CRISE DE SURPRODUCTION DE RAPPORTS SOCIAUX

[chapitre V du livre « Gouttes de soleil dans la cité des spectres »]

Les routes que nous avons suivies nous ont fait finalement « monter de la terre jusqu’au ciel » et nous aventurer dans le château enchanté de l’idéologie.

Nous en avons dévoilé le jeu perfide des miroirs, inspecté les passages secrets, dessiné la carte.

Barbara Balzerani et Renato Curcio

Barbara Balzerani et Renato Curcio

Maintenant que les monstres sont apprivoisés, nous pouvons revenir sur terre et affronter les labyrinthes fantasmagoriques de la vie : la métropole, désert peuplé de spectres, lieu de l’aliénation totale et de la révolte radicale, produit du capital dans la phase mourante de la domination réelle totale.

Ghost town, justement, comme le titre de l’hymne reggae de la révolte de Brixton.

Vivisectionnons la bête.

LA MÉTROPOLE COMME USINE TOTALE

La soumission réelle du travail au capital n’est pas un fait défini une fois pour toutes, mais un processus historique « qui se poursuit et se répète constamment à l’intérieur même du mode de production, dans la productivité du travail et dans le rapport entre capitalistes et ouvriers » (Marx).

Il part de la production, de la « fabrique », où est engendré « un mode de production spécifique en ce qui concerne non seulement la technologie, mais encore la nature et les conditions réelles du procès de travail ».

Il se poursuit tout au long de la chaîne production – distribution – échange – consommation, jusqu’à absorber l’entière formation économico-sociale.

Nous appelons domination réelle totale cette phase dans laquelle le capital a occupé tous les interstices de la formation sociale en les pliant à ses besoins.

Aujourd’hui, il a non seulement construit « un mode de production sui generis », mais « une formation sociale sui generis »: la métropole informatisée.

Donc métropole comme forme sociale globale et historiquement déterminée du capital au stade de sa domination réelle totale, molécule de la formation sociale impérialiste qui lui est isomorphe et en expansion-transformation continue et accélérée.

La nouvelle qualité du rapport production-consommation est un élément de caractérisation de la domination réelle totale.

« La création de survaleur absolue par le capital (domination formelle), c’est-à-dire de plus de travail objectivé, implique que le cercle de la circulation s’élargisse et qu’il s’élargisse constamment… La tendance à créer le marché mondial est immédiatement donnée dans le concept de capital…

Le capital a donc d’abord tendance à soumettre chaque moment de la production elle-même à l’échange et à abolir la production de valeurs d’usage immédiates n’entrant pas dans l’échange, c’est-à-dire à substituer la production basée sur le capital à d’autres modes de production antérieurs qu’il juge trop enracinés dans la nature…

D’autre part, la production de survaleur relative (domination réelle), c’est-à-dire la production de survaleur fondée sur l’accroissement et sur le développement des forces productives, exige la production de nouvelle consommation; exige qu’à l’intérieur de la circulation le cercle de la consommation s’élargisse autant que précédemment celui de la production.

Premièrement, élargissement quantitatif de la consommation existante; deuxièmement, création de nouveaux besoins par l’extension des besoins existants à un cercle plus large; troisièmement, production de nouveaux besoins et découverte et création de nouvelles valeurs d’usage.

« La culture de toutes les qualités de l’homme social, pour la production d’un homme social ayant le maximum de besoins, parce que riche de qualités et ouvert à tout… tout cela est aussi bien une condition de la production fondée sur le capital » (Marx).

Dans la phase de la domination réelle totale, le capital, qui a désormais occupé tout l’espace géographique (création du marché mondial), doit pour continuer à s’étendre et donc pour élargir ultérieurement le marché, révolutionnariser sans cesse la sphère de la consommation.

Comme la production, la consommation est aujourd’hui assujettie à des processus continuels de restructuration. Elle devient un élément dynamique, actif, intégré strictement et rigidement dans le procès de production-reproduction.

Dans la première phase de la domination réelle, le capital se soumet l’organisation du travail d’usine, la force de travail sociale, en les produisant en tant que ses déterminations spécifiques, visant à l’extraction de la plus-value relative; aujourd’hui, dans la domination réelle totale, il se soumet toutes les « qualités de l’homme social », en le produisant en tant qu’homme du capital rendu fonctionnel là aussi pour la réalisation de la plus-value relative.

Ce qui signifie une modification qualitative profonde, une révolution capitaliste des besoins, des goûts, de la mentalité, de la morale… en un mot, de la conscience. Et une production des appareils, des instruments nécessaires à cela.

