Les efforts déployés pour ériger en tabou douze années de l’histoire allemande ont échoué. De Heusinger à Foertsch, d’Oberlander à Globke, de Heyde/Sawade à Eichmann1, on constate qu’on ne peut pas vivre dans l’Allemagne de 1961 en faisant abstraction de Stalingrad et d’Oradour, d’Auschwitz et de Buchenwald.
La jeune génération est prise entre les fronts de l’histoire et de la politique, les positions des accusateurs, des accusés et des victimes. Cette génération n’a pas été mêlée aux crimes du Troisième Reich et n’a pas pris part aux orientations choisies juste après la guerre. Elle a grandi imprégnée des querelles du moment, enlisée dans une responsabilité concernant des actes qu’elle n’a pas commis. Mais le fait de reconnaître que cette génération est innocente n’autorise personne à l’empêcher de donner son avis sur l’histoire ; pas plus qu’il ne dispense cette génération d’assumer les responsabilités du présent.
Les étudiants constituent à cet égard un groupe extrêmement important. Plus que toute autre catégorie de la population, ils ont accès aux sources d’information et aux faits, et dans quelques années ils joueront eux-mêmes un rôle important au sein des universités, des écoles et du gouvernement, car ils accompliront ce qu’ils réclament aujourd’hui.
À l’occasion du procès d’Eichmann, Dieter Bielenstein, attaché de presse de la Fédération allemande des associations étudiantes, s’est essayé à formuler une réponse au nom de la jeune génération, une réponse que nous jugeons inaboutie, mais suffisamment remarquable pour la reprendre ici dans son intégralité et la commenter :
Le procès d’Adolf Eichmann ramène une fois de plus les injustices de notre histoire sur le devant de la scène. Si nous comprenons bien, nous ne pourrons pas dire que seuls les autres étaient des meurtriers et que nous avons simplement subi leurs actes. Les gens d’un certain âge devront se souvenir qu’en dépit, ou souvent à cause, des affiches nazies « Mort aux Juifs ! » placardées à tous les coins de rue ils ont continué à voter pour Hitler. Puis, une nuit ou à l’aube, des voisins et des amis juifs ont disparu − et nous avons gardé le silence. Trop poltrons pour demander ce qu’ils étaient devenus, ou peut-être parce que nous approuvions. Le procès d’Eichmann a beau se dérouler à Jérusalem, nous avons l’impression qu’il a lieu parmi nous. Nous sommes tous concernés, et certains − y compris des gens connus, d’un certain rang social − risquent d’être déclarés coupables ou tout au moins complices de ces crimes. Nous devrons les condamner, même s’ils ont essayé de limiter ces crimes ou d’alléger les souffrances. Certains responsables de ces crimes du passé pourraient très bien être disculpés parce que, dans l’enfer, ils ont cherché de meilleures solutions.
Néanmoins, il faut leur interdire tout accès aux hautes fonctions et toute reconnaissance publique parce que, dans notre démocratie, toute participation, coupable ou non coupable, aux crimes des nationaux-socialistes a des effets délétères : toute disculpation reviendrait à justifier les actes de ceux qui demeurent incorrigibles et qui, aujourd’hui encore, osent souvent se mettre en avant.
Sous la république de Weimar, les étudiants étaient des antisémites de choc, bien avant l’entrée en scène du national-socialisme : en 1926, l’Organisation des étudiants allemands avait décidé par un vote inédit d’ajouter des « critères raciaux » à ses conditions d’adhésion et, de ce fait, exclu les étudiants juifs. Le déchaînement de haine qui a culminé avec les autodafés de livres après la « prise du pouvoir » par les nazis a en grande partie été le fait d’étudiants. Ensuite, ils ont même exigé que les universitaires juifs soient interdits de publication en allemand et contraints d’employer l’hébreu ou d’autres langues étrangères pour publier. Peu après, les universitaires juifs ont été démis de leurs fonctions, et les étudiants ont applaudi ou sont restés muets. Thomas Mann s’est vu retirer son titre de docteur honoris causa par l’université de Bonn ; les chemises brunes faisaient la loi dans ce domaine. Nous ne pouvons pas ignorer que cette attitude antisémite, ces diffamations, cette haine, sont apparues en 1920 ni qu’à partir de ce moment les confréries d’étudiants, notamment le Cercle universitaire allemand, ont encouragé et promu ce démon.
Les étudiants de cette époque sont aujourd’hui nos professeurs, nos avocats, nos instituteurs, nos journalistes, nos administrateurs, ces messieurs qui dirigent les confréries, nos parents. Il ne s’agit pas de les accuser aveuglément ni de disséquer le passé personnel de chacun. Mais cela montre bien que c’est un sujet sur lequel nous ne pouvons pas continuer à nous taire, qu’il nous incombe, en tant qu’étudiants, de prendre position, d’empêcher le passé de s’engourdir et d’exiger des réponses de cette génération.
Si le silence dans les universités signifie que le démon est resté intact et si ces gens font des déclarations révélant qu’ils sont incorrigibles, alors nous ne devrons pas hésiter à proclamer qu’il n’y a pas de place dans nos universités pour des associations de professeurs ou d’étudiants qui ne tirent pas de conclusions de la catastrophe allemande.
