Conte pour les enfants
Samad Behrangi

Samad Behrangi

Introduction

Samad Behrangi était un instituteur aimé des enfants, mais il est surtout un écrivain populaire, un écrivain de grande importance dans la littérature iranienne contemporaine.

Ses écrits, mis à l’index par le Chah, restent aujourd’hui interdits en République Islamique d’Iran : tout simplement parce qu’ils restent aussi dangereux pour les nouveaux tyrans que pour l’ancien dictateur ; parce que toute la vie, l’engagement, de cet écrivain communiste demeurent un exemple pour tout le peuple qui n’oublie pas qu’il fut assassiné par le Chah.

Samad Behrangi est né en juillet 1939, dans une famille pauvre, en Azerbaïdjan, une province située au nord-ouest de l’Iran. Il grandit donc dans la pauvreté, et connut le mépris et l’oppression. Après des études à l’Ecole Normale d’Education, il devint instituteur dans les villages d’Azerbaïdjan.

En enseignant plus de onze ans dans ces villages, il acquit une expérience considérable dans le domaine de l’éducation. Et son métier d’instituteur lui permit de combattre la culture coloniale imposée, et de contribuer activement à la création d’une culture nationale et progressiste. Pendant ces onze ans, il parcourut de nombreux villages, emportant toujours avec lui sa valise pleine de livres, des livres auxquels il consacrait entièrement son budget limité et qu’il faisait circuler parmi les enfants.

Connaissant fort bien la vie des enfants villageois, leurs désirs, leurs douleurs et leur humiliation, Samad écrivit finalement lui-même des contes qui leur parlaient de cette vie, tout en leur donnant des directives. Car il voulait que l’enfant connaisse la société sous son véritable jour, dans ses aspects tragiques et douloureux, afin de pouvoir mieux y lutter.

Ainsi, écrit-il :

« Ne faut-il pas dire à l’enfant que plus de la moitié des hommes dans le monde sont affamés, leur expliquer pourquoi et leur dire quelle est la solution pour mettre un terme à cette misère ? Ne faut-il pas lui dire que dans son pays, il y a des enfants qui ne voient la couleur de la viande ou du fromage qu’une fois par mois, ou même une fois par an, ceci parce qu’une minorité désire manger du coq au vin ? Pourquoi dire à l’enfant qu’il ne faut pas voler, ni mentir, et qu’il faut obéir aux parents ? Pourquoi n’essayons-nous pas de lui expliquer les origines de l’apparition du mensonge et du vol ? »

Là où il passait, Samad laissait des élèves conscients et curieux de savoir.

Et au travers de son expérience, lui-même comprit mieux encore que tout ce qui lui avait été enseigné ne lui servait à rien loin de cette Ecole Normale où l’on ne connaissait que les expériences des écoles américaines ; que les livres publiés en persan par le Ministère de l’Education évoquaient des problèmes tout à fait étrangers aux petits villageois… d’autant plus que ceux-ci parlent habituellement l’azerbaïdjanais.

Pour faciliter la compréhension des livres, et la propagation de la littérature progressiste et celle de la culture traditionnelle azerbaïdjanaise, jusque-là transmise oralement, Samad traduisit également de nombreux ouvrages, de persan en azerbaïdjanais et vice versa. Et il émit beaucoup d’idées quant à la manière d’enseigner le persan en Azerbaïdjan, et quant à ce que devraient être des livres scolaires.

Mais ces idées furent toujours rejetées par la gouvernement anti-populaire du Chah, qui savait que Samad, révolutionnaire évoquant dans ses œuvres la puissance révolutionnaire des masses laborieuses, était aussi révolutionnaire dans sa méthode d’enseignement, une méthode adaptée aux conditions réelles de la société iranienne.

Cette lutte que Samad Behrangi menait tant dans le domaine de la littérature que dans celui de l’enseignement fut étouffée : après l’avoir assassiné, le régime de terreur essaya de camoufler la vérité sur la disparition de Samad en inventant de toute pièce une ridicule histoire de noyade dans la rivière d’Arras au nord de l’Iran. Mais tout le monde sut que c’est bien le régime du Chah qui a noyé cet écrivain qui vivait parmi son peuple et pour lui.

Et un autre écrivain progressiste, Manoutcher Hezarkhani, écrivit :

« Lorsque Samad Behrangi, artiste et écrivain du peuple est mort dans un coin isolé du Nord, son décès a été passé sous silence par le milieu artistique officiel, qui s’occupait à ce moment-là de danse du ventre dans le Sud. Eh bien tant mieux ! Car ceci montre bien qu’il y a deux sortes d’art et deux sortes d’artistes, entre lesquels il n’y a pas le moindre point commun, si ce n’est une communauté d’appellation ; deux sortes d’artistes qui appartiennent à deux mondes différents et totalement opposés. Samad n’avait que faire de l’art dégénéré, dont les délires incompréhensibles sont ceux d’un malade au seuil de la mort. Samad était partisan de l’autre art, qui est critique virulent des valeurs caduques, fondateur des valeur nouvelles, indispensable pour l’avenir, motivé et engagé, riche d’enseignements, partisan d’un art opposé à l’art ambigu, abstrait, vide et stupide ».

Le petit poisson noir

C’était la quarantième nuit de l’hiver. Dans les profondeurs, la grand-mère poisson avait rassemblé douze mille de ses enfants et petits-enfants autour d’elle, pour leur raconter une histoire :

Il était une fois un petit poisson noir, qui vivait avec sa mère dans un torrent qui jaillissait d’un rocher et se précipitait dans la vallée.

