Paul Verlaine est celui qui a joué le rôle le plus important sur le plan technique de la langue française au XIXe siècle. En ce sens, il a un rôle historique, dépassant son propre décadentisme en tant qu’aventure individuelle. Le principe de Verlaine était le suivant : il fallait insuffler à la langue française de la fluidité – tout au moins, en apparence.
La difficulté qu’il y a en effet à saisir la démarche de Paul Verlaine est propre au décadentisme : si les décadentistes apportent quelque chose de nouveau, ils prétendent en même temps rejeter la modernité. Paul Verlaine n’hésite pas à affirmer de manière mystique et idéaliste :
« Mais j’appartiens — est-ce bien ou un mal ? — à une génération en dehors des âges et qui s’appelle la Tradition (idée qui n’exclut ni la mode ni ses caprices) et qui tient pour le sérieux, le consciencieux, l’ambitieux, si vous voulez, dans l’art. »
Les décadentistes et notamment en premier lieu Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud, célébraient Charles Baudelaire qu’ils avaient découvert comme une sorte de « révolution ». Mais paradoxalement Verlaine célèbre le français du XVIIe siècle ; Arthur Rimbaud lui salue la poésie de l’antiquité grecque, avec comme seule exception Jean Racine (« Racine est le pur, le fort, le grand »), puis Charles Baudelaire.
Dans une lettre d’août 1889 à l’artiste Frédéric-Auguste Cazals (1865-1941), Paul Verlaine affirme même :
« De même que nous [les Français] parlons clair, nous avons l’esprit vif, incisif, mais pondéré, pas contemplatif, de même écrivons preste quand faut, solide, lourd quand faut, mais clair et net avant tout ».
Or, la poésie de Verlaine n’est absolument pas conforme à cela : elle est absolument contemplative, l’esprit est entièrement tourné vers la langueur, et la pondération est niée au profit de pointes consistant en des images appuyant la dimension tranchante (dard, blessure, etc.).
La poésie de Verlaine est entièrement construite sur le rapport du vague à l’aigu, comme souligné au début du poème suivant, où l’on a tous les éléments traditionnels de la poésie de Verlaine qu’on peut et doit qualifier d’impressionniste.
Kaléidoscope
(A Germain Nouveau)
Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve
Ce sera comme quand on a déjà vécu :
Un instant à la fois très vague et très aigu…
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois !
Ce sera comme quand on ignore des causes ;
Un lent réveil après bien des métempsycoses :
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefoisDans cette rue, au cœur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,
Où les cafés auront des chats sur les dressoirs
Et que traverseront des bandes de musique.Ce sera si fatal qu’on en croira mourir :
Des larmes ruisselant douces le long des joues,
Des rires sanglotés dans le fracas des roues,
Des invocations à la mort de venir,Des mots anciens comme un bouquet de fleurs fanées !
Les bruits aigres des bals publics arriveront,
Et des veuves avec du cuivre après leur front,
Paysannes, fendront la foule des traînéesQui flânent là, causant avec d’affreux moutards
Et des vieux sans sourcils que la dartre enfarine,
Cependant qu’à deux pas, dans des senteurs d’urine,
Quelque fête publique enverra des pétards.Ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille,
Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor
De la même féerie et du même décor,
L’été, dans l’herbe, au bruit moiré d’un vol d’abeille.
Voici deux des poèmes les plus connus de Paul Verlaine ; chaque vers comprend pratiquement un terme relevant du vague et de l’aigu.
Mon rêve familier
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.Car elle me comprend, et mon coeur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Chanson d’automne
Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.
On n’a ici rien de concis. Ce n’est pas tout : comme on le sait, la tradition française est extrêmement précise concernant l’organisation de la langue. Ainsi, un vers est de manière traditionnelle un alexandrin. On ne fait que compter les syllabes, ici il doit y en avoir douze ; cela se distingue donc ici du latin ou de l’italien, voire du grec, ou en plus des syllabes ce qui compte c’est l’accentuation de certaines syllabes.
Or, justement, les décadentistes et symbolistes font sauter l’alexandrin mais aussi sa définition syllabique. Paul Verlaine a théorisé cela notamment dans l’un de ses poèmes :
Art poétique
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?O qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
Paul Verlaine, par exemple, supprime la césure à l’hémistiche (le fait que dans un alexandrin on ait six syllabes d’un côté, six syllabes de l’autre, avec une séparation franche entre les mots).