C’est ainsi que naît une nouvelle branche de la production, « l’usine de la conscience », avec ses fonctionnaires correspondants; usine des modèles de consommation, des systèmes idéologiques, des systèmes de signes ayant pour but la réalisation-reproduction de la plus-value relative, du rapport social dominant.

La production n’est plus seulement production indirecte de consommation (dans le sens que toute production présuppose une consommation), mais elle se constitue aussi aujourd’hui comme « production directe de consommations »: à côté de la production d’objets-marchandises, il y a la production de besoins – consommations – conscience – idéologie; en même temps que la production de plus-value relative, il y a la production spécifiquement capitaliste de ses conditions de réalisation.

La production des formes de la conscience ne peut donc plus être considérée comme quelque chose de distinct de la production de marchandises, de secondaire par rapport à elle.

« Production de marchandises » et « production de systèmes idéologiques » sont aujourd’hui concrètement, visiblement, les deux côtés, les deux aspects du même processus: le travail en tant qu’activité conforme à un but.

Elles sont produites et vivent simultanément dans le même espace- temps; pour se reproduire, le capital doit reproduire simultanément les deux déterminations.

Pour le dire comme le vieux Mao, c’est un qui se divise en deux et non pas deux qui fusionnent en un.

A ce point tout déterminisme mécaniste, plus ou moins raffiné, tombe nécessairement.

Si, en un certain sens, dans les phases précédentes du développement capitaliste, les formes de la conscience se produisaient spontanément, naturellement, comme quelque chose de passivement dérivé de la production de marchandises, elles sont aujourd’hui un produit conscient, finalisé, du capital, comme tout autre marchandise.

Elles sont conscience en tant que culture des consommations, qu’idéologie de la marchandise, que langage universel du Capital cherchant en toute lucidité à se reproduire.

L’analyse de la formation sociale, de la domination réelle doit alors, nécessairement, objectivement reconnaître comme fondement le concept de « production au sens large », ce qui veut dire l’unité « production de marchandises/production de consommations, besoins, conscience ».

En conséquence, la métropole est le point de départ de l’analyse, puisqu’elle est la cellule sociale chromosomique, l’espace-temps dans lequel se produit la marchandise et le besoin de celle-ci, la plus-value relative et les conditions de sa réalisation.

La métropole est l’usine totale. L’ « usine à objets-marchandises » est seulement l’un de ses secteurs, tout comme l’est l’ « usine à idéologie ».

Il faut alors aussi caractériser la composition de classe, le prolétariat, non seulement en relation avec l’ « usine partielle » mais aussi avec « l’usine totale », la métropole dans sa globalité.

Il doit être vu non seulement comme force de travail, capacité de travail, mais aussi comme consommateur conscientisé, idéologisé. Toute distinction mécaniste entre force de travail et formes de sa conscience tombe donc d’elle-même: le prolétariat dans la métropole est en même temps force de travail du capital et consommateur- conscience de celui-ci, son produit programmé et finalisé.

Tout réductionnisme à un seul des deux termes, toute séparation plus au moins rétro-agissante de ceux-ci, mène aujourd’hui inévitablement soit vers les bachotages laborieux de l’empirisme ouvriériste-usiniste, soit vers les envolées du subjectivisme idéaliste, interdisant la compréhension de la complexité des mouvements sociaux actuels.

L’analyse de la formation sociale métropolitaine nécessite en fait un modèle logique global qui ne supporte pas les réductionnismes au- delà de certaines limites. Nous nous ferons mieux comprendre sur un exemple.

Pour analyser « l’homme », déterminer les lois de son développement, on ne peut pas utiliser le simple schéma du ver de terre. Et il ne servirait à rien, pour surmonter la difficulté, d’ajouter à ce schéma « quelque chose » … un jour un nez, l’autre jour deux oreilles. On n’obtiendrait au mieux qu’un ver déguisé!

Pour comprendre l’homme nous avons besoin en effet d’un modèle qualitativement différent de celui du ver de terre. Le point de départ de l’analyse doit déjà contenir en lui-même un niveau de complexité conceptuelle adéquat à la complexité réelle de son objet.

Ainsi la réduction (typique de la manuélistique style Troisième Internationale) du matérialisme historique au simple schéma « structure/superstructure » et, en particulier, l’identification de la « structure » aux rapports de production de la production d’objets-marchandises (« la production matérielle » comme on dit) – quand ce n’est pas carrément la réduction de l’unité production – consommation au seul premier terme, comme cela se passe dans la conception de la « crise » de la troisième Internationale qui exclut complètement du champ de l’analyse la contradiction production/consommation – manifeste, face à la complexité de la formation sociale capitaliste de la domination réelle totale, ses limites et son caractère théoriquement dépassé.