Leur maison se trouvait derrière une pierre noire. Elle avait un toit d’algues. La nuit, la mère et le fils se couchaient sous les algues …

Et depuis toujours, le petit poisson noir rêvait de voir briller la lune, ne serait-ce qu’une fois, dans cette sombre maison.

Et du matin au soir, la mère et son fils nageaient ensemble. Se joignant à l’occasion aux autres poissons, ils montaient et descendaient le cours d’eau.

Le petit poisson noir était enfant unique : des dix mille œufs qu’avait pondus la mère, il était le seul à être resté en vie. Et il était en bonne santé.

Mais, depuis quelques jours, le petit poisson était passif et parlait très peu. Indifférent, nonchalant, il glissait çà et là, se laissant souvent distancer par sa mère. Mais la mère poisson se disait que le petit poisson était sans doute un peu malade, et qu’il guérirait vite.

Mais le petit poisson noir n’était pas malade. Il lui manquait tout autre chose que la santé…

Un beau matin, le soleil n’était pas encore levé quand le petit poisson réveilla sa mère…

Le petit poisson noir :
« Maman, il faut que je te parle… »

La mère, encore ensommeillée :
« Mon chéri, faut-il que ce soit maintenant ? Cela peut bien attendre… Ne préfères-tu pas que nous allions d’abord nager ensemble ? »

Le petit poisson noir :
« Non maman, je ne peux plus aller nager. Il faut que je m’en aille ! »

La mère :
« Faut-il absolument que tu partes ? »

Le petit poisson noir :
« Oui maman, il faut que je parte. »

La mère :
« Mais où veux-tu donc aller de si bonne heure ? »

Le petit poisson noir :
« Je veux découvrir la fin de ce torrent. Tu sais maman, cette question me préoccupe depuis plusieurs mois, de savoir où il finit… et jusqu’à présent je n’ai pas trouvé de réponse. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et j’ai réfléchi sans arrêt. Et maintenant, je suis résolu à me mettre en route pour trouver l’embouchure. Je voudrais bien savoir ce qu’il y a ailleurs. »

La mère se mit, à rire :
« A ton âge, je pensais la même chose mon enfant… Mais voyons ! Ce torrent n’a ni commencement ni fin. Ce que tu vois est tout ce qui existe. Le torrent coule et ne finit nulle part. »

Le petit poisson noir :
« Mais, chère maman, tout a pourtant une fin : le jour, la nuit, le mois, l’année … »

La mère l’interrompit :
« Ne fais pas de grands discours ! Tu ferais mieux de te lever ! Maintenant, on se promène et on ne radote pas !

Le petit poisson noir :
« Non maman, je m’ennuie de ne jamais rien faire que de monter et descendre en nageant. Je m’en vais découvrir ce qui existe. Peut-être penses-tu que quelqu’un m’a mis toutes ces idées en tête … Mais il faut que tu saches qu’il y a très longtemps que je me casse la tête tout seul à ce sujet. Bien sûr, il y a beaucoup de choses que d’autres m’ont appris, par exemple le fait que la plupart des poissons, lorsqu’ils sont vieux, se plaignent de ce que leur existence n’a pas de sens. Ils gémissent et maudissent le destin. Mais, moi, je veux savoir si la vie ne peut consister en autre chose que de nager çà et là dans un petit endroit tous les jours et tous les jours, jusqu’à ce qu’on soit vieux … ou si on peut vivre autrement dans ce monde. »

La mère, irritée :
« Je vois que les discours te montent à la tête, en effet ! Le monde ! Le monde ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Le monde n’est qu’ici, où nous sommes. Et la vie n’est que ceci, celle que nous menons. »

Pendant ce temps, une grosse dame poisson s’était approchée. Elle cria avec curiosité : « Eh bien, voisine, pourquoi te disputes-tu avec ton fils ? On dirait que vous ne vous décidez pas à aller nager aujourd’hui ! La mère sortit de la maison en gémissant : « Nous vivons une drôle d’époque : aujourd’hui, ce sont les enfants qui veulent tout apprendre à leurs parents !

La voisine :
« Comment cela ? »

La mère :
« Eh bien figurez-vous que ce garnement me casse les oreilles de ce qu’il veut entreprendre : « vivre », « découvrir le monde »… Que de mots pompeux ! »

La voisine, s’adressant au petit poisson noir :
« Dis-moi, petit, cela fait longtemps que tu fréquentes les sages et les philosophes sans nous le dire ? »

Le petit poisson noir :
« Madame la voisine, je ne sais pas ce que vous voulez dire par « sages » et « philosophes ». Je sais seulement que les éternelles promenades quotidiennes m’ennuient. J’aimerais ne pas simplement vivre, sans rime ni raison, pour m’apercevoir un jour que je suis devenu vieux, comme vous autres, et que je suis resté le même poisson stupide et borné. »

La voisine, interloquée :
« Ho ! Ho! Mais quelle audace ! »

La mère, grognant :
« Jamais je n’aurais cru que mon unique enfant se révélerait être ainsi ! Je me demande quel bon à rien me l’a dévergondé ! »

Le petit poisson noir, révolté :
« Personne ne m’a dévergondé ! J’ai moi-même une raison ! J’ai des yeux et je peux voir ! »

