Les étudiants et la presse : polémique contre Rudolf Augstein1et sa bande
L’explosion qui a catapulté l’opposition étudiante et extraparlementaire non seulement sur la scène internationale mais aussi sur la scène locale, et à la face de larges publics et de publics restreints, a été la balle qui a tué Benno Ohnesorg2le 2 juin 1967 à Berlin. Depuis, la presse internationale s’intéresse aux groupes d’opposition et, à table, on ne parle plus que d’eux. Depuis, l’opposition fait les grands titres et elle divise les familles.
Les conflits intergénérationnels sont enfin de retour, les conflits entre hommes et femmes, entre personnes d’opinions différentes, entre amis et ennemis. Les attaques d’Henri Nannen3 contre Lübke donnent une image négative de l’un et de l’autre ; konkret est agacé parce que Rudolf Augstein ne renonce pas à sa campagne de diffamation contre Nirumand alors qu’il sait pertinemment qu’il le devrait. Les gens ne font plus semblant d’être des adversaires pour redevenir aimables les uns envers les autres après le conflit. Les gens ont cessé de dissimuler leur agacement, de balayer les conflits sous le tapis, de soigner leurs nausées avec la pilule, de traiter leur mélancolie avec du café, leurs aigreurs d’estomac avec une infusion de menthe, leur dépression avec du champagne, leur morne sobriété avec du schnaps.
Ce sont les actions des étudiants plutôt que les luttes ouvrières qui ont suscité cette irritation. Elles ont exhumé les contradictions de cette société. L’image des chiens de Malaparte aux flancs lacérés, qui ne hurlent plus parce qu’on leur a aussi sectionné les cordes vocales, n’est plus de mise. On se remet à hurler, au moins un peu.
Que des épouses hurlent, que des fils se sentent sur le point de hurler, que Rudi Dutschke éduque la population sur les marchés en hurlant, tous ces actes ont un point commun : la fausse harmonie a volé en éclats. Les masques et les apparences se délitent. Les conflits émergent, et on considère de plus en plus les conflits personnels comme des conflits sociaux ou comme l’expression de conflits sociaux.
L’assassin n’est pas coupable, sa victime l’est
La situation a commencé à susciter l’attention internationale le 2 juin. Ce jour-là, des points de vue divers et variés s’expriment déjà, comme le montrent les commentaires publiés sur les événements : ils contiennent et dévoilent les mécanismes de défense et les stratégies de dissimulation entretenus depuis toujours par ceux qui n’ont pas intérêt à laisser les conflits sociaux émerger. Normalement, les personnes affectées par les conflits sociaux sont celles qui ont intérêt à les dévoiler. Leur dissimulation doit servir les intérêts de ceux qui en tirent parti, qui sont bien établis.
Stratégie de dissimulation 1 : la respectabilité petite-bourgeoise, une valeur en soi
Dans son premier commentaire daté du 2 juin et intitulé « Pourquoi ils manifestent », Augstein a écrit : « En tant que téléspectateur, je n’aime pas les slogans du style « Johnson assassin » ou « Le chah-Hitler-Ky4« . Les gens qui manifestent devraient se dire que tous ceux qui veulent détruire certaines choses doivent aussi émettre des propositions. »
Augstein se moque de savoir si les parallèles dressés entre le chah, Ky et Hitler ou si l’image d’assassin dont est flanqué Johnson sont appropriés. Il ne se dit pas non plus que les gens qui scandent ces slogans y ont peut-être bien réfléchi. Comme tout provincial lambda, il est choqué que l’on s’en prenne à la respectabilité de la bourgeoisie. Et la Koblenzer Rheinzeitung l’exprime en ces termes dans son éditorial (9 et 10 juin 1967) : « Quand des défilés bruyants prennent le pas sur l’argumentation rationnelle, il y a un moment où les troubles se transforment en anarchie. »
Augstein écrit : « Il ne fallait pas lui lancer − au chah − des tomates à la figure. Quiconque lui lance des tomates devrait s’attendre à être ciblé par les canons à eau, même les femmes. Cela fait partie des règles fondamentales de la bonne conduite. »
Et les Lübecker Nachrichten observent : « Les œufs pourris, les tomates et les sacs de lait utilisés pendant les troubles ne sont pas des instruments de débat dignes de notre jeune génération d’intellectuels. »
BZ de Springer affirme le 3 juin : « Quiconque enfreint les règles de la décence et de l’ordre doit s’attendre à être rappelé à l’ordre par les gens décents. »
Tous ceux qui associent cette question à la respectabilité de la bourgeoisie, Springer, la presse provinciale et Augstein, réagissent avec la même étroitesse d’esprit. Ils se soucient davantage de préserver les réputations des bourgeois que de révéler des vérités ou de dénoncer la violence. La mesure de recatégorisation de Stern, à cause de ses images atroces sur le Vietnam, va tout à fait dans le même sens que l’engagement de la presse Springer au Vietnam et la notion d’ordre public et de bonne conduite d’Augstein.