En effet, dans les phases précédant la domination réelle totale, le capital ne s’étant assujetti pratiquement que la production des objets, l’analyse des rapports de production pouvait se limiter de fait à l’étude de ces rapports au sein de la production matérielle.

Dans « l’Histoire des théories économiques », Marx affirme que: « Toutes les sphères de la production matérielle – de la production de la richesse matérielle – sont soumises (formellement ou réellement) au mode de production capitaliste (puisqu’on s’en rapproche de plus en plus, que c’est par principe, le but et que ce n’est que dans ce cas que les forces productives du travail se développent au maximum)…

D’autre part, tous ces phénomènes de la production capitaliste dans ce domaine (de la production non matérielle) sont si insignifiants comparés à l’ensemble de la production, qu’on peut les laisser totalement de côté. »

C’est pour cela que dans « le Capital », le concept de « marchandise » renvoit directement à celui d' »objet ».

La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui, par ses propriétés, satisfait les besoins humains de toutes sortes. » (Marx)

Par conséquent le modèle simplifié, type Troisième Internationale, pouvait avoir une certaine valeur opérationnelle dans la Russie tsariste du temps de Lénine, où le capital étant au début de son développement, commençait à peine à occuper la sphère de la production matérielle et où le « marché » était encore substanciellement de type précapitaliste; c’est pourquoi, bien qu’il réduisait le concept de « mode de production capitaliste » à « l’usine », et celui de « formation économico-sociale » au binôme « usine-Etat », de fait la réalité ne s’y est pas heurté de façon trop violente.

Mais dans la phase de la domination réelle totale, ou même la « production immatérielle » est assujettie au mode de production capitaliste – il suffit de considérer la marchandise en formation, la production à l’échelle industrielle de soft-ware – les concepts même de production, de marchandise, d’usine doivent nécessairement se compliquer, se dilater qualitativement.

En outre, la stricte intégration production-consommation présupposant la production de marchandise-idéologie, il n’est plus possible de comprendre complètement les rapports de production indépendamment des rapports de circulation-consommation et la production capitaliste d’objets en la coupant de la production capitaliste de langages.

Il faut alors forcer une première fois notre horizon conceptuel.

L’analyse de la formation sociale métropolitaine ne peut plus se faire avec les simples catégories du « matérialisme économique » – compris au sens léninien de « la science des rapports sociaux de la production matérielle » – auquel on « ajouterait » ensuite les « formes » de l’Etat et de l’idéologie, mais elle nécessite depuis le tout début le modèle conceptuel complexe, articulé, unitaire du matérialisme historique.

Nous ne nous étendrons pas plus sur cette question dont nous avons déjà parlé dans le 2ème paragraphe du premier chapitre.

La qualité nouvelle du rapport production consommation n’est de toute façon pas résolue par l’identité des deux termes, par le dépassement de chacune de leur différence qualitative et de chacune de leur contradictions.

Comme le dit Marx: « le résultat auquel nous arrivons n’est pas que la production, la distribution, l’échange, la consommation sont identiques mais qu’ils sont tous membres d’une totalité, différences au sein d’une unité.

La production déborde aussi bien son propre cadre dans la détermination antithétique d’elle-même qu’elle déborde sur les autres moments. C’est à partir d’elle que recommence sans cesse le procès. »

La chose devrait être évidente. Sans production, il ne peut plus y avoir de circulation-consommation et ceci dans n’importe quel type de société.

Parler donc d’une « circulation productrice de plus-value », comme l’ont fait certains doctes professeurs en passe-montagne aujourd’hui repentis, est une idée saugrenue y compris dans la domination réelle totale.

Dans la domination réelle totale, la « circulation capitaliste » présente néanmoins un caractère nouveau.

La production de marchandise – idéologie – information est essentiellement production des conditions de circulation- consommation des objets-marchandises.

Qu’on pense par exemple à la production de la marchandise- publicité. Il s’agit d’une production particulière (« immatérielle ») de marchandises, donc de plus-value, qui vit à l’intérieur de la circulation des objets-marchandises.

La nouveauté consiste alors en ceci que le travail productif élargit sa sphère et pénètre dans la « production immatérielle », mais la production, qu’elle soit « matérielle » ou « immatérielle », doit quand même toujours être productive de plus-value, et la circulation n’est toujours que « mouvement » du déjà donné.

En outre, au sein de l’unité production d’objets marchandises / production de marchandise-idéologie-information, la première étant le point de départ de la seconde, a l’hégémonie sur le processus entier.

En effet, sans la production des objets marchandises, il ne pourrait même pas y avoir la production de ses conditions de réalisation.