Voici le poème Fernand Langlois tiré des Dédicaces, où la césure n’est pas respectée :
Haut comme le soleil, pâle comme la lune,
Comme dit vaguement le proverbe espagnol,
Il a presque la voix tendre du rossignol,
Tant son cœur fut clément à ma triste fortune.
Je l’écoute toujours, cette voix opportune
Qui me parlait naguère, est-ce en ut, est-ce en sol?
Et qui sut relever, furieux sur le sol,
Mon cœur, cœur sauvage et fou de roi de Thune!
Mais rions! car mon livre est un livre amusant,
Et dès lors que ce sou-venir doux et cuisant
D’un suicide pré-venu de mains pieuses
Me remonte ce soir, peut-être pire encor
Dans un absurde et vrai-ment sinistre décor,
Paix-là, pour ces mains-là, mes mains calamiteuses!
Paul Verlaine est ainsi porté par une culture, mais il dénie toute nécessité de se situer dans le prolongement de l’héritage ; comme tous les décadentistes, il prétend renouveler pas moins que la littérature française… Alors qu’ils n’étaient que les ferments de la décomposition de la culture provoquée par le caractère parasitaire de la bourgeoisie et par l’anéantissement définitif de l’aristocratie en France en tant que classe organisée.
La rébellion romantique de Paul Verlaine culminera donc dans la célébration absolue des valeurs conservatrices, le catholicisme et le patriotisme, comme en témoigne le long poème suivant.
L’amour de la Patrie est le premier amour
L’amour de la Patrie est le premier amour
Et le dernier amour après l’amour de Dieu,
C’est un feu qui s’allume alors que luit le jour
Où notre regard luit comme un céleste feu,C’est le jour baptismal aux paupières divines
De l’enfant, la rumeur de l’aurore aux oreilles
Frais-écloses, c’est l’air emplissant les poitrines
En fleur, l’air printanier rempli d’odeurs vermeilles !L’enfant grandit, il sent la terre sous ses pas
Qui le porte, le berce, et, bonne, le nourrit.
Et douce, désaltère encore ses repas
D’une liqueur, délice et gloire de l’esprit.Puis l’enfant se fait homme ou devient jeune fille,
Et cependant que croît sa chair pleine de grâce,
Son âme se répand par-delà la famille
Et cherche une âme sœur, une chair qu’il enlace.Et quand il a trouvé cette âme et cette chair,
Il naît d’autres enfants encore, fleurs de fleurs
Qui germeront aussi le jardin jeune et cher
Des générations d’ici, non pas d’ailleurs.L’homme et la femme ayant l’un et l’autre leur tâche,
S’en vont chacun un peu de son côté. La femme
Gardienne du foyer tout le jour sans relâche,
La nuit garde l’honneur comme une chaste flamme ;L’homme vaque aux durs soins du dehors : les travaux,
La parole à porter, — sûr de ce qu’elle vaut, —
Sévère et probe et douce, et rude aux discours faux,
Et la nuit le ramène entre les bras qu’il faut.Tous deux, si pacifique est leur course terrestre.
Mourront bénis de fils et vieux dans la patrie ;
Mais que le noir démon, la Guerre, essore l’œstre,
Que l’air natal s’empourpre aux reflets de tuerie,Que l’étranger mette son pied sur le vieux sol
Nourricier, — imitant les peuples de tous bords,
Saragosse, Moscou, le Russe, l’Espagnol,
La France de Quatre-vingt-treize, l’homme alors,Magnifié soudain, à son œuvre se hausse
Et tragique et classique et très fort et très calme.
Lutte pour sa maison ou combat pour sa fosse,
Meurt en pensant aux siens ou leur conquiert la palme.S’il survit, il reprend le train de tous les jours,
Élève ses enfants dans la crainte du dieu
Des ancêtres et va refleurir ses amours
Aux flancs de l’épousée éprise du fier jeu.L’âge mûr est celui des sévères pensées,
Des espoirs soucieux, des amitiés jalouses,
C’est l’heure aussi des justes haines amassées,
Et quand sur la place publique, habits et blouses,Les citoyens discords dans d’honnêtes combats
(Et combien douloureux à leur fraternité !)