Stratégie de dissimulation 2 : l’innocence du système
Alors que la presse Springer aimerait tout simplement se débarrasser des étudiants, les supprimer totalement du décor, le Berliner Morgen-post du 3 juin affirme : « Quiconque veut le bien de Berlin devrait reconduire ces voyous extrémistes hors du temple ; ils salissent la réputation de Berlin » − la presse libérale, qui cherche à défendre le système, explique que les événements du 2 juin sont en fait inexplicables.
Augstein affirme : « Une police qui matraque des femmes ne vaut pas mieux qu’une bande déshumanisée. Je ne trouve pas d’autre explication. » (II ne comprend franchement pas.)
Kai Hermann écrit dans Die Zeit5du 16 juin : « C’est une tâche insensée que d’essayer de comprendre la mort insensée de Benno Ohnesorg. »
Éditorial du 5 juin de la Neue Ruhr Zeitung : « Aucun argument ne pourrait donner un début de sens à la mort de Benno Ohnesorg. » Les questions sur le système qui a engendré la terreur policière à Berlin, le système qui préfère matraquer ou tuer son opposition plutôt que de refuser de rendre hommage au chef d’un État policier, ces questions restent taboues. De cette foi dans la nature insensée et inexplicable de la mort de Benno Ohnesorg et de cette foi dans l’innocence du système, à l’idée de faire peser la culpabilité sur la victime du meurtre et non sur le meurtrier, il n’y a qu’un pas. On pouvait lire dans l’édition berlinoise de BZ, datée du 3 juin : « Quiconque répand la terreur doit s’attendre à une réaction sévère. » Et Welt am Sonntag du 4 juin de commenter : « Les voyous qui ont provoqué cet événement meurtrier… »
On pouvait lire, les 10 et 11 juin, dans la Koblenzer Rhein-Zeitung : « II est facile de crier au meurtre quand la vie d’un jeunes’ éteint sous les tirs de la police. Mais aussi regrettable soit-il, la responsabilité morale et politique de cet événement pèse indubitablement et entièrement sur ceux qui ont retourné les armes et qui, selon la bonne vieille méthode, ne crient plus « Au voleur ! », mais « À l’assassin ! ». »
Sur ce, Thilo Koch, de la Neue Ruhr Zeitung, est arrivé avec des généralisations pour défendre le système : « La haine est une flamme prête à s’embraser en chaque être humain. Quiconque attise la haine se rend coupable. Il y a une double cause à la haine qui a tué Benno Ohnesorg : les provocations excessives de quelques étudiants extrémistes et la répression excessive de ces provocations par la police berlinoise. »
Arguments de contes de fées que tout cela : Augstein et sa police, qui serait une bande de voleurs déshumanisée ; Kai Hermann et sa « mort insensée », sans doute aux mains de la fée Carabosse ; Thilo Koch et sa « flamme de la haine », comme si elle était subrepticement attisée par des sorcières, des géants et des magiciens. Tous perpétuent le tabou du système.
