[Lors de la 23e conférence des délégués de la SDS, qui eut lieu à Francfort en septembre 1968, le « Comité d’action pour la libération des femmes » de Berlin prononça une allocution. L’intervenante, Helke Sanders (1937-), réalisatrice et auteure associée au mouvement féministe, accusa la direction antiautoritaire de la SDS de reproduire, au sein de l’organisation, les principales stratégies appliquées par la société pour opprimer les femmes. Quand l’intervenant suivant, Hans-Jürgen Krahl (1943-1970), membre éminent de la SDS, refusa de répondre à cette accusation, des femmes lui lancèrent des tomates. Manfred Bissinger (1940-) était à l’époque le rédacteur en chef de Stern.]

Depuis la visite du chah, on sait que les tomates et les œufs permettent d’attirer l’attention des gens sur des choses dont on ne parlerait pas en d’autres circonstances. Ils ont très souvent permis de donner du poids aux arguments. Mais les étudiants qui ont sali le chah n’agissaient pas en leur propre nom : ils représentaient les paysans persans sans défense. Les tomates n’étaient que les symboles de missiles plus efficaces. Pour décider de soutenir cette action, il fallait mobiliser ses connaissances durement acquises, sa propre capacité de décision, et se référer à ses choix identitaires. On ne changera pas le monde de la CIA et du chah avec des tomates, ni les choses auxquelles ces gens pourraient réfléchir ni celles auxquelles ils ont déjà réfléchi.

Les tomates qui ont volé à l’assemblée des délégués de la SDS à Francfort n’étaient pas des symboles. Ces tomates ont été utilisées pour forcer les hommes dont les costumes ont été tachés (leurs femmes les nettoieront certainement) à réfléchir à des choses auxquelles ils n’ont pas encore réfléchi. Elles n’étaient pas destinées à offrir un spectacle à la presse qui passe délibérément tout sous silence, elles étaient dirigées précisément contre les hommes qui les ont reçues à la figure. La femme qui a lancé ces tomates et les femmes à l’origine de cette action n’ont pas parlé d’une expérience vécue par d’autres ; en s’exprimant au nom de très nombreuses femmes, elles se sont exprimées, elles ont agi en leur propre nom. Et elles se fichaient totalement que leurs propos n’atteignent pas le très haut niveau théorique habituel des discours de la SDS, que leur raisonnement ne soit pas absolument indiscutable ou que le Spiegel les approuve ou non. Elles seraient mortes d’étouffement si elles n’avaient pas pu passer à l’action. En fait, des millions de femmes étouffent chaque jour à cause de ce qu’elles doivent avaler et de ce contre quoi elles luttent en prenant des médicaments − de la thalidomide1, si elles n’ont pas de chance −, en battant leurs enfants, en jetant la louche à la figure de leur mari ou en geignant. Si elles sont bien élevées, elles ferment les fenêtres pour que personne n’entende ce que tout le monde sait : les choses ne vont pas comme elles devraient.

Le conflit qui est redevenu public à Francfort après je ne sais combien de décennies − s’il n’a jamais été vraiment public dans le passé − n’est pas une invention. Ce conflit n’a pas été déclenché pour ergoter, ce n’est pas davantage un conflit théorique sur lequel on se contente de méditer. Quiconque a une famille le connaît par cœur, mais c’était la première fois que l’on admettait que ces questions privées n’étaient en fait pas privées.

L’éditorialiste de Stern, qui a rapidement balayé ce conflit − le débat sur l’oppression des femmes membres de la SDS couvait depuis longtemps au sein de l’organisation −, n’a pas remarqué qu’il ne s’agissait pas uniquement de l’oppression des femmes au sein de la SDS, mais également de l’oppression de sa propre femme, au sein de sa propre famille. Le rédacteur en chef de konkret, pour qui l’épisode des tomates a été l’un des nombreux incidents qui ont émaillé l’assemblée et qui a employé l’expression « libératrices des femmes » pour qualifier ces femmes qui avaient pourtant expressément rejeté toute référence autoritaire à la loi, ne s’est pas davantage senti visé − probablement parce qu’il n’a pas été atteint cette fois-ci −, alors qu’il l’était. Quant à Reimut Reiche2, qui propose que les femmes se contentent de s’abstenir d’avoir des rapports sexuels, il abonde dans le sens de Helke Sanders, laquelle estime que les hommes refusent de prendre conscience de l’existence d’un conflit. Cet homme veut lui aussi reléguer à la sphère privée ce conflit qui vient d’exploser grâce à un cours magistral de tomates. Les Berlinoises qui sont intervenues à Francfort ne veulent plus coopérer.

