André Breton est celui qui va organiser la rupture avec le dadaïsme, dadaïsme trop coupé de la tradition française symboliste-décadentiste assumée entièrement par André Breton, qui n’aura de cesse de se réfèrer aux symbolistes, considérés comme des précurseurs. Cela est tellement vrai que si les surréalistes se revendiquent ouvertement du marquis de Sade, ils le font uniquement en saluant sa rupture avec ce qui est raisonnable, sans pour autant en rien le suivre sur le terrain de l’ignoble, de la nécrophilie, etc.
Tout tourne autour du symbolisme ; le surréalisme se veut un symbolisme « pur », débarrassé de son « idéalisme » et en fait, si on le comprend bien, alors on voit que le surréalisme se présente dans ce qui manquait au romantisme français par rapport au romantisme allemand.
Le romantisme allemand était un véritable système, une vision du monde extrêmement élaborée, où toutes les choses sont liées. C’est précisément là la prétention du surréalisme en tant que système. Pour comprendre cela, il faut bien saisir que le surréalisme a ici une prétention pratiquement religieuse et il a toujours considéré qu’il y avait en quelques sortes deux hommes en quelque sorte parfaits, deux prophètes ayant porté le flambeau : Arthur Rimbaud et le Comte de Lautréamont. Dans Pour Dada, André Breton explique ainsi :
« Je doute qu’un seul homme n’ait eu, au moins une fois dans sa vie, la tentation de nier le monde extérieur. Il s’aperçoit alors que rien n’est si grave, si définitif.
Il procède à une révision des valeurs morales qui ne l’empêche pas de revenir ensuite à la loi commune.
Ceux qui ont payé d’un trouble permanent cette merveilleuse mi-nute de lucidité continuent à s’appeler des poètes: Lautréamont, Rimbaud, mais à vrai dire l’enfantillage littéraire a pris fin avec eux. »
Qui est le Comte de Lautréamont ? En fait, afin de se séparer des symbolistes et de se prétendre une forme supérieure dans la vague romantisme-symbolisme-décadentisme, André Breton va mettre en avant cet auteur en particulier, expliquant qu’il aurait été oublié, voire incompris.
Parmi les nombreux auteurs de la période du symbolisme, il en est un, en effet, un particulièrement obscur qui a été considéré comme à la fois génial et totalement fou : Isidore Ducasse (1846-1870), écrivant sous le pseudonyme de « Comte de Lautréamont ».
Mort très jeune, il avait publié à compte d’auteur des Chants de Maldoror, en 1868. L’œuvre ne fut pourtant diffusé que bien des années après, les quelques centaines d’exemplaires passant de stock d’imprimerie en stock de librairie à Bruxelles, avant d’être republié par Léon Genonceaux qui avait été le premier à publier Arthur Rimbaud.
Le Comte de Lautréamont, oscillant entre l’humour et le diabolique, a produit une œuvre entièrement subjectiviste, entièrement orienté par ses sensations tendant au mysticisme. Voici un extrait des Chants de Maldoror :
« Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant… On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé. Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas qu’elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis à la science, c’est que, depuis ce temps, l’homme, à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce n’est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas de la modestie, qu’il n’était composé que de bien et d’une quantité minime de mal.Brusquement je lui appris, en découvrant au plein jour son cœur et ses trames, qu’au contraire il n’est composé que de mal, et d’une quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais qu’il ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes amères vérités ; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature. En effet, j’arrache le masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules d’ivoire sur un bassin d’argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même : il est alors compréhensible qu’il n’ordonne pas au calme d’imposer les mains sur son visage, même quand la raison disperse les ténèbres de l’orgueil. »
Etant donné qu’on ne savait rien de la vie d’Isidore Ducasse, à part qu’il était né à Montevideo en Uruguay et qu’il était mort pauvre, toute une légende se développa autour de ce « poète maudit ». Cela fut toutefois plus effectué dans l’esprit du « poète maudit » comme il est censé y en avoir beaucoup. André Breton considère cependant qu’on a la quelque chose d’exceptionnel ; voici comment dans un entretien il critique les symbolistes et leurs successeurs pour ne pas en avoir compris la portée :
« Comment se faisait-il que Bloy, que Gourmont, que, plus récemment, Larbaud, qui avaient pourtant subi l’aimantation de ce message unique, l’avaient arbitrairement écarté comme pathologique ou n’avaient pas été plus secoués par lui? Seul Jarry, sans doute … mais il n’en avait parlé que par allusion. »
A partir de la « redécouverte » du Comte de Lautréamont, vers 1917, André Breton ne va cesser de le présenter comme un géant, une « figure éblouissante de lumière noire ».
Le Comte de Lautréamont n’est pas présenté tant comme un précurseur que comme une étoile, un exemple du même type qu’Arthur Rimbaud, voire au-dessus de lui, le vrai Rimbaud d’une certaine manière, un Rimbaud qui serait en même temps un Baudelaire entièrement libéré des formes classiques de la poésie.
Le Comte de Lautréamont est un passeur, un prophète ayant ouvert une voie mystique, un passage entièrement nouveau. Voici comment André Breton raconte une discussion à ce sujet avec un ami :
« Pour savoir jusqu’où pouvait aller notre exaltation à son propos, il n’est que de se rappeler ces lignes de Soupault: « Ce n’est pas à moi, ni à personne (entendez-vous, messieurs, qui veut mes témoins?) de juger M. le Comte.
On ne juge pas M. de Lautréamont. On le reconnaît au passage et on le salue jusqu’à terre. Je donne ma vie à celui ou à celle qui me le fera oublier à jamais.»
Cette déclaration en forme de pacte, sans hésitation, je l’aurais contre- signée. »
La revue Littérature d’André Breton, juste avant le lancement du surréalisme, fut ainsi un outil important dans la promotion de Lautréamont ; dans le numéro de mars 1921, André Breton met des notes à certains auteurs, ce qui donne 20/20 à Lautréamont, puis avec 19/20 son ami Jacques Vaché mort d’une overdose d’opium et le marquis de Sade, enfin avec 18/20 Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, son ami Philippe Soupault et le peintre André Derain.
Les choses étaient prises si au sérieux que lorsqu’un bar du quartier parisien de Montparnasse pris le nom de Maldoror, un bal en pyjama qui y était organisé par la princesse d’origine byzantine Paléologue fut l’occasion d’un saccage généralisé par André Breton aidé de René Char, Louis Aragon, Paul Eluard et d’autres.
Lors d’une enquête en 1925, André Breton répond également de cette manière significative :
« Je tiens à déclarer que selon moi c’est pure folie de soulever publiquement la « question » Lautréamont. Qu’espérez-vous, grand Dieu? Ce qui a pu si longtemps se garder de toute souillure, à quoi pensez-vous en le livrant aux littérateurs, aux porcs ? »
On a là une sorte d’élitisme mystique. Dans un document écrit avec Louis Aragon et Paul Éluard, « Lautréamont envers et contre tout », on lit aussi :
« Nous nous opposons, nous continuons à nous opposer, disent-ils, à ce que Lautréamont entre dans l’histoire, à ce qu’on lui assigne une place entre Un Tel et Un Tel. »
La ligne ne changera jamais ; dans le second Manifeste du surréalisme, tout tourne autour de Lautréamont. Bien plus tard, en 1951, André Breton continuera encore la bataille, avec un article intitulé « Sucre jaune » attaquant très violemment Albert Camus qui, dans L’Homme révolté, considérait que le Comte de Lautréamont n’avait que peu d’intérêt.
Le Comte de Lautréamont est au coeur du système surréaliste, de sa mystique.