Stratégie de dissimulation 3 : l’ordre établi est en ordre, les autres sont désorientés
Si le système est tabou, alors l’ordre établi est en ordre, et seul le diable sait qui a déshumanisé la police. Ceux qui ont jeté la confusion dans les esprits sont sans doute ceux qui ont désorienté Augstein ; eux-mêmes doivent être assez désorientés.
Bild (3 juin) évoque des « adolescents fous », le Hamburger Abendblatt (5 juin) « des adolescents stupides, des cliques désorientées ».
Welt am Sonntag (4 juin) : « Ils agitent leurs drapeaux rouges et manifestent contre tout ce qui symbolise l’Ouest. Ils manifestent en s’époumonant contre l’Amérique, contre le Sud-Vietnam, contre Israël, contre le chah, contre le chancelier allemand et ils gardent le silence sur toutes les atteintes aux droits de l’homme commises par l’Est. »
La Passauer Neue Presse de M. Kapfinger6, le lendemain (5 juin) : « Les maoïstes agitent des drapeaux rouges et des drapeaux du Vietcong et ils manifestent contre tout ce qui symbolise l’Ouest. Ils manifestent en s’époumonant… », etc. « Mais sur le plan politique, ils sont borgnes et ils gardent le silence sur toutes les atteintes aux droits de l’homme que commet l’Est. »
Dans un long article intitulé « L’abécédaire de la révolution » (fin juillet 1967), Rudolf Augstein émet des critiques semblables, décrivant des manifestants désorientés, borgnes sur le plan politique, et incapables de s’expliquer :
« Dutschke fait preuve de connaissances impressionnantes et de discipline intellectuelle mais ses vues sur l’avenir de la société sont vagues, voire confuses. »
« Renverser l’ordre établi (Dutschke), changer la société (Lefèvre7) : ce sont de grands objectifs. Mais puisqu’ils sont manifestement hors de portée des étudiants, ce ne sont que des mots ronflants. »
« Je pense que ce n’est pas trop exiger que de demander aux étudiants de clarifier au moins leurs objectifs même si ces objectifs ne sont pas clairs. »
« Pour le moment, toutes leurs idées pour changer la société flottent dans l’espace. »
Stratégie de dissimulation 4 : un engagement, mais d’un autre type
Quiconque se propose de protéger le système se débrouille bien, fait le nécessaire pour lui donner des conseils sur la manière dont il pourrait s’améliorer et en finir avec l’opposition pour qu’on n’ait plus besoin de lancer des tomates et de tirer, pour que le bruit cesse, pour qu’on laisse le chah en paix et pour qu’on arrête d’insulter Johnson.
Après avoir sermonné les gens, le Hamburger Abendblatt (10 et 11 juin), qui devait trouver quelque chose de nouveau, s’interroge : « Les jeunes, du moins les étudiants, ne se sentent pas tout à fait à l’aise dans notre société de relative abondance, vouée à une pâle bonne conduite. La jeunesse étudiante veut et doit s’engager. Mais comment peut-elle s’orienter et s’engager toute seule ? »
Les Lübecker Nachrichten (30 juin) : « Nous ne pensons pas que les étudiants devraient s’abstenir de tout engagement politique. La question n’est pas de déterminer s’ils doivent s’engager, mais comment. »
Et la Koblenzer Rhein-Zeitung (10 et 11 juin) : « Nos jeunes, y compris les étudiants, veulent s’engager. C’est autre chose que de débiter des slogans sur l’abondance. Au contraire, ils veulent se confronter à des difficultés concrètes. C’est une bonne chose que les jeunes veuillent s’engager. C’est indispensable. Nous avons juste une question à leur poser : de quelle sorte d’engagement s’agit-il ? »
Le Spiegel, les journaux de province et la presse Springer
Rudolf Augstein : « Si nous avions un parti politique qui débattait et prenait ses décisions avec honnêteté, nombre des étudiants qui manifestent s’y engageraient. »
