La Constitution est l’unique instrument de notre démocratie fédérale que ne nous ont pas imposé les diktats émanant de certains groupes d’intérêts ou issus d’une certaine vision perfectionniste du monde. Le contexte dans lequel elle a vu le jour et son contenu en font une part de l’histoire, plus précisément de l’histoire d’après-guerre.
Ceux qui se sont réunis à Herrenchiemsee pour siéger au conseil parlementaire, les meilleurs que l’on pouvait encore trouver dans les trois zones occidentales après douze années de régime nazi sur l’Allemagne, allaient définir – dans le respect du droit international et national, de l’éthique, de la morale, avec humanité et en accord avec l’histoire – les bases d’un (nouveau) monde (allemand) qu’aucune forme de barbarie ne pourrait détruire. Étant donné le but recherché et les possibilités, la démarche péchait par optimisme. Mais ce fut un moment très émouvant et l’immense majorité des gens l’ont pris au sérieux. À voir les visages émaciés et marqués par la faim des parlementaires, leur plan paraissait plausible. À cette époque, presque personne n’était en mesure de distinguer autre chose que la pellicule enveloppant la réalité ni de voir au travers.
Le texte s’articulait autour de deux grandes idées :
1.La démocratie est la seule forme d’État qui peut garantir la dignité humaine ; la dictature est une forme de gouvernement barbare, inhumaine, terroriste et rétrograde.
2.La guerre, au XX siècle, n’est plus une option. Les profits ou butins de guerre ne priment pas sur les pertes matérielles et encore moins sur les pertes humaines.
Ces deux préceptes, enseignés par l’expérience, ont formé le socle de cette Constitution qui a institué l’État de droit, un État intégralement et précisément défini, soigneusement planifié et garanti par divers instruments, un État jusqu’alors inconnu en Allemagne. Dès le début, le service militaire et la remilitarisation ont été exclus de la Constitution, bannis de la future République fédérale. Dans sa version originale, la Constitution était foncièrement attachée aux libertés et intrinsèquement antimilitariste. Elle ne laissait, dans ce royaume fédéral, aucune place à la remilitarisation et garantissait en tout temps, à toute personne, dans toutes les situations, les années fastes comme les années de vaches maigres, un exercice illimité des libertés et des droits fondamentaux, excepté dans le cas des criminels.
Ces piliers de la Constitution étaient porteurs non seulement d’un cadre légal, mais également d’un programme politique. Dorénavant la lutte contre les opposants internes comme les ennemis extérieurs aurait lieu dans le respect des concepts fondamentaux, et désormais fondateurs, de non-violence et de pleine protection du droit. Le droit, en Allemagne, ne serait plus jamais otage des luttes de pouvoir. La politique de la paix, où paix signifie continuellement désarmé, ne serait plus jamais soumise aux manœuvres des partis et n’obéirait plus à la règle de la majorité.
Mais 1956 a changé la donne, et le Bundestag a modifié la Constitution à la majorité des deux tiers pour y ajouter les articles relatifs à la défense. Il entérinait ainsi des mesures déjà instaurées par nos politiciens. En fait, dès 1949, le chancelier avait offert à nos alliés occidentaux la participation de l’Allemagne aux affaires de la défense ; ce geste avait incité Gustav Heinemann1 à démissionner du gouvernement Adenauer en 1950. En d’autres termes, sept ans avant la modification de la Constitution, au mépris total de la lettre et de l’esprit de ce texte, Adenauer avait déjà subrepticement introduit et promu ses propres orientations politiques. La Constitution ne laissait aucune place à la remilitarisation ; la remilitarisation a non seulement trahi la Constitution, elle l’a réduite en charpie. Ce qui revient à dire que le gouvernement fédéral ne pouvait plus mettre en œuvre ses politiques sans enfreindre la Constitution de 1948. Comme le gouvernement n’allait pas renoncer à ses politiques et comme le SPD n’avait aucunement l’intention d’exiger de lui qu’il révise ses politiques, il n’y avait qu’à modifier la Constitution si l’on voulait que les mesures prises par l’exécutif continuent de s’inscrire dans le cadre légal. Son contenu a donc été élargi et son esprit mutilé.