L’hégémonie n’est pas pour autant la totalité: la production d’objets-marchandises, « l’usine », est quand même l’articulation d’une totalité plus complexe, la métropole. Ainsi l’hégémonie de la production de marchandises sur la circulation-consommation signifie centralité du travail productif de valeur/plus-value à l’intérieur du prolétariat, mais, dans ce cas aussi, le premier est seulement une partie d’un tout.

LA MÉTROPOLE COMME ANTAGONISME SOCIAL TOTAL ET CRISE HISTORIQUE GÉNÉRALE DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE

Il découle de la nouvelle qualité du rapport production-consommation que, dans la domination réelle totale, non seulement le temps de travail est du temps capitaliste, mais aussi que la journée sociale entière est du temps du capital.

Dans la phase précédente, « L’ouvrier travaille pour vivre. Pour lui-même, le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité… La vie commence pour lui où cesse cette activité, à table, à l’auberge, au lit ».(Marx)

Dans la domination réelle totale, au contraire, il n’y a plus aucun endroit où l’ouvrier, puisse entamer sa propre vie, parce que ce qu’il y a partout, c’est la vie du capital. L’antagonisme prolétariat-bourgeoisie est aujourd’hui objectivement, antagonisme social total : non plus contre un aspect ou certains aspects, mais contre la totalité de la formation sociale capitaliste.

Il est antagonisme dans la production de plus-value relative, où « le développement des forces productives sociales du travail et les conditions de ce développement prennent l’aspect d’une oeuvre du capital, et l’ouvrier singulier se trouve en face d’eux dans un rapport non seulement passif mais antagoniste » (Marx).

Où « avec le développement du machinisme, les conditions du travail, même d’un point de vue technologique, apparaissent comme dominant le travail et dans le même temps l’exproprient de toute habileté et savoir, le remplacent, l’oppriment et le rendent superflu ». (Marx)

Il est antagonisme dans la circulation-consommation, où face à un « homme riche de besoins parce que riche de qualités et de relations », se dresse un univers en expansion de valeurs d’usage-marchandises, auquel en tant que prolétaire, il ne peut qu’avoir un accès limité par la pauvreté de ses « moyens d’acquisition ».

En effet, « nos besoins et nos plaisirs ont leur source dans la société; nous les mesurons, par conséquent, à la société; nous ne les mesurons pas aux objets de notre satisfaction ». (Marx)

Il est antagonisme idéologique, puisque le système idéologique dominant est une machine de fer qui produit les conditions de la réalisation de la plus-value relative , de ces rapports sociaux qui sont, pour le prolétariat, « misère subjective, état de spoliation et de dépendance ».

Il est antagonisme à croissance géométrique, il est inimitié absolue; il est guerre sociale totale.

En effet, si d’un côté la domination réelle est « le développement en un système en expansion constante et toujours plus globale de types de travaux, de types de production, auxquels correspondent un système toujours plus ample et riche de besoins », elle est de l’autre nécessité de fer de ramener cette matière sociale complexe et multiforme en expansion à l’intérieur des limites de la loi de la valeur/plus-value relative.

Dans la domination réelle totale, l’antagonisme entre le mouvement de la formation sociale qui fait boule de neige et les limites toujours plus étroites de la « rationalité » de la plus-value relative – entre le capital suraccumulé et la pénurie de plus-value, entre l’expansion des besoins sociaux et la possibilité relativement décroissante de les satisfaire pour la majorité (le prolétariat) – atteint son apogée et devient absolu.

La domination réelle totale est donc, en même temps, crise historique générale du mode de production capitaliste et crise de surproduction absolue de capital en tant que crise de surproduction absolue de rapports sociaux, expression générale, totale, de la contradiction toujours plus aiguë entre valeur d’usage et valeur d’échange.

Au point où nous en sommes, une précision est nécessaire.

Le concept de « crise de surproduction de capital » est un des concepts qui revient le plus fréquemment dans la théorie marxiste et, peut-être justement pour cette raison, un des moins définis.

Pour certains, « surproduction de capital » signifie surproduction d’objets-marchandises. Pour d’autres, surproduction d’argent. Pour d’autres encore, surproduction de machines-capital constant par rapport aux hommes-force de travail. Pour les plus intelligents enfin, les trois ensemble.