La voisine, chuchotant, à la mère :
« Amie, vous souvenez-vous de cet escargot ? »

La mère :
« Mais bien sûr ! C’est cela! Vous avez raison ! Il tournait toujours autour de mon fils… Qu’il soit maudit ! »

Le petit poisson noir, toujours révolté :
« Arrête, maman ! Il était mon ami ! »

La mère, moqueuse :
« A-t-on jamais entendu parler d’amitié entre poisson et escargot ? »

Le petit poisson noir :
« En tout cas, moi, je n’ai jamais entendu parler d’hostilité non plus ! Et pourtant vous l’avez noyé ! »

La voisine, lui coupant la parole :
« Là n’est pas la question ! Cela s’est passé il y a longtemps, et c’est oublié. »

Le petit poisson noir :
« C’est vous-même qui en avez parlé la première ! »

La voisine :
« Nous avons bien fait de le tuer. As-tu oublié ce qu’il racontait ici et là ? »

Le petit poisson noir :
« Alors vous devriez me tuer moi aussi, parce que je raconte les mêmes choses. »

Le bruit avait attiré d’autres poissons, et les paroles du petit poisson noir les avaient mis tous en rage.

Un vieux poisson dit méchamment :
« Crois-tu que nous t’épargnerons ? »

Un autre poisson cria :
« Ce qu’il lui faut, ce sont quelques bonnes gifles, voilà tout ! »

La mère, menaçante :
« Allez-vous en ! Laissez mon fils tranquille ! »

Un troisième poisson :
« Écoutez madame, si vous n’êtes pas capable d’élever votre enfant comme il faut, vous devez en subir les conséquences… »

La voisine :
« Pour ma part, j’ai honte d’habiter dans votre voisinage. »

Un quatrième poisson :
« Je crois que pour éviter le pire, nous devrions l’exiler auprès de l’escargot ! »

Mais lorsque la foule des poissons se précipita sur le petit poisson noir pour l’attraper, ses amis l’entourèrent étroitement et le sauvèrent.

La mère s’était couvert, le visage et sanglotait :
« Pitié ! Je perds mon enfant ! Que faut-il que je fasse ? »

Le petit poisson lui répondit de loin :
« Mère, ne pleure pas pour moi, mais pour ces pauvres vieux poissons désemparés. »

L’un des poissons :
« Ne nous insulte pas, petit voyou ! »

Un autre :
« Et n’essaie pas de revenir plein de regrets… Nous ne t’accepterons plus ! »

Un troisième :
« Ne pars pas ! Ce ne sont que des lubies de jeunesse ! »

Un quatrième :
« Que te manque-t-il donc ici ? »

Un cinquième :
« Reviens donc, il n’existe pas d’autre monde ! »

Un sixième :
« Ce n’est que si tu reviens à la raison, et si tu restes ici, que tu prouveras ton intelligence. »

Un septième :
« Après tout, nous sommes habitués à vivre avec toi. »

La mère gémissait :
« Aie pitié de moi! Ne pars pas ! »

Mais le petit poisson noir n’avait plus rien à leur dire. Quelques-uns des amis de son âge l’accompagnèrent jusqu’à la cascade, puis revinrent. Au moment de les quitter, le petit poisson noir leur dit :
« Au revoir mes amis, ne m’oubliez pas. »

Les amis :
« Comment pourrions-nous t’oublier ? C’est toi qui nous as ouvert les yeux, toi qui nous as appris des choses dont nous ne nous étions jamais préoccupés… Au revoir, ami courageux et intelligent. »

Notre poisson laissa la cascade l’emporter vers un petit étang. Au début, il fut un peu étourdi, puis il commença à nager en traçant de grands cercles le long du bord de l’étang. De toute sa vie, il n’avait jamais vu autant d’eau à la fois … L’étang était peuplé de têtards. Lorsqu’ils virent le petit poisson noir, ils crièrent d’un ton railleur :
« Regardez donc celui-là ! »

Les têtards :
« Quelle espèce d’être es-tu ? »

Le petit poisson noir, les examinant attentivement :
« Je vous prie de ne pas être désagréables. Je m’appelle le petit poisson noir, et vous ? »

L’un des têtards :
« Nous ? Nous sommes les têtards… »

Et un autre :
« … De très grande et de très noble race ! »

Et un troisième :
« Il n’existe pas d’être plus beau que nous au monde. »

Un quatrième :
« Nous ne sommes pas aussi laids et difformes que toi. »

Le petit poisson noir :
« Qui aurait cru que vous puissiez être aussi vaniteux ! Mais je vous pardonne car vous parlez par ignorance. »

Les têtards, en chœur :
« Voudrais-tu dire par là que nous sommes bêtes ? »

Le petit poisson noir :
« Oui ! Et si vous n’étiez pas ignorants, vous vous douteriez qu’il existe dans le monde beaucoup d’êtres qui ne se prennent pas pour laids ! D’ailleurs, vous n’avez même pas atteint votre forme définitive ! »

Les têtards se fâchèrent… mais comme ils se rendaient compte que le poisson noir avait raison et qu’ils n’avaient rien à lui répondre, ils changèrent de tactique :
« Tu fais beaucoup de bruit pour rien! Nous voyageons chaque jour de par le monde et jusqu’à maintenant, nous n’avons vu personne d’autre que nous et nos parents… sauf les petits vers, mais ceux-là ne comptent pas de toute façon. »

