publié dans le Leipziger Volkszeitung, en septembre 1899

rosa-luxemburg-16.jpgSous ce titre le camarade Jaurès a fait paraître un nouveau livre volumineux qui aborde les questions mêmes de la guerre et de la paix qui, dernièrement, ont aussi éveillé un vif intérêt en Allemagne dans les cercles du Parti. L’ouvrage est du début à la fin consacré à l’idée de paix que Jaurès imprègne de la puissance passionnée du verbe qui lui est propre. Ce livre n’est pas une recherche des conditions objectives du militarisme moderne et de ses rapports avec le développement capitaliste, mais seulement une discussion pénétrante des idées répugnantes et des préjugés du patriotisme français officiel et de ses appétits bellicistes.

Le leitmotiv du livre est la conception de la « nation armée » que Jaurès veut instaurer à la place du présent système de l’armée permanente et son œuvre n’est qu’un grand plaidoyer en faveur de l’armée populaire considérée comme le meilleur et le plus sûr moyen de défense de la nation contre l’ennemi extérieur. Il présente aussi en conclusion de son livre un projet de loi détaillé d’organisation nouvelle de l’armée française en duit-huit articles.

Sans aucun doute le projet de Jaurès diffère sur des points importants de l’armée des milices telle qu’elle figure au programme de la social-démocratie allemande. En premier lieu est frappante chez Jaurès la tendance à introduire le militarisme dans l’ensemble de la vie sociale tellement davantage qu’à l’heure actuelle qu’il serait comme un fil rouge traversant toutes les institutions et même la vie de parti du prolétariat socialiste.

Dans toutes les universités importantes des chaires spéciales seraient créées pour l’enseignement de la science militaire. Le prolétariat socialiste formerait avec la plus grande ardeur des clubs militaires-gymnastiques et des clubs de tir, se livrerait à des exercices de plein air et à des manœuvres en terrain varié. Les syndicats, les coopératives et autres associations ouvrières auraient à :

« subvenir, en vue de la préparation au grade d’officier, aux frais d’études de ceux des fils de syndiqués, de mutualistes et de coopérateurs dont un examen aura démontré l’aptitude. »

Et ainsi de suite.

Il est inutile d’observer que cet excès de zèle dans l’accomplissement du devoir patriotique obérerait les organisations de lutte du prolétariat et leur imposerait des objectifs et des devoirs qui leur sont entièrement et fondamentalement étrangers et qui devraient donc être repoussés catégoriquement dans l’intérêt de la lutte de classes.

Au lieu d’une forte réduction de la durée du service militaire qui figure comme une des plus importantes caractéristiques des milices dans le programme de la social-démocratie, il semble que le projet de Jaurès comporte plutôt une forte prolongation du temps consacré à la préparation militaire -bien que celle-ci n’ait plus lieu à la caserne.

Mais l’idée de l’armée populaire envisagée d’un point de vue socialiste dépend surtout de deux conditions essentielles, sans lesquelles elle ne peut en rien atteindre ses objectifs :

1° Tout d’abord et avant tout il importe que chaque homme du peuple bon pour le service soit doté d’une arme et qu’il conserve celle-ci à son domicile.

Ce n’est pas principalement pour des raisons d’économie que nous réclamons l’armée populaire au lieu de l’armée permanente, ce n’est pas pour échapper à des sacrifices financiers, mais pour dépouiller du mauvais usage qui en est fait l’arme du militarisme qui aujourd’hui est employée à l’occasion contre l’« ennemi intérieur », à savoir contre la montée de la classe ouvrière et contre ses luttes de masses ; c’est, au contraire, pour assigner à cette arme des buts exclusivement défensifs contre l’ennemi extérieur, et aussi en cas de besoin la protection des masses populaires contre les appétits de coup d’État d’un gouvernement traître.

Sans la remise des armes à tous les hommes capables de porter les armes, la condition primordiale de l’armée populaire est supprimée et le caractère de ce système militaire fondamentalement transformé. Le projet de Jaurès présente donc sur ce point une surprenante bizarrerie : il demande expressément que les armes soient remises aux soldats « dans les départements de la légion de l’Est », c’est-à-dire à la frontière allemande, mais non pas qu’elles soient remises à tous les conscrits.

Par cela même Jaurès dépouille de son caractère véritablement démocratique et prolétarien tout son système de « nation armée» et lui fait diriger contre l’Allemagne une pointe évidente qui n’est autre qu’une regrettable concession à l’état d’esprit régnant en France de politique chauvine et petite-bourgeoise toujours hantée par le spectre de l’« ennemi héréditaire ».

2° Une revendication tout autre et aussi importante de notre programme en liaison avec le système des milices consiste à confier la décision concernant la guerre et la paix à la représentation populaire. C’est un fait que le cours de la politique mondiale moderne, y compris ses aventures guerrières et coloniales, va de pair avec une mise à l’écart progressive du parlement en ce qui concerne la participation à la politique étrangère.

Dans la République française également la représentation populaire est glacée devant le fait accompli de la diplomatie politique et des machinations de cliques dominantes. Pourtant le projet du camarade Jaurès ne stipule pas que ce serait le parlement qui déciderait de la guerre et de la paix. En revanche, il prévoit des garanties d’un ordre tout différent pour protéger la France des aventures militaristes et des entreprises de politique étrangères nuisibles au peuple. C’est ainsi que l’article 16 de son projet stipule :

« L’armée ainsi constituée a pour objet exclusif de protéger contre toute agression l’indépendance et le sol du pays. Toute guerre est criminelle si elle n’est pas manifestement défensive ; et elle n’est manifestement et certainement défensive que si le gouvernement du pays propose au gouvernement étranger avec lequel il est en conflit de régler le conflit par un arbitrage. »

Ici nous retrouvons comme base de toute l’orientation politique cette fameuse distinction entre guerre défensive et guerre offensive qui a joué jadis un grand rôle dans la politique étrangère des partis socialistes mais qui, en fonction des expériences des dernières décennies, devrait être purement et simplement mise au rancart.