Tous ces points de vue ont pourtant une limite de fond. Ils oublient que « LE CAPITAL N’EST PAS UNE CHOSE, mais un rapport social de production déterminé. Rapport qui se présente dans une chose et donne à cette chose un caractère social spécifique ». (Marx)

Et que « si nous considérons la société bourgeoise dans son ensemble, il y a toujours comme ultime résultat du procès de production social l’apparition de la société elle-même, c’est-à- dire de l’homme lui-même dans ses relations sociales. Tout ce qui a forme fixe, comme le produit, etc. n’apparaît que comme moment, moment évanescent de ce mouvement ». (Marx)

Encore prisonniers du monde fétichiste des marchandises, ils ne voient que le mouvement des « choses » au lieu des rapports entre les hommes, un lieu des « rapports sociaux ». Et, ce faisant, ils perdent toute la profonde richesse des significations de ces catégories économiques.

Prenons quelques exemples.

Le « taux de plus-value » ne mesure pas seulement le rapport entre le temps de travail non payé et le temps de travail payé, mais un rapport bien plus complexe entre les hommes: un rapport d’exploitation et par conséquent, d’antagonisme.

Ainsi,l’augmentation du taux de plus-value, dans le devenir du mode de production capitaliste est à la fois croissance de l’exploitation et aiguisement profond de l’antagonisme de classes. On pourrait en quelque sorte dire que l’antagonisme absolu correspond à une certaine valeur numérique du taux de plus-value!

La « composition organique » n’est pas simplement un rapport entre « les machines » et les hommes, mais c’est l’expression du rapport de domination de la machinecapital sur l’homme-force de travail. Sa croissance est par conséquent une croissance toujours plus despotique de cette domination.

La « baisse du taux de profit » n’est pas seulement baisse du gain des capitalistes, c’est l’indice de la perte de capacité de développement, d’expansion, de la formation sociale toute entière.

C’est la mesure de sa mort.

Enfin, le fait que « la valeur d’échange tende vers zéro dans le développement de la contradiction valeur d’usage-valeur d’échange » ne signifie pas de façon réductrice que « l’argent est réduit à zéro », car c’est oublier que la valeur d’échange avant d’être de l’argent est « le rapport abstrait de la propriété privée avec la propriété privée » (Marx).

Au contraire, cette dynamique exprime quelque chose de bien plus profond: c’est la forme de la relation fondamentale qui s’établit entre les hommes dans le mode de production capitaliste qui, dans son devenir, tend à se nier et à produire son dépassement.. Ce qui entre en crise, ce n’est pas simplement le « rapport monétaire », mais toute la gamme des relations sociales entre les hommes.

Ce qui, tout à la fois, tend à se produire et à émerger, c’est une nouvelle complexité de la matière sociale, de nouveaux rapports entre les hommes, et des hommes avec les choses.

C’est pour cela que nous parlons de crise générale historique, parce que la matière sociale produite par le mode de production capitaliste a atteint, dans la domination réelle totale, sa « masse critique »: toute expansion ultérieure est pour elle à la fois processus d’explosion / implosion, de diversification maximum et de syncope destructrice.

Le caractère absolu de la contradiction entre le mouvement en avalanche de la formation sociale et les limites toujours plus restreintes de la « rationalité » de la plus-value relative, impose en fait au capital la nécessité de développer des stratégies d’anéantissement / destruction / contrôle de la matière sociale et de les faire jouer comme « contre-tendances » à la crise.

Stratégies multiples, naturellement, qui ne prévoient pas seulement des destructions de « matières économiques », c’est-à-dire la réduction de la base productive (licenciements, sous-utilisation des installations, fermeture d’usines, destruction d’objets – marchandises, etc.), mais même des destructions bien plus étendues et en profondeur des rapports sociaux dans tous les domaines de la production de la vie et en particulier – comme nous le verrons bientôt – dans la production antagoniste de signes et de langages.

Stratégies qui, en impliquant des systèmes spécifiques de contrôle/commandement, déterminent le développement d’une branche particulière au sein de la production de la marchandise-information: la production de marchandises-contrôle/commandement.

Il s’agit de la « cybernétique sociale », de la production à l’échelle industrielle de systèmes logiques » pour la réduction/le contrôle des « ensembles sociaux ». Ainsi, dans sa phase de crise générale historique, le capital ne pouvant plus « contrôler » la vie, se met à produire consciemment la mort!

C’est pourquoi le saut révolutionnaire vers le communisme pris dans son sens le plus large d’expansion illimitée de la complexité sociale où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (Marx) est aujourd’hui non seulement historique ment mûr et possible, mais devient nécessaire, parce que, comme Marx l’a déjà dit, dans chaque époque de crise sociale la perspective même de la « ruine commune des classes en lutte » est toujours imminente.

Crise générale historique enfin, crise aussi de l’univers des fétiches, destruction de la « cité des spectres », construction d’un monde sans fantasmes parce qu’il n’y aura plus besoin de fantasmes.