Le petit poisson noir :
« Comment pouvez-vous parler de voyage à travers le monde alors que vous n’êtes jamais sortis de votre petit étang ? »

Les têtards :
« Tiens donc ! Il y a un autre monde hors de notre étang ! »

Le petit poisson noir :
« Vous devriez au moins vous demander d’où vient l’eau, et ce qu’il y a hors de l’eau ! »

Les têtards :
« Et où serait-ce donc, « hors de l’eau » ? Nous n’avons jamais rien entendu de pareil ! Ha, ha, ha ! il est complètement fou ! »

Le petit poisson noir pensa qu’il valait mieux laisser les têtards en paix ; puis il se dit qu’il pourrait aussi échanger quelques mots avec leur mère, et ensuite continuer son voyage. C’est pourquoi il demanda :
« Et votre mère, où est-elle ? »

Le coassement aigu d’une grenouille le fit sursauter. Elle était assise sur une pierre au bord de l’étang. Elle sauta dans l’eau et nagea vers le petit poisson.

La grenouille :
« Je suis là ! Que désire Monsieur ? »

Le petit poisson noir, poliment :
« Bonjour Madame. »

La grenouille, nageant toujours :
« Pourquoi fais-tu des discours omniscients, être primitif ? Tu te crois permis de brandir des grands mots parce que tu as affaire à des enfants ? Dieu est témoin que j’ai vécu assez longtemps pour savoir que le monde, c’est cet étang. Mieux vaut pour toi de reprendre ton chemin sans entraîner mes enfants sur la mauvaise pente ! »

Le petit poisson noir :
« Et même si tu vivais encore cent ans de la sorte… tu seras toujours une grenouille stupide et malheureuse. »

La grenouille devint rouge de rage et sauta vers lui. Mais le petit poisson noir glissa prestement de côté et fila comme un éclair, remuant la vase en tourbillons. La vallée s’étendait en serpentant et le torrent s’était sensiblement élargi. Mais vu d’en haut, il scintillait au fond de la vallée comme un fil d’argent. L’eau se séparait et coulait de part et d’autre d’un rocher qui s’était détaché de la montagne et était tombé là. Sur cette pierre, un lézard, grand comme la main, était couché sur le ventre et se chauffait au soleil. Il observait un crabe gras qui dégustait sa proie, une petite grenouille, sur le fond sableux de la rivière.

Lorsque son regard se posa sur le crabe, le petit poisson s’effraya. Il salua de loin.

Le crabe lui lança un regard sournois du coin de l’œil.

Le crabe :
« Quel poisson bien élevé! Approche-toi sans crainte, mon petit. »

Le petit poisson noir :
« J’ai l’intention de voyager à travers le monde, et je n’ai aucune envie d’être votre prochain repas. »

Le crabe :
« Pourquoi es-tu si méfiant et si peureux, petit poisson ? »

Le petit poisson noir :
« Je ne suis ni méfiant ni peureux, je dis ce que ma raison me conseille car je vois ce que voient mes yeux. »

Le crabe, moqueur :
« Bien, aurez-vous alors la bonté de m’expliquer comment il se fait que vos yeux et votre raison vous ont dit que je vais vous manger ? »

Le petit poisson noir : « Ne fais pas l’innocent ! »

Le crabe :
« Ah, tu fais sans doute allusion à cette grenouille. Ne sois pas si puéril, mon petit. Je suis en guerre contre les grenouilles. Je les pourchasse parce qu’elles s’imaginent être les seules, et les plus heureuses, au monde. Je veux leur montrer dans quelles mains le monde se trouve vraiment ! Tu vois, mon cœur, que toi tu n’as pas à avoir peur de moi. .. Approche ! Allons, approche ! »

Et après avoir dit cela, il se mit à se déplacer lentement en direction du petit poisson. Sa démarche maladroite fit irrésistiblement rire le petit poisson.

Le petit poisson noir :
« Pauvre malheureux! Tu ne sais même pas marcher correctement, comment veux-tu donc savoir entre les mains de qui se trouve le monde ? »

Et le petit poisson recula prudemment.

Une ombre s’étendit sur l’eau. Une grosse pierre tomba et toucha le crabe à la tête. Elle l’enfonça dans le sable.

A ce spectacle, le lézard se mit à rire si fort qu’il glissa et faillit tomber à l’eau. Mais le crabe ne pouvait plus se dégager du sable. Qui avait pu lancer cette pierre ? Le petit poisson noir remarqua un jeune berger sur la rive du fleuve qui observait attentivement le lézard et le crabe.

Un troupeau de chèvres et de brebis s’approchait du fleuve. Elles plongèrent avidement leur tête dans l’eau. Leurs bêlements retentissaient dans toute la vallée. Notre petit poisson attendit que les chèvres et les brebis eussent étanché leur soif et se fussent éloignées, puis il nagea vers le lézard et lui demanda :
« Lézard, je m’appelle le petit poisson noir et je veux aller jusqu’à la fin de ce torrent. Je crois que tu es sage, c’est pourquoi je voudrais te demander quelque chose. »

Le lézard :
« Demande ce que tu veux. »

Le petit poisson noir :
« Au cours de mon voyage, on m’a souvent recommandé de prendre garde au pélican, au poisson-scie et à la mouette. Si tu sais quelque chose sur eux, dis-le moi. »