Aujourd’hui, il est question d’abattre le second pilier, celui qui donne actuellement à la Constitution sa raison d’être; aujourd’hui, il est question de limiter la liberté totale garantie par la Constitution − pas de façon permanente, comme dans le cas de la remilitarisation, mais plutôt sous la forme d’une «mesure d’exception » −, ce genre de question signifie qu’une fois de plus le gouvernement fédéral ne peut pas mettre en œuvre ses politiques sans enfreindre le cadre constitutionnel ou, comme l’a résumé avec une parfaite concision Robert Jungk2 au congrès des étudiants de 1959 contre les armes nucléaires à Berlin, que «réarmement nucléaire et démocratie sont inconciliables ». C’est seulement maintenant que la déclaration de Jungk prend tout son sens et que sa pertinence devient manifeste. Les orientations suivies par la politique sociale-démocrate au cours des trois années suivantes révèlent clairement cette incompatibilité établie par Jungk. En 1959, Walter Menzel3, ancien président du « Comité contre la mort nucléaire », pouvait encore publier dans Vorwärts un texte critiquant fondamentalement le principe d’une loi d’exception allemande. C’était l’année du Deutschlandplan4. C’était en 1959 et sous l’égide du SPD, il était encore possible de discuter en public d’une confédération allemande et d’un traité de paix allemand. Cette année-là, la presse s’intéressait encore au plan Rapacki, et si l’on trouvait choquantes et inopportunes les discussions sur les négociations avec Pankow, tout au moins suscitaient-elles encore des réactions chez ceux qui s’intéressaient à la question5. Cette année-là, le slogan « Nous n’aurons pas de repos tant que la mort nucléaire menacera nos peuples » n’était ni une simple formule, du moins pas pour une partie de la machine sociale-démocrate, ni un motif d’exclusion immédiate du parti, mais une raison effroyablement sérieuse d’agir et de fortifier la volonté politique. Mais dès que le SPD a commencé à soutenir la politique étrangère du gouvernement fédéral, il s’est également mis à soutenir le principe d’une loi d’exception. Quand, en 1960, Herbert Wehner6a dit oui à l’OTAN, les députés fédéraux Arndt7 et Schafer se sont lancés dans la construction du discours sur le principe d’une loi d’exception. Quand Schmidt8 (la grande gueule) s’est mis à fantasmer sur les fusées à combustible solide ou liquide, le SPD s’est mis à voir d’un nouvel œil le principe d’une loi d’exception. Une fois parvenu à un accord sur les armes nucléaires avec la CDU, le SPD s’est également aligné sur ce principe. Depuis lors, Menzel garde le silence, et Wolfgang Abendroth9, chef idéologique des opposants à l’idée de loi d’exception, a été exclu de son parti.
Réarmement nucléaire et démocratie sont inconciliables. Inversée, cette déclaration donnerait : l’armement nucléaire et la fin de la démocratie sont complémentaires ; les armes de destruction massive et la terreur vont de pair − sur les plans technique, organisationnel et factuel. La politique consacrée par la Constitution, laquelle était axée sur «la paix et la liberté », a donc été pulvérisée.
Si une loi d’exception était adoptée, elle invaliderait les conclusions que l’assemblée des hommes émaciés d’Herrenchiemsee s’était sentie obligée de tirer en 1948, après la chute de Weimar et douze années de nationalisme. Ce n’est pas le fascisme que cette loi effacerait, mais les premières tentatives de l’Allemagne pour surmonter son passé fasciste récent. Cette loi annihilerait l’idée que la démocratie garantit la dignité humaine, tout comme une interdiction totale des armes garantit la paix. Les tentatives pour modifier le cours des événements seraient écrasées, la volonté d’affronter le passé, anéantie. La seule liberté qui resterait serait celle de soutenir le gouvernement et de ne pas s’y opposer – tout au moins pas par des assemblées, la confrontation directe, les grèves ou les manifestations. En fait, la liberté serait abolie avant la fin de sa propre épreuve du feu. Formellement et concrètement, cela signifierait qu’à l’avenir tout rassemblement exprimant des avis divergents risquerait d’être écrasé, comme en Hongrie en novembre 1956, et qu’il n’y aurait pas besoin de chercher à éviter la guerre par des politiques intelligentes : on préparerait la guerre en vue d’un éventuel « état d’urgence », conformément au nouvel autoportrait de la République fédérale.
Le viol de la dignité humaine redeviendrait possible, avec la dictature en option. La guerre redeviendrait possible dans la deuxième moitié du XX siècle.