La domination réelle totale nous fait alors entrevoir à l’horizon un nouveau niveau de la matière sociale où « les choses apparaissant comme elles sont, toute science de la société devient superflue ».

Et ainsi, d’ici peu, nous pourrons nous débarasser du matérialisme historique lui-même, avec toutes ses abstractions subtiles.

Au-delà de l’horizon capitaliste, cela sonnera le glas de la théologie: science du féodalisme par excellence, bazar des rêveries sous le capitalisme.

LA VIOLENCE EXPLOSIVE COMME COMMUNICATION LIBÉRATRICE THÉRAPIE SOCIALE DE LA SCHIZOPHRÉNIE MÉTROPOLITAINE

Revenir sur le concept de violence dans ce discours sur la domination réelle totale du capital, signifie préciser trois choses: que la violence définit un caractère intrinsèque et historiquement déterminé des rapports sociaux; que dans la forme métropole de la matière sociale, il n’est pas de rapport échappant à cette détermination; que le comportement violent, « agressif », ne trouve pas son explication dans la programmation génétique comme il est de mode de le croire, en se basant sur la parole des chercheurs en éthologie et en socio-biologie humaine.

Le déterminisme biologique qui fait bouillir le sang d’Umberto Eco en lui faisant écrire que « les hommes (des Brigades rouges) sont entraînés vers le sang par d’obscures forces biologiques » est un sous-produit d’un mélange obscur de réductionnisme matérialiste et de terrorisme informatique dont notre auteur se pique d’être un grand expert.

C’est une sous-culture de la crise, une idéologie de la domination, une langue de la terreur, simplement un peu plus mise au goût du jour que celle de Pansa – aie, mon Dieu! – qui lui, est encore convaincu que les « forces obscures » doivent être recherchées dans le ciel de la cour de Lucifer, Satan et Belzébuth.

Il n’y a à proprement parler rien d’obscur dans la violence d’aujourd’hui, parce qu’elle est le revers du devenir normal des contradictions capitalistes à ce stade. (C’est ce qui se produit hors de la production aliénée de la vie!)

Ce qui signifie que dans la métropole impérialiste il n’y a pas de lieu qui échappe à la violence.

Parce que la coercition spectaculaire ou subliminale, économique ou familiale, politico-militaire ou idéologique, pour imposer les finalités hostiles du capital, se manifeste désormais dans tous les rapports sociaux, sans exception.

La métropole est violence: violence implosive autodestructrice ou violence explosive révolutionnaire.

Violence qui de toutes façons a un sens de classe et qui se décharge le long des sentiers tracés par les besoins de classe.

Violence des fétiches ou contre les fétiches. Des fétiches contre la vie. Contre les fétiches pour la vie.

Certains se refusent à comprendre mais, dans sa forme idéale totalement accomplie et achevée, la domination du capital sur l’ensemble comme sur chacun des rapports sociaux signifie la destruction totale de toute forme de vie humaine.

Toutefois, une telle forme idéale est immédiatement contredite par l’accroissement simultané de toutes les contradictions dans le devenir concret de ce processus.

De telle sorte que cette limite extrême, issue infranchissable du mouvement implosif et autodestructeur de la formation capitaliste qui marquerait aussi le point de collapsus total de la matière sociale, ne peut finalement être atteinte.

C’est dans cet espace-temps contradictoire, toujours plus violent, que la possibilité d’une transformation révolutionnaire des rapports sociaux apparaît comme une nécessité pour la matière sociale toute entière.

Il s’agit là d’un processus traversé en extension comme en profondeur, dans son ensemble comme dans chacun de ses aspects particuliers, par des antagonismes violents. Processus discontinu qui brise à chaque pas toutes les perspectives, en engloutissant leurs lignes de fuite dans les remous de l’implosion et en les cassant sur les lignes de force de la surprise explosive.

Implosion: collapsus autodestructif qui nous entraîne « ailleurs ».

Explosion: expansion de la complexité sociale qui se rue dans le domaine concret de la production créatrice de la vie.

A proprement parler, la crise sociale dans la cite des spectres signifie ceci: la proximité de l’implosion / explosion de la « masse critique » qui se nourrit du vécu quotidien des classes. La scène tumultueuse des manifestations concrètes des résultats de la tension catastrophique du rapport social dominant: la valeur d’échange, et donc de tous les rapports sociaux aliénés, de leur déchirement inattendu, du jaillissement nécessaire de formes de relations neuves et plus complexes à chaque nouveau bond de la contradiction sociale.