Le lézard :
« La mouette et le poisson-scie ne vivent pas dans nos régions, et certainement pas le poisson-scie, qui est un poisson de mer. Le pélican, par contre, tu le rencontreras peut-être par ici. Prends garde à lui! Méfie-toi de sa ruse, et de son dangereux sac ! »

Le petit poisson noir, étonné :
« Quel sac ? »

Le lézard :
« Le pélican a sous son bec un sac qui peut contenir beaucoup d’eau. Il tient son bec ouvert dans l’eau et les poissons entrent dans le sac, sans même s’en douter; et, de là, ils passent directement dans son ventre. Sauf si le pélican n’a pas faim; alors, il garde les poissons dans son sac, pour les manger au repas suivant. »

Le petit poisson noir :
« Mais, lorsqu’un poisson se trouve dans ce sac, n’y a-t-il vraiment plus aucun espoir pour lui d’en réchapper ? »

« Il n’y a qu’un moyen, répondit le lézard, il faut déchirer le sac ! Je vais te donner un poignard pour la route. A l’aide de ce poignard, tu pourras te délivrer… Le lézard glissa agilement dans une fente du rocher et revint avec un minuscule poignard. Le petit poisson prit l’arme et le remercia.

Le lézard :
« Tu n’as pas à me remercier, j’ai un tas de poignards semblables ; quand j’ai le temps, je m’installe et j’en fabrique avec des épines. Je les donne à des poissons intelligents comme toi. »

Le petit poisson noir, étonné :
« Y a-t-il donc eu avant moi des poissons qui ont pris ce même chemin ? »

Le lézard :
« Beaucoup, vraiment beaucoup. Ils forment sûrement déjà une grande foule qui constitue une menace pour le pêcheur. »

Le petit poisson noir :
« Pardonne-moi si je te pose question sur question. Ce n’est pas par insolence, mais je voudrais savoir comment les poissons font pour gêner le pêcheur ? »

Le lézard :
« Comme ils sont très unis, ils réussissent à tirer le filet du pêcheur vers le fond de la mer lorsque celui-ci le lance. »

Puis le lézard colla son oreille à ta fente du rocher, écouta et dit : « Petit poisson noir, il faut que je m’en aille maintenant, mes enfants viennent de se réveiller. »
Il glissa dans la fente. Le petit poisson noir se mit en route lui aussi, bien qu’il eût aimé rester plus longtemps. Les questions se bousculaient dans sa tête :
« La rivière débouchait-elle vraiment dans ta mer ? Qu’arrive-t-il lorsque te pélican est te plus fort ? Le poisson-scie a-t-il vraiment le cœur de dévorer ses propres congénères ? Pourquoi la Mouette est-elle un ennemi pour nous ? »

Il ruminait ses pensées tout en continuant à nager. A chaque pas en avant, il apercevait des choses nouvelles et en tirait des leçons. C’était maintenant un vrai loisir de se laisser culbuter par tes cascades. La chaleur du soleil qu’il sentait sur son dos, lui donnait de la force. Quelque part en cours de route, il rencontra une gazelle en train de boire en hâte. Il la salua.

Le petit poisson noir :
« Belle gazelle, pourquoi es-tu si pressés ? »

La gazelle :
« Le chasseur me poursuit. Il m’a déjà touchée, regarde ! »

Le petit poisson ne pouvait pas voir la blessure, mais il remarqua à la démarche boitillante de la gazelle que c’était vrai.

A un autre endroit, des tortues rêvassaient et un peu plus tard, il entendit le ricanement des perdrix résonner dans la vallée. Le parfum des lubes de montagne flottait dans l’air et se mêlait à l’eau…

Dans l’après-midi, il arriva en un endroit où la rivière s’élargissait et coulait sous les buissons. Il y avait tant d’eau que le petit poisson noir en profitait abondamment. Puis, il rencontra des poissons. Depuis qu’il avait quitté sa mère, il n’en avait plus rencontrés. Quelques minuscules poissons l’entourèrent avec curiosité.

Les minuscules poissons :
« Tu es sans doute étranger, n’est-ce pas ? »

Le petit poisson noir :
« Oui, et j’ai une longue route derrière moi. »

Les minuscules poissons :
« Où veux-tu aller ? »

Le petit poisson noir :
« Je suis à la recherche de la fin de la fin de la rivière. »

Les minuscules poissons :
« De quelle rivière veux-tu parler ? »

Le petit poisson noir :
« De celle dans laquelle nous nageons ! »

Les minuscules poissons :
« Mais nous appelons ceci un fleuve, par ici. »

Le poisson noir se tut. Un petit poisson lui demanda :
« Sais-tu seulement que le pélican te guette sur la route ? »

Le petit poisson noir :
« Oui, je le sais. »

Un autre poisson :
« Sais-tu aussi qu’il a un très grand sac pour t’attraper ? »

Le petit poisson noir :
« Oui, je sais cela aussi. »

Un poisson :
« Et tu veux quand même continuer ? »

Le petit poisson noir, gravement :
« Il faut que je le fasse, absolument. »

Peu après, la nouvelle se répandit parmi les poissons qu’un congénère noir venu de loin voulait nager jusqu’au bout du fleuve, et n’avait même pas peur du pélican. Quelques minuscules poissons furent tentés d’aller avec lui, mais ils en gardèrent le secret par peur des plus âgés. Quelques-uns objectèrent :
« Si seulement le pélican n’existait pas, nous serions venus avec toi, mais nous avons peur de son sac. »

Le fleuve longeait un village. Des femmes et des jeunes filles lavaient bruyamment le linge et la vaisselle. Le petit poisson noir écouta quelque temps leur papotage et observa les enfants en train de se baigner. Puis il se remit en route.