S’arrachent les devoirs et les droits, ô non pas
Pour le lucre, mais pour une stricte équité,II prend parti, pleurant de tuer, mais terrible
Et tuant sans merci, comme en d’autres batailles,
Le sang autour de lui giclant comme d’un crible,
Une atroce fureur, pourtant sainte, aux entrailles.Tué, son nom, célèbre ou non, reste honoré.
Proscrit ou non, il meurt heureux, dans tous les cas,
D’avoir voué sa vie et tout au Lieu Sacré
Qui le fit homme et tout, de joyeux petit gas.Sa veuve et ses petits garderont sa mémoire,
La terre sera douce à cet enfant fidèle
Où le vent pur de la Patrie, en plis de gloire.
Frissonnera comme un drapeau tout fleurant d’elle.Mais quoi donc, le poète, à moins d’être chrétien
(Le chrétien se fait tel que Jésus dit qu’il soit),
Comment en ces temps-ci et très fier peut-il bien
Aimer la France ainsi qu’il doit comme il la voit,Dépravée, insensée, une fille, une folle
Déchirant de ses mains la pudeur des aïeules
Et l’honneur ataval et, l’antique parole,
La parlant en argot pour des sottises seules,L’amour, l’évaporant en homicides vils
D’où quelque pâle enfant, rare fantôme, sort,
Son Dieu, le reniant pour quels crimes civils !
Prête à mourir d’ailleurs de quelle lâche mort !Lui-même que Dieu voit être un pur patriote
L’affamant aujourd’hui, le prescrivant naguère,
Pour n’avoir pas voulu boire comme un îlote
Le gros vin du scandale au verre du vulgaire,Le dénonçant aux sots pires que les méchants,
Bourreaux mesquins, non moins d’ailleurs que tels méchants
Pire que tous, à cause, ô honte ! que ses chants
Faisaient honte à plusieurs à cause de leurs chants,Enfin, méconnaissant et l’heure et le génie
Jusqu’à ce péché noir entre tous ceux de l’homme
Jusqu’à ce plongeon dans toute l’ignominie
D’insulter l’ange comme en l’unique Sodome !Mais le poète est un chrétien qui dit : « Non pas !
A ces comme velléités d’être tenté
Vers les déclamations par la Pauvreté,
Et d’elles dans l’horreur du premier mauvais pas.« Non pas ! » puis s’adressant à la Vierge Marie :
« O vous, reine de France et de toute la terre,
Vous qui fidèlement gardez notre patrie
Depuis les premiers temps jusqu’à cette heure austèreOù chacun a besoin du courage de dix
S’il veut garder sa foi par ses pertes de fois
La pratiquer tout simplement, ainsi jadis,
Puis y mourir tout simplement, comme autrefois !Depuis les Notre-Dame au-dessus des ancêtres
Profilant leur prière immense et solennelle
Jusqu’aux mois de Marie, échos des soirs champêtres,
Sourire de l’Église aux cœurs vierges en elle,Depuis que notre culte intronisait nos rois,
Depuis que notre sang teignait votre pennon
Jusqu’au jour où quel Dogme à travers tant d’effrois
Ajoutait quel honneur encore à votre nom,Vous qui, multipliant miracles et promesses,
De la Sainte-Chandelle à la Salette et Lourdes,
Daignez faire chez nous éclore des prouesses
Même en ces temps d’horreur d’État louches et sourdes.Mère, sauvez la France, intercédez pour nous,
Donnez-nous la foi vive et surtout l’humble foi,
Que l’âme de tous nos aïeux brûle en nous tous
Pour la vie et la mort, au foyer, dans la loi,Dans le lit conjugal, sur la couche dernière,
Simple et forte et sincère et bellement naïve.
Pour qu’en les chocs prévus, virils à sa manière,
Qui fut la bonne quand elle dut être active,Si Dieu nous veut vaincus, du moins nous le soyons
En exemple, lavant hier par aujourd’hui
Et faits, après l’horreur, l’honneur des nations,
Et s’il nous veut vainqueurs nous le soyons pour lui. »