L’implosion de la valeur d’échange qui est implosion du mode de production capitaliste de la vie oblige en effet les prolétaires à construire une « autre » production de la vie, un rapport entre eux et les « choses » qualitativement différent.

Les ateliers de Mirafiori, pendant la lutte de 79/80 étaient quelque chose « d’autre » qu’une usine de voitures: ils étaient centres d’organisation-coopération prolétarienne, « cantine populaire », discothèque, fumoir… Tout comme les maisons occupées par les prolétaires napolitains pendant la campagne Cirillo.

Comme les prisons pendant les révoltes.

Voilà, les latences du futur contenues dans le présent ne se bornent pas à exister dans les représentations idéologiques et dans les programmes politiques. Au contraire, elles se manifestent déjà dans le cours du jaillissement du processus révolutionnaire, et s’extériorisent dans les configurations les plus surprenantes et inattendues, à partir des percées sucessives des formes de relations dominantes.

Peu importe qu’au cours de cette phase de transformation elles se corrompent dans la fréquentation inévitable des rapports sociaux mourants. Parce que leur plus grande complexité impose à la fin son pouvoir, par la lutte.

Mais la crise sociale signifie aussi résistance lugubre et féroce de la classe morte qui est encore parmi nous. Dans la cité des spectres, les fétiches nécrotiques à l’aspect humain toujours plus vague recherchent collectivement la mort. Au sens de la donner ou de la recevoir, indifféremment.

Que ce soit la consommation quotidienne de microviolences « ordinaires » dans le monde bien ordonné de la famille, de l’école, de l’usine ou du bureau.

Que ce soit l’utilisation massive de psycho-pharmacie ou d’héroïne, ou bien encore l’aliénation mystique et suicidaire à la manière du révérend Jones.

Que ce soit le jeu qui a planté à Lennon une balle en plein coeur.

Ou encore la masse anonyme et apparemment inexplicable des « petits homicides », comme c’est le cas pour 60% des délits enregistrés en un an à New York.

Que ce soit l’habituel coup de feu en l’air de l’habituel gendarme- vigile-policier à la façon des barrages de police de chez nous, ou encore la torture sauvage dans les cellules de sécurité d’un quelconque commissariat – peu importe.

Puisque la loi qui anime tout, c’est toujours la loi autodestructrice et implosive du capital.

Ainsi, dans les conditions de la métropole, détruire les formations fétiches dans tous nos rapports sociaux est un impératif de vie.

C’est une thérapie sociale, la seule solution à la condition schizo-métropolitaine.

Devoir exercer la violence explosive devient une nécessité absolue!

Sans la pratique de la violence révolutionnaire, la simple survivance ne peut même pas être garantie, et surtout il n’y a aucune possibilité de re-fusion unitaire, dans un processus collectif de libération, de sa propre conscience éclatée.

Exercer sa violence contre les fétiches du capital est l’acte conscient qui exprime le plus haut niveau d’humanité possible dans la métropole, parce que c’est au travers de cette pratique sociale que le prolétariat, en s’appropriant ainsi le processus productif vital, construit son savoir et sa mémoire, ce qui veut dire son pouvoir social, son identité.

DE LA VIOLENCE EXPLOSIVE DU PROLÉTARIAT SCHIZOMÉTROPOLITAIN A LA GUERRE SOCIALE COMME STRATÉGIE CONSCIENTE DE LIBÉRATION

Le caractère absolu de l’antagonisme dans la domination réelle totale, oblige à redéfinir la dialectique entre « politique », en tant qu’art de la médiation des contradictions, et « guerre » en tant que leur négation-anéantissement.

Dans la phase de la domination formelle, une telle dialectique était résumée dans la proposition de Clausewitz « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».

Ou encore, la guerre est un instrument de la politique, une fonction de la médiation, une étape transitoire entre « ennemis relatifs ». La médiation domine l’anéantissement.

En fait, quand Clausewitz formula ce principe, il avait en tête les conflits entre Etats, c’est-à-dire en dernière analyse, entre des fractions d’une même classe.

Avec Lénine, la guerre entre Etats cède la place à la guerre « interne » entre partis. Cependant, le principe formulé par le général prussien ne subit pas de modifications substancielles.

Même pour Lénine, la guerre est une phase circonscrite, transitoire, et « l’insurrection de même que la « lutte partisane » ont un caractère extraordinaire. Ce n’est donc pas un hasard si les écrits de 1902- 1906 sur la lutte partisane parlent de cette dernière comme d’une forme de lutte. »

Toutefois, avec Lénine, commence déjà à se dessiner le concept de guerre comme « inimitié totale », alors que jusque là les guerres entre Etats s’étaient déroulées selon des règles établies et acceptées par tous les adversaires.