Il nagea jusqu’à ce que la nuit fut tombée. Il se coucha sous une pierre pour dormir. Vers minuit, il se réveilla et vit comme la lune se reflétait dans l’eau et la plongeait dans sa lumière argentée. A la maison, par de telles nuits de lune, il avait toujours souhaité avoir le droit de sortir de son étroite maison d’algues pour lui parler. Mais sa mère l’avait chaque fois ramené sous les algues et forcé à dormir. Maintenant, le petit poisson noir nageait vers la lune.

Le petit poisson noir :
« Bonsoir, ma belle lune ! »

La lune :
« Bonsoir, petit poisson noir ! Que fais-tu ici ? »

Le petit poisson noir :
« Je fais un voyage à travers le monde. »

La lune :
« Le monde est trop grand, tu ne pourras pas le parcourir en entier. »

Le petit poisson noir :
« Ça ne fait rien, j’irai aussi loin que je le pourrai. »

La lune, pensive :
« J’aurais aimé rester avec toi jusqu’au matin, mais un gros nuage noir vient vers moi pour obscurcir ma lumière. »

Le petit poisson noir :
« Chère lune, j’aime tant ton éclat et je souhaiterais que tu puisse toujours m’éclairer. »

La lune :
« Cher petit poisson, en réalité, je n’ai pas de lumière; le soleil me prête la sienne et je la reflète jusqu’à la terre. As-tu déjà entendu que les hommes voudraient bientôt atterrir sur moi ? »

Le petit poisson noir :
« Mais ce n’est pas possible ! »

La lune :
« C’est très dur, mais une fois que les hommes se sont mis quelque chose dans la tête… »

La lune n’eut pas le temps de finir sa phrase. Le nuage noir la cacha et à nouveau l’obscurité régna, le petit poisson noir se retrouva tout seul. Il fixa quelque temps l’obscurité, comme pétrifié, puis se glissa sous la pierre et s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla au petit matin, il entendit murmurer quelques poissons derrière lui. Dès que les minuscules poissons s’aperçurent qu’il avait ouvert les yeux, ils crièrent d’une seule voix :
« Bonjour ! ».

Le petit poisson noir les reconnut de suite :

« Bonjour ! Vous vous êtes quand même décidés à venir avec moi ? »

L’un des minuscules poissons :
« Oui, mais nous ne sommes pas encore tout à fait débarrassés de notre peur. »

Un autre :
« La pensée du pélican ne nous quitte pas. »

Le petit poisson noir :
« Penser ! penser ! Il ne faut pas penser à tort et à travers. Ce n’est qu’en se mettant en route que l’on peut se débarrasser tout à fait de sa peur. »

Au moment où ils voulurent partir, l’eau se mit en mouvement et de grandes vagues se brisèrent autour d’eux. Un couvercle les enferma et tout devint noir. Il n’y avait aucune sortie possible. Le petit poisson noir comprit tout de suite qu’ils étaient prisonniers dans le sac du pélican ; il réconforta ses camarades :
« Mes amis, nous sommes dans le sac du pélican, mais il n’est pas exclu que nous puissions nous échapper. »

Les minuscules poissons se mirent à pleurer et à gémir :
« Il n’y a plus d’espoir, c’est de ta faute, c’est toi qui nous as entraînés. Le pélican va nous engloutir tous. »

Soudain un rire terrible ébranla l’eau. C’était le pélican qui riait.

Le pélican:
«Ha ! ha ! ha ! Quels jolis petits poissons j’ai attrapés là! En vérité, vous me fendez le cœur, je n’aurai pas le courage de vous avaler ! »

Les minuscules poissons, gémissant toujours :
« Votre Excellence, Monsieur le Pélican, nous avons entendu dire tant de bien à votre sujet ; si vous vouliez avoir la bonté d’ouvrir un peu votre précieux bec pour que nous puissions en sortir, nous prierions éternellement Dieu pour qu’il vous prenne en sa sainte garde ! »

Le pélican, réconfortant :
« Je ne vais pas vous manger tout de suite. J’ai encore assez de poissons en réserve, regardez en dessous de vous … »

Quelques poissons, petits et grands, gisaient en dessous d’eux dans le sac. Les minuscules poissons n’en continuèrent pas moins de gémir.

Les minuscules poissons :
« Votre Excellence, Monsieur le Pélican, nous n’avons vraiment rien fait de mal, nous sommes innocents, c’est ce petit poisson noir qui nous a entraînés sur la mauvaise route. »

Le petit poisson noir, hurlant :
« Lâches ! Croyez-vous que cet oiseau rusé est la bonté même, pour mendier ainsi sa grâce ? »

Les minuscules poissons :
« Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu verras tout de suite que son excellence, Monsieur le Pélican, va généreusement nous pardonner et te punir toi. »

Le pélican :
« Oui, je vous pardonne, mais à une seule condition. »

Les minuscules poissons :
« Dites vite, votre Grâce, quelle condition ? »

Le pélican :
« Étrangler ce poisson noir insolant. »

Le petit poisson noir glissa de côté et les avertit :
« Ne vous fiez pas à lui, ce damné oiseau veut que nous nous battions entre nous. J’ai une idée… »

