La douleur s’atténue, le vide demeure. L’homme que le peuple considérait comme l’artisan de la paix est mort. L’homme que soutenaient même ceux qui s’opposent à leurs gouvernements n’est plus.
Les conservateurs le trouvaient déstabilisant ; les libéraux le jugeaient indiscipliné. Les puissants devaient composer avec lui, tandis que les faibles accrochaient en lui leurs espoirs.
Trois balles au Texas ont mis fin à tout cela. Les éditoriaux en ont bredouillé d’effroi, les marchés ont tangué, la spéculation s’est déchaînée. Nous savons que tout a changé et nous attendons – nous avons attendu pendant des heures, puis des jours, et maintenant cela fait des semaines que nous attendons, en espérant que tout redevienne comme avant. Il n’y a pas eu d’accès de panique, simplement un sentiment d’égarement, d’impuissance, d’incertitude. Les gouvernements comme leur opposition ont l’impression d’avoir été escroqués par le destin.
Mais rien ne redeviendra comme avant. Nous ne devons pas regarder en arrière mais trouver de nouvelles voies, des solutions qui rendront la vie en Allemagne et la politique allemande indépendantes des drames à Dallas, de la guerre civile au Texas et de l’impuissance des puissants à la Maison-Blanche. Il est anormal que cette terre et les gens qui y vivent, que toute l’Allemagne soit paralysée par la peur et le doute parce que des fous dans le sud de l’Amérique jouent avec le feu, parce que les services de sécurité là-bas sont défaillants ou parce que les conflits politiques internes d’un pays allié ébranlent le monde. Nous vivons entre le Rhin et la Neisse1 un grave conflit ; nous n’avons donc pas le temps de jouer les spectateurs silencieux ou les figurants d’un drame dont nous ne pouvons pas influencer le dénouement. Ici, en Allemagne, nous devons comprendre que nous sommes mieux à même de maîtriser notre destin qu’un Big Brother en proie à des convulsions incontrôlables. Il est grand temps que la République fédérale d’Allemagne use souverainement de la souveraineté qui lui a été reconnue il y a huit ans2.
User de sa souveraineté, c’est respecter les alliances sans devenir leur esclave. C’est mettre en place une politique qui ne dépend pas des armes nucléaires américaines, une politique qui ne dépend ni des stratégies sur les armes intercontinentales, ni des conjectures sur les forces d’occupation et l’opération Big Lift3, ni des luttes de pouvoir au sein d’un Conseil de l’OTAN que des tireurs embusqués texans sont en mesure de paralyser. User de sa souveraineté, c’est agir à l’aune des 50 millions d’Allemands qui veulent survivre sur le territoire situé entre l’Elbe et le Rhin4, conscients qu’ils ont perdu une guerre, que leur nation a été divisée en deux et qu’elle n’est pas située sur l’Atlantique mais en Europe centrale.
L’Allemagne doit créer les conditions qui la libéreront des vicissitudes de la politique internationale, des agissements arbitraires de quelque assassin outre-Atlantique, de sa victime et de son successeur quel qu’il soit. Cela signifie que les acteurs de la politique allemande doivent aller de l’avant et assumer immédiatement et directement la responsabilité de toutes les mesures permettant légitimement de stabiliser l’Europe centrale.
L’objet et les objectifs de cette initiative politique consisteraient avant tout à définir le statut légal de Berlin, un statut qui lui garantirait qu’elle reste une ville libre et d’accès libre, qui réglerait la question de la pacification de la frontière entre les deux Allemagne et qui mettrait un terme à la guerre civile latente entre la République fédérale et la RDA. Cette initiative prévoirait, en outre, l’extension des accords commerciaux entre la République fédérale et ses voisins d’Europe de l’Est, et même leur reconnaissance diplomatique.
Ce que nous proposons n’est pas du réchauffé. C’est une nouveauté. Jusqu’au 22 novembre 1963, on pouvait considérer les divergences entre les partisans et les détracteurs de la politique allemande comme des différences d’opinion mineures que Washington étudierait et réglerait. Mais Big Brother n’est plus si grand, et nous n’avons pas les moyens d’attendre son retour, c’est-à-dire qu’il règle ses conflits de politique interne.
Ce que nous demandons à la coalition au pouvoir à Bonn n’est pas déraisonnable ni même irréaliste. Nos relations diplomatiques avec la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et la Tchécoslovaquie sont le résultat logique de la politique étrangère de Schröder5. Des pourparlers exploratoires avec ces pays et entre les deux Allemagne sur le désengagement en Europe centrale − établissement d’une zone dénucléarisée et éventuel retrait de toutes les forces d’occupation − permettraient d’atténuer les tensions et de souligner que la République fédérale ne se dotera pas d’armes nucléaires. Le renforcement des échanges techniques entre la République fédérale et la RDA permettrait d’assouplir les conditions de déplacement entre les deux Allemagne, puis de créer un espace dans lequel les pourparlers officiels sur la normalisation des relations entre les deux Allemagne pourraient avoir lieu sans que l’une ou l’autre ne perde la face ni son prestige.
User de sa souveraineté, c’est s’occuper soi- même de ses propres affaires. Mais de nos jours, la souveraineté ne s’exprime plus que de deux manières : par le pouvoir d’utiliser des armes nucléaires − c’était le but de Franz Josef Strauss − ou par la neutralité. Dans une alliance militaire, le pays qui ne possède pas l’arme nucléaire restera un partenaire marginal. Même si une guerre moderne est menée avec des armes conventionnelles, elles, appuiera sur une stratégie tenant compte du recours aux armes nucléaires − par tactique militaire ou pour exercer des pressions politiques. On continue à dépendre du partenaire qui détient la bombe. Si on veut se libérer de cette dépendance, il faut s’extraire de la zone de tensions.
Sous cette avalanche de conflits, nous ne devrions pas nous défausser du problème allemand sur le gouvernement américain : ce serait lui rendre un mauvais service. Si le gouvernement allemand est souverain, il doit se prendre en charge. L’opposition allemande doit l’exiger.