En novembre 1957 et octobre 1959, la Fédération allemande des associations étudiantes a mis en place des rencontres israélo-allemandes pour étudier comment la connaissance de l’histoire juive se formait et se transmettait dans divers secteurs de l’éducation et de l’édition. En juin 1960, la Fédération a organisé une conférence à visée éducative sur le thème « pédagogie et judaïsme », laquelle a donné son titre à un livre publié peu après. Ces trois dernières années, des dizaines d’étudiants allemands sont allés travailler pendant l’été dans des kibboutz en Israël. Dix de nos universités ont des groupes d’étude israélo-allemands, dont sont membres la plupart des 130 Israéliens étudiant actuellement en Allemagne. Le président de l’association des étudiants israéliens à Jérusalem a accepté une invitation de Bonn l’année dernière. Toutes ces initiatives ne nous permettent cependant pas, à nous les jeunes, de parler d’un « nouveau départ », car nous ne pouvons pas et ne devons pas effacer de notre mémoire les dernières décennies de notre histoire. Nous devons utiliser cette histoire pour trouver une meilleure façon, inédite, de projeter notre peuple vers l’avenir.
Je n’ai pas énuméré ces initiatives en guise d’alibi. Les tendances d’extrême droite et antisémitiques affichées par la Fédération des étudiants nationaux, aujourd’hui interdite, avaient de quoi troubler. D’autres organisations d’étudiants se montrent également plutôt discrètes quant aux positions qu’elles soutenaient sous la république de Weimar, alors même qu’elles feraient bien de prendre position sur la question. Nos universités n’ont encore ouvert aucun institut de recherche sur le judaïsme et l’histoire juive. Les cours à l’université et les manuels scolaires laissent beaucoup à désirer dans ce domaine.
Il appartient donc au corps étudiant de se montrer vigilant et de tancer ses universitaires pour qu’ils apprennent à assumer leurs obligations politiques dans la société.
Jusqu’ici tout va bien.
Bielenstein se contente de critiquer ces gens que l’on appelle communément les « vieux nazis » et de présenter les efforts des associations d’étudiants allemands pour établir de bonnes relations avec l’État d’Israël. Mais quiconque parle de « vieux nazis » devrait passer à l’étape suivante qui consisterait à admettre l’existence aujourd’hui encore d’idées politiques tout aussi vieilles et à les critiquer. Quiconque fustige l’antisémitisme devrait également défendre la liberté chaque fois qu’elle est menacée aujourd’hui. On ne lutte pas contre l’antisémitisme en organisant quelques excursions d’étudiants en Israël ; le prosémitisme n’est qu’une demi-réponse. Il n’y a qu’une seule réponse possible face à l’antisémitisme : le rejet de toutes les formes de terreur politique que les pouvoirs administratifs sont capables d’imposer aux gens qui pensent différemment, aux gens qui croient différemment, aux gens qui ressentent les choses différemment. La réponse aux camps de concentration n’est pas d’exiger leur simple fermeture, mais de garantir aux opposants une liberté politique totale. La réponse à l’invasion de la Pologne ne réside pas dans le rejet des relations diplomatiques avec Varsovie ; l’agression contre l’Union soviétique ne se rachètera pas par la simple nomination de quelqu’un comme M. Foertsch, pas plus que l’invasion de la France ne sera effacée par les manœuvres de la Bundeswehr à Mourmelon ; la réponse à la dissolution de la Confédération des syndicats allemands ne réside pas dans des lois d’exception; la réponse à l’exclusion des étudiants juifs des universités allemandes en 1933 ne réside pas dans la répression exercée par la police contre des étudiants noirs en 19612.
Jouer à l’antifascisme dans le bac à sable ne permettra ni à la nouvelle génération ni à l’ancienne de compenser l’absence de résistance contre le national-socialisme. Pour le présent et l’avenir, il faut chercher la réponse à l’ensemble du national-socialisme dans les politiques intérieures et extérieures. Cela signifie la liberté pour les opposants politiques, la séparation des pouvoirs et la souveraineté du peuple. Cela signifie la réconciliation avec les anciens opposants, la coexistence plutôt que la guerre, la négociation plutôt que le réarmement.
Un jour, on nous interrogera sur M. Strauss comme nous interrogeons aujourd’hui nos parents sur Hitler.
[En réaction à cette chronique, Franz Josef Strauss (1915-1988), ministre de la Défense (1956-1962), engagea des poursuites pour diffamation contre Meinhof La plainte, déposée en mars 1962, accusait Ulrike Marie Meinhof d’avoir « diffusé un texte imprimé insultant le ministre de la Défense ». Il n’y eut cependant jamais de procès, car le tribunal de première instance de Hambourg, estimant que l’accusée « s’était exprimée au nom d’intérêts légitimes », conclut que la plainte était infondée. En février 1963, Ulrike Meinhof écrivit un « épilogue » à cette plainte, dans lequel elle déclarait : « Nous ne visions pas la personne de « Strauss ». C’est pourquoi nous insistons : un jour, on nous interrogera sur M. Adenauer, M. Schrôder, M. Hocherl 3 et M. von Hassel tout comme nous interrogeons aujourd’hui nos parents sur Hitler. »]