Mais les minuscules poissons avaient complètement perdu la tête. Ils ne pensaient qu’à leur liberté; c’est pourquoi ils se ruèrent sur le petit poisson noir. Celui-ci leur échappait sans. cesse et disait doucement :
« Lâches, vous êtes de toute façon prisonniers et vous ne pouvez pas vous échapper, vous ne valez pas mieux que mol. »

Les minuscules poissons :
« Nous voulons t’étrangler; nous voulons notre liberté. »

Le petit poisson noir :
« Vous avez perdu la raison. Même si vous m’étranglez, vous ne sortirez pas d’ici. Ne tombez donc pas dans son piège. »

Les minuscules poissons :
« Tu dis ça pour sauver ta peau; tu ne penses absolument pas à nous. »

Le petit poisson noir :
« Ecoutez-moi, je vais vous indiquer un moyen. Je vais faire comme si j’étais mort et me mettre avec les autres poissons morts. Nous verrons alors si le Pélican vous libère ou non .. Et si vous n’acceptez pas ma proposition, je vous tuerait tous avec ce poignard ou je déchirerai le sac et vous… »

Un des minuscules poissons, l’interrompant par de gros sanglots :
« Arrête je t’en prie, je ne peux plus supporter tes paroles, hu, hu, hu … »

Le petit poisson noir :
« Je me demande pourquoi vous avez emmené avec vous ce pleurnicheur… »

Et d’un coup sec il tira son poignard et le montra aux minuscules poissons. Par la force des choses, ils acceptèrent sa proposition et firent semblant de se battre ; le poisson noir joua le mort. Les minuscules poissons se dirigèrent vers le haut et dirent :
« Excellence, Monsieur le Pélican, nous avons étranglé le petit poisson noir insolent ! »

Le pélican, ricanant :
« Très bien, comme récompense je vous avalerai vivants, comme ça vous pourrez vous balader un moment dans mon ventre. »

Avant que les minuscules poissons aient pu réaliser ce qui leur arrivait, ils glissèrent rapidement, comme un éclair, le long du cou du pélican, et c’est ainsi qu’ils finirent.
A cet instant, le petit poisson noir brandit son poignard, déchira d’un seul coup le sac et s’enfuit.

Le pélican poussa un cri de douleur, lança la tête en avant mais ne réussit pas à attraper le petit poisson noir.

Le petit poisson noir nagea jusqu’à midi. La montagne et la vallée étaient derrière lui, et le fleuve traversait maintenant une plaine. De droite et de gauche, d’autres petites rivières s’étaient jetées dans le fleuve et avaient grossi son eau des leurs.
Le petit poisson jouissait visiblement de cette abondance. Soudain, il remarqua que l’eau n’avait plus de fond. Il nagea vers la gauche, puis vers la droite, mais ne trouva pas de rive. Il y avait tant d’eau qui l’entourait qu’il se sentit tout perdu. Il pouvait nager dans n’importe quelle direction, l’eau semblait ne jamais finir.

Un grand et long animal se précipita soudain sur lui, rapide comme un éclair, armé d’une double scie. Le petit poisson noir craignit un instant que le Poisson-Scie ne le mette en pièces tout de suite. Il fit un saut, lui échappa et remonta à toute allure. Après un moment, il replongea pour trouver le fond de la mer.

En route, il buta contre un banc de poissons. Ils étaient des milliers et des milliers. Il demanda à l’un d’eux :
« Ami, je suis étranger, je viens de loin. Où sommes-nous ici ? »

Le poisson rassembla les autres : « Regardez, un autre ! »

Les poissons :
« Camarade, bienvenue à la mer ! »

L’un d’eux :
« Tous les fleuves se jettent à la mer ; d’autres rivières finissent dans les marais. »

Un autre :
« Tu peux te joindre à nous quand tu le désires. »

Le petit poisson noir était vraiment heureux d’avoir enfin atteint la mer… Il demanda :
« Il vaut peut-être mieux que je me familiarise avec les lieux ici, avant de me joindre à vous. La prochaine fois que vous tirerez vers le fond le filet du pêcheur, j’aimerais beaucoup être avec vous. »

L’un des poissons :

« Ton vœu sera bientôt exaucé. Va tranquillement explorer les environs. Mais si tu t’approches de la surface, prends garde à la Mouette. De nos jours, elle n’a plus peur de personne. Elles ne nous laisse pas un seul jour en paix avant de capturer quatre ou cinq d’entre nous. »

Le petit poisson noir se sépara de ses compagnons, et au bout d’un certain temps il nagea vers la surface de la mer. Le soleil était chaud. Le petit poisson noir jouit de la chaleur sur son dos. Heureux et sans souci, il nageait. Il se disait :
« La mort peut très rapidement m’atteindre, maintenant ; mais aussi longtemps que je peux vivre, je n’ai pas le droit de me précipiter dans ses bras. Si un jour je la rencontre, ce qui arrivera sans aucun doute, ce ne sera pas important. Seule a de l’importance la valeur que peut avoir ma vie ou ma mort pour la vie des autres… »

Il n’avait pas fini de penser que la mouette se précipita sur lui, le prit dans son bec et l’emporta. Et le petit poisson noir avait beau se tortiller dans tous les sens, il n’arrivait pas à se libérer. L’oiseau l’avait fermement agrippé par le dos, si bien qu’il était sur le point d’étouffer ; combien de temps un poisson peut-il vivre hors de l’eau ? Il souhaitait que l’oiseau l’engloutisse tout de suite. Ainsi il pourrait encore vivre un peu dans l’humidité de son ventre.