Mais, vu le développement relatif du capital, une telle « inimitié totale » ne pouvait encore se déployer complètement. A tel point que la Révolution d’Octobre maintient une ambiguité entre contenu et forme: le premier est démocratique bourgeois, la seconde prolétarienne.

Avec Mao enfin, la guerre perd définitivement son caractère d’urgence, transitoire, pour devenir de « longue durée », détermination stable de la politique. Mais le saut qualitatif à sa forme absolue n’est pas encore réalisé.

Dans la métropole impérialiste au contraire, le caractère absolu et total de la contradiction entre les classes renverse les termes de la dialectique politique-guerre: aujourd’hui c’est la guerre le pôle principal et la politique devient le pôle secondaire.

L’anéantissement, la négation de la contradiction, domine sa médiation; cette dernière se définit comme un aspect provisoire, circonscrit de la première.

Le conflit de classe, atteignant ici son expression maximale et s’étendant à tous les rapports sociaux, engendre le champ de la révolution totale comme guerre sociale totale, forme générale de l’antagonisme.

Dans la métropole, la guerre prend par conséquent une signification maïeutique: la guerre comme mère / père de toutes les choses, comme contraste qui détruit chaque chose pour la transformer en une autre. Guerre comme destruction / construction.

La dominance de la guerre n’a pourtant rien à voir avec la dominance du militaire.

La guerre sociale totale dans la métropole inclut l’aspect militaire comme un de ses aspects mais ne peut s’y réduire. Cette réduction est ce qui caractérise le militarisme dans toutes ses versions.

Les armes, comme les techniques de combat, sont des instruments de l’action révolutionnaire, instruments parmi d’autres. Mais il faut toujours avoir clairement à l’esprit que le fondement de cette action, son contenu totalisant, c’est le contenu social de la transformation qu’elle poursuit.

La guerre sociale totale est la projection scientifique de nouveaux rapports sociaux et des formes de pouvoir capable de briser le monopole bourgeois de leur programmation actuelle. En d’autres termes, elle parcourt tous les rapports sociaux et ne se contente pas d’en privilégier un, que ce soit par exemple le rapport économique ou politico-militaire, ou idéologique.

Le schéma classique des « trois temps » – d’abord la conquête du pouvoir politique, puis la transformation des rapports de production et enfin la transformation de tous les rapports sociaux – manifeste en filigrane, dans la domination réelle totale, une déviation mécaniste. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille tout aplatir ni qu’il soit impossible d’avancer dans la transformation sociale par des étapes définies qualitativement.

Les différents rapports sociaux de la formation capitaliste ont un développement spatio-temporel inégal, c’est un fait indéniable. Ce que nous voulons plutôt souligner, c’est que dans la métropole impérialiste, le contenu de la révolution est en premier lieu social et non politique. Ou plus exactement que la guerre sociale est contre le politique.

Marx dit: « toute révolution dissout la vieille société, en ce sens elle est sociale. Toute révolution renverse le vieux pouvoir, en ce sens elle est politique ».

Si ceci est vrai pour « toute révolution », il n’en faut pas moins établir la dominance d’un aspect sur l’autre dans la succession historique des révolutions.

En ce qui concerne la révolution métropolitaine, c’est sans doute l’aspect social qui domine l’aspect politique, parce qu’elle est appelée à dissoudre non seulement « la vieille société mais toute la préhistoire de la société ». C’est en ce sens que nous parlons de révolution d’époque, comme passage de la « société illusoire » du capital à la « communauté réelle » des hommes sociaux, au socius évolué post-métropolitain.

Du point de vue de la bourgeoisie au contraire, c’est l’aspect politico-militaire qui domine l’aspect social.

En fait, comme elle ne peut plus être un facteur de développement de la matière sociale, elle doit activer au maximum tous les instruments de sa domination pour réduire-anéantir la complexité tumultueuse en pleine prolifération.

Par conséquent, alors que le pouvoir politique du prolétariat s’érige sur la capacité de pratiquer la guerre dans tous les rapports sociaux – à partir de ce qui se présente comme dominant dans la formation sociale capitaliste et donc du rapport politique et militaire qui lui est imposé par la bourgeoisie impérialiste – son pouvoir social s’érige sur la capacité de produire et de faire vivre un savoir général des rapports sociaux, c’est-à-dire une projection-construction du futur pour chaque rapport social, orientée par l’axe du processus de libération du travail capitaliste.

Comme Janus, la guerre de classe dans la métropole possède deux fronts: elle exerce le pouvoir politico-militaire et donc détruit, afin d’exercer le pouvoir social et donc de construire.


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