Qu’est-ce en fait qu’une guerre défensive ?

Qui va prendre sur soi de décider avec certitude de n’importe quelle guerre qu’elle appartient à l’une ou à l’autre catégorie ? Et comme il est facile et simple pour la diplomatie d’un État militaire d’obliger à l’attaque un adversaire faible au moyen de toutes sortes de petites perfidies et de stratagèmes quand c’est cet État même qui désire la guerre ! Qu’étaient les guerres napoléoniennes : des guerres offensives ou défensives ? Du point de vue des États féodaux européens, elles étaient sans aucun doute des guerres offensives, mais du point de vue de la France elles étaient des guerres défensives, car elles étaient nécessaires pour défendre l’œuvre de la grande Révolution contre l’Ancien Régime européen.

Et, même si elles ont pu être d’un point de vue formel et dans leur déroulement des guerres offensives, elles ont constitué un phénomène progressif et révolutionnaire.

Qu’a été la guerre entre la France et l’Allemagne en 1870 ? Du fait que Bismarck, de toute évidence, a poussé délibérément la France dans la guerre, la guerre de Napoléon III devrait, selon la formule de Jaurès, faire ligure de guerre « juste ». Mais, d’un point de vue socialiste, aucune des deux parties n’avait dans cette guerre le droit de son côté. Cette guerre était le produit aussi bien de la politique criminelle de Napoléon que des calculs et des plans de l’Allemagne menée par le sang et le fer.

Ces exemples démontrent précisément que des phénomènes historiques tels que les guerres modernes ne peuvent être mesurés à l’aune de la « justice » ou avec un schéma sur le papier de défense et d’agression et que ce qui se laisserait prendre avec un tel écheveau, et risquerait d’en être affecté, ce ne serait certes pas la puissance matérielle du développement du grand capitalisme, mais bien la force de l’action socialiste.

Le fait, pour Jaurès, de déclarer criminelle toute guerre qui n’est pas manifestement défensive serait à ses yeux un moyen de prévenir les guerres. Mais qu’arriverait-il si cette affirmation ne produisait pas la plus petite impression sur les gouvernements d’aujourd’hui ?

Voilà comment Jaurès répond à cette question dans l’article 17 de son projet de loi :

« Tout gouvernement qui entrera dans une guerre sans avoir proposé, publiquement et loyalement, la solution par l’arbitrage, sera considéré comme traître à la France et aux hommes, ennemi public de la patrie et de l’humanité. Tout parlement qui aura consenti à cet acte sera coupable de félonie et dissous de droit. Le devoir constitutionnel et national des citoyens sera de briser ce gouvernement et de le remplacer par un gouvernement de bonne foi […] »

Comme Jaurès sent lui-même que les mots les plus terribles, tel que « trahison » et « crime », risquent de produire peu d’effets sur les gouvernements, il recourt en conclusion à l’action directe et il ouvre, dans son projet de loi, la perspective de l’insurrection populaire contre les gouvernements bellicistes ; Si bien qu’en fin de compte, même dans l’utopie optimiste de Jaurès, s’impose le fait que guerre et paix ne sont pas des questions de droit mais des questions de force: puissance capitaliste comme facteur de guerre, puissance prolétarienne comme facteur de paix.

Mais dans sa croyance obstinée, petite-bourgeoise et démocratique, en des paragraphes de la loi, il habille de forme « constitutionnelles » ces facteurs de puissance : traiter, dans un projet de loi, l’insurrection contre la guerre de « devoir constitutionnel », c’est bien la trouvaille la plus originale d’un fanatisme juridique se réclamant du socialisme.

Mais ce fanatisme juridique ne demeure pas ici, comme d’habitude, une simple lubie superficielle allant de pair avec des idées dont le fond est juste: il se retourne contre la cause soutenue par l’auteur, en la poussant jusqu’à la caricature.

Car pour Jaurès, l’insurrection « constitutionnelle » doit servir à se rappeler le gouvernement criminel à son devoir – devant le tribunal arbitral. Quel tribunal arbitral international Jaurès a-t-il en vue ? Tout simplement ce théâtre de marionnettes de La Haye, créé par le sanguinaire tsar de Russie, objet des railleries du monde entier, depuis longtemps oublié et empoussiéré!

Avec le plus grand sérieux Jaurès termine son projet par un article 18 qui stipule :

« Le gouvernement de la France est invité dès maintenant à négocier avec tous les pays représentés à la Cour de La Haye des traités d’arbitrage […] »

Le tribunal de la paix de La Haye, pierre angulaire de la politique socialiste ! – on ne peut qu’évoquer involontairement le proverbe français : « tant de bruit pour une omelette ».

Si la social-démocratie allemande propage sa revendication des milices et demande que la décision sur la guerre et la paix appartienne à la représentation populaire, au moins ne se fait-elle pas la plus petite illusion sur le fait que tout le développement du capitalisme moderne rend ces revendications inapplicables jusqu’au moment où le prolétariat aura pris le pouvoir. Nos revendications doivent indiquer la direction vers laquelle s’orientent nos vœux, ainsi que l’intérêt du prolétariat.

Mais s’abandonner à l’illusion que des formules juridiques l’emportent en quoi que ce soit sur les intérêts et le pouvoir du capitalisme, c’est la politique la plus nocive que puisse mener le prolétariat.


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