Augstein sait qu’un tel parti n’existe pas, mais il n’explique pas pourquoi il en est ainsi. Le système est un sujet tabou. Et le Berliner Morgenpost (21 octobre) de s’interroger : « Qu’est-ce que Fritz Teufel8a à voir avec le Vietnam ? », tandis que la Rhein-Zeitung se demande avec honnêteté : « Quel rapport y a-t-il entre le Vietcong et la liberté ou l’absence de liberté à l’université ? »
Rudolf Augstein ne comprend pas davantage le rapport systémique entre la justice sociale ici et la guerre impérialiste là-bas, ou entre le refus de démocratiser le système universitaire ici et le refus de démocratiser les pays du tiers-monde. Augstein : « Les réformes universitaires ingrates sont les seuls problèmes sur lesquels les étudiants allemands doivent s’engager, parce qu’ils évoluent dans un monde abstrait, la Grèce, la Perse, le Vietnam, la Chine étant des pays qu’ils ne connaissent que par leurs lectures. »
Il doit y avoir une explication à ce consensus plutôt décevant entre le Spiegel, les journaux de province et la presse Springer, à cette convergence des mécanismes de défense et des stratégies de dissimulation que même une analyse superficielle dévoile aisément, à cette absence d’analyse et de clarté conceptuelles dont font preuve les plagiaires de province, les auteurs de Springer, et même un journaliste d’un niveau nettement supérieur comme Augstein. Il doit bien y avoir une raison à cette différence aussi ténue entre la presse libérale et la presse Springer − Springer appelle déjà à la ghettoïsation des étudiants et à l’usage de la force contre eux, tandis que les libéraux penchent encore pour des méthodes de défense plus pacifiques et de ce fait entrent en conflit avec la presse Springer. Mais y a-t-il vraiment une différence entre, d’une part, les matraques, les gaz lacrymogènes et les troupes rompues aux arts martiaux réclamés par la presse Springer (BZ, 7 février 1968), et d’autre part les canons à eau dont Augstein trouve le déploiement absolument normal ? Il est vrai qu’il y a des différences importantes entre le Spiegel et la presse Springer quand il est question non pas des étudiants mais, par exemple, de la reconnaissance de la RDA, de la frontière Oder-Neisse, de la grande coalition, du président de la République fédérale et de la relégalisation du KPD9.
La presse libérale, la presse Springer et la presse provinciale se soutiennent, maintenant qu’il n’est plus question d’un simple changement de politique dans le cadre des mêmes relations de pouvoir, mais d’un changement des relations de pouvoir. C’est ce qui est en jeu au Vietnam et dans le livre de Bahman Nirumand sur la Perse, et ce qui l’était pendant les manifestations contre le chah et contre la guerre du Vietnam. La presse ne resserre pas les rangs parce qu’elle tient uniquement et délibérément à maintenir les rapports de pouvoir actuels, mais parce qu’elle ne ressent pas le besoin de s’interroger sur ces rapports, ceux-ci lui réussissant plutôt bien. Et comme elle ne ressent pas le besoin de s’interroger sur les rapports de pouvoir actuels, elle est incapable d’en imaginer d’autres parce qu’il est en fait très difficile de s’imaginer que les masses qui lisent la Bild-Zeitung ici, et les masses analphabètes en Perse, et les masses somnolentes et submergées d’enfants en Amérique du Sud soient capables de prendre en main leurs vies et leurs destins et de s’organiser pour représenter leurs propres intérêts.
Mais le processus a démarré avec le Vietnam, il est devenu envisageable. Les étudiants ont commencé à le faire savoir et à l’expliquer, mais pour les aider dans cette tâche, il n’y a aucun journal. Ceux qui écrivent sur les étudiants donnent l’impression de s’imposer le même boycott des informations qu’ils imposent au discours des étudiants.