. Pas plus qu’elle ne le deviendra si les autres pays continuent à la lorgner comme si elle l’était. Par contre, l’Allemagne est continuellement ravagée pas des crises. Chacune de ses orientations est donc une occasion de contribuer à l’amélioration de la situation politique du monde. Et que fait Bonn ? Elle s’équipe en armes nucléaires. Parallèlement, les ministres fédéraux encouragent les comportements réactionnaires qui jettent sur les murs les ombres d’un passé sacrilège, tandis que le gouvernement élabore des lois d’exception pour balayer le peu de démocratie qui reste dans ce pays12.
Le gouvernement s’apprête à faire voter à la majorité au Bundestag la suppression de toutes les libertés, un jour inscrites dans notre Constitution avec les meilleures intentions. C’est ce même parti qui rejette catégoriquement toute tentative de réunification, toute demande de désarmement et tout plan en faveur de la détente. Pourtant, il semble avoir bien compris que cette gestion opiniâtre des affaires étrangères le paralyse et qu’un veto de la République fédérale n’arrêtera pas la marche des événements de l’année. Alors il assène le coup. Le moment est proche où les citoyens, anesthésiés par les scandales sur Soraya et Anastasia13, comprendront enfin que ces politiques sont un échec et refuseront de cautionner l’affectation de 11 milliards de marks au budget de l’armement, surtout face aux signes de détente envoyés par le reste du monde. D’où ce projet d’abolir tous les droits démocratiques des citoyens et de faire ce que l’on fait toujours dans ce genre de situation : prendre, pour gouverner le peuple, des mesures qui vont à l’encontre de ses intérêts et de sa volonté. Les conséquences de cette politique sont les suivantes : pas de zone dénucléarisée en Europe centrale, pas de document sur les intérêts allemands au sommet, mais des armes nucléaires pour la RDA, deux États allemands et deux stocks d’armes nucléaires allemandes. Et ensuite ? L’Allemagne a le choix entre une politique de paix constructive et une politique qui entretiendra sa culpabilité, après deux guerres mondiales et douze années de fascisme.