Elles supportent tout le poids de l’éducation des enfants, mais n’ont aucune influence sur l’histoire, la finalité ou l’orientation de ce travail. Elles ne veulent plus entendre de vexations sur leur absence d’instruction ou sur leur formation incomplète, ou encore sur leur incapacité d’exercer leur profession parce qu’elles élèvent les enfants – tout cela laisse des traces, dont on leur fait porter la responsabilité. Elles ont très bien expliqué que l’impossibilité pour une femme d’élever ses enfants tout en travaillant à l’extérieur ne constituait pas un échec personnel, mais révélait l’échec de la société parce que la société rend ces deux sphères incompatibles. Elles ont parfaitement expliqué un certain nombre de choses. Et quand les hommes ont refusé d’en discuter, elles leur ont lancé des tomates. Elles ne se sont pas mises à geindre, n’ont pas joué les victimes, ni mendié leur sympathie et leur compréhension, ni encore demandé un lave-vaisselle ou l’égalité des droits et tout le bazar. Elles ont étudié la sphère privée dans laquelle vivent la plupart d’entre elles et dont elles supportent seules le poids ; elles ont observé que, dans cette sphère privée, les hommes sont en fait les fonctionnaires de la société capitaliste qui oppriment les femmes, même si telle n’est pas leur intention. Quand les hommes se sont montrés incapables de réagir, elles leur ont lancé des tomates à la figure.

Leur objectif n’est pas de déclencher un conflit permanent entre époux. Leur objectif est de porter ce conflit sur la place publique, de le porter dans un espace où la communication et la compréhension seraient possibles entre celles qui lancent ces missiles pour tenter de faire entendre avec passion leurs arguments, et ceux qui proclament que les hommes sont supérieurs parce qu’ils occupent des positions sociales supérieures.

Francfort a été un succès pour ces femmes parce qu’on a enfin appelé certaines choses par leur nom, parce que l’assemblée s’est déroulée sans ressentiment ni lamentations, parce que les quelques femmes qui ont agi à Francfort ont une certaine expérience des organisations et qu’elles ont travaillé pendant plusieurs mois (et non pas des années comme l’a prétendu Bissinger) avec des femmes pour en apprendre davantage sur les solutions et les problèmes.

Les femmes n’ont pas intérêt à ce que la SDS s’empare de la question des femmes. Si l’organisation décide de soutenir les femmes, tant mieux, mais elle ne doit pas leur donner d’instructions condescendantes sur ce qu’elles doivent faire. Les réactions des hommes à l’assemblée, et des reporters, pour l’instant bienveillants, ont montré qu’il faudrait lancer des trains entiers de tomates sur des cibles bien déterminées pour que le message commence à passer. Les seuls résultats concrets que l’on peut attendre de l’épisode de Francfort, c’est que davantage de femmes réfléchissent à leurs difficultés, s’organisent, cherchent à comprendre les problèmes et apprennent à les exprimer. Tout ce que veut une femme, c’est que son conjoint s’abstienne de toute intervention en la matière et que, pour changer, il lave lui-même ses chemises tachées de tomate pour qu’elle puisse aller à une réunion du comité de libération des femmes. Et il peut aussi garder pour lui ses commentaires stupides sur le nom de l’association parce que son utilité coulera de source quand celle-ci se mettra au travail. L’épisode de Francfort prouve que cette association a devant elle non pas des monticules mais des montagnes de travail et que ce travail est nécessaire et difficile.

 

  1. La thalidomide, médicament utilisé à la fin des années 1950 et au début des années 1960 principalement contre les nausées des femmes enceintes, provoqua de graves malformations congénitales et fut retiré du marché en 1961.
  2. Reimut Reiche (1941-), sociologue, psychanalyste et sexologue allemand.

Revenir en haut de la page.