Le petit poisson noir :
« Pourquoi ne m’avales-tu pas vivant ? J’appartiens à cette espèce de poisson qui devient venimeux après la mort. »

L’oiseau ne répondit pas mais pensa :
« Espèce de petit malin ! A quel jeu joues-tu ? Tu veux me faire parler pour pouvoir t’échapper. »

De loin, la terre apparaissait. Elle se rapprochait de plus en plus.

Le petit poisson noir réfléchissait :
« Quand nous atteindrons le rivage, il sera trop tard pour moi. »

C’est pourquoi il s’adressa encore une fois à l’oiseau :
« Je sais que tu veux m’apporter à tes enfants, mais une fois que nous aurons atteint la terre, je serai mort et plein de poison. Pourquoi n’as-tu pas pitié de tes enfants ? »

La mouette pensa :
« Je vais être prudente et te manger moi-même, et je vais attraper un autre poisson pour mes enfants. Mais attends, est-ce que tu me joues encore un tour ? Non, tu ne peux rien faire. »

En pensant cela, elle remarqua que le petit poisson noir devenait immobile et mou. Elle réfléchit encore :
« Comment, serait-il déjà mort ? Alors je ne peux plus le manger moi-même ? Quel gâchis ! Je me suis privée d’un jeune poisson bien tendre ! »

Et la mouette cria :
« Hé! Petit ! As-tu encore un peu de vie que je puisse te manger ? »

Elle n’avait pas fini que le poisson noir avait fait un saut et s’était jeté hors du bec ouvert. L’oiseau vit que le petit poisson l’avait bien roulé et décida de le poursuivre. Le petit poisson respirait l’air comme un éclair. Il avait hâte de retrouver l’eau et ne se rendait compte de rien d’autre. Il avait la bouche entrouverte pour profiter de l’humidité du vent. Il tomba dans la mer. Il n’avait pas encore repris son souffle que l’oiseau, arrivant comme une flèche, le rattrapa et l’engloutit sur-le-champ, si vite que le petit poisson noir ne comprit qu’après quelques secondes ce qui lui était vraiment arrivé …

Autour de lui, tout était noir et humide. Il n’y avait pas de sortie et quelqu’un pleurait quelque part. Ses yeux s’habituèrent lentement à l’obscurité et il découvrit dans un coin un tout petit poisson. Il avait la figure ruisselante de larmes et il appelait sans cesse sa mère. Le petit poisson noir s’approcha de lui et dit :
« Lève-toi, petit, tu ferais mieux de penser aux moyens de sortir d’ici. A quoi te sert de pleurer ainsi ? »

Le tout petit poisson :
« Oui… es-tu… donc ? Ne vois-tu pas… que… je vais … mourir … hu, hu, hu, … maman … je ne peux plus … tirer le filet du pêcheur au fond de la mer … avec toi. .. hu, hu, hu, maman … »

Le petit poisson noir :
« Pour l’amour du ciel, arrête. Tu fais honte à toute l’espèce des poissons ! »

Lentement, il s’arrêta de pleurer et le petit poisson noir lui dit :
« Ecoute-moi bien, je veux tuer la mouette et délivrer les poissons. Mais avant, il faut que je t’aide à sortir d’ici pour que tu ne fasses pas de comédie.»

Le tout petit poisson :
« Mais tu es toi-même sur le point de mourir, comment veux-tu tuer la mouette ? »

Le petit poisson noir, tirant son poignard :
« C’est avec ça que je vais déchirer son ventre de l’intérieur. Et maintenant écoute-moi bien : je vais me rouler dans tous les sens pour chatouiller l’oiseau. Quand il ouvrira son bec pour rire, tu sauteras dehors. »

Le tout petit poisson :
« Et toi, que vas-tu devenir ? »

Le petit poisson noir :
« Ne t’occupe pas de moi. Aussi longtemps que je n’aurai pas tué ce fléau, je ne sortirai pas d’ici. »

Alors le petit poisson noir se mit à se rouler et à se tortiller dans le ventre de l’oiseau. Le tout petit poisson se tenait à l’entrée du ventre de l’oiseau, prêt à sauter.
Au moment où la mouette ouvrit son bec et éclata de rire, le tout petit poisson plongea vers la liberté. Un instant plus tard, il était dans l’eau. Il attendit en vain le petit poisson noir. Mais soudain la mouette poussa des cris épouvantables, fit quelques culbutes en l’air et tomba comme une pierre dans la mer. Elle bougea encore avec force puis flotta immobile.

Mais le petit poisson noir avait disparu et jamais personne ne l’a plus revu…

*****

La grand-mère avait terminé son histoire, elle dit à ses douze mille enfants et petits-enfants :
« et maintenant au lit! Il est temps de dormir ! »

Les enfants :
« Grand-mère, tu ne nous as pas raconté ce qu’est devenu le tout petit poisson ! »

La grand-mère :
« Je vous raconterai ça demain soir. Mais maintenant il est temps de dormir. Bonne nuit ! »

Onze mille neuf cent nonante-neuf petits poissons répondirent « Bonne nuit » et allèrent dormir.

La grand-mère s’endormit aussi.

Mais un petit poisson rouge n’arriva pas a trouver le repos, malgré tous ses efforts.

TOUTE LA NUIT, IL N’A FAIT QUE PENSER A LA MER…


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