Le « Cercle Proudhon » fut une source d’inspiration pour le fascisme tentant de cimenter après 1918 en France, mais il n’a pas fourni de cadre idéologique bien déterminé. Tel était le prix à payer pour le proudhonisme.
Cependant, l’antisémitisme comme anticapitalisme romantique était tout à fait conceptualisé. Le premier article des « Cahiers », qui suit la « Déclaration », commence immédiatement par un antisémitisme très net. On lit ainsi :
« Au lendemain du jour où l’Italie fête le centenaire de Cavour, nous verrons une chose horrible : le monument Proudhon, à Besançon, sera inauguré par [le président de la république] M. Fallières. Le fonctionnaire qui représente l’Étranger de l’intérieur, la créature des Reinach, Dreyfus et Rothschild officiera devant l’image du puissant écrivain révolutionnaire, mais français, à qui nous devons ce cri de douleur, qu’il jette à propos de Rousseau : « Notre patrie qui ne souffrit jamais que de l’influence des étrangers… »
Rothschild désigne la famille de banquiers juifs d’origine allemande, Dreyfus désigne l’officiel juif alsacien principal protagoniste de l’affaire ayant son nom, quant à Reinach, cela désigne Joseph Reinach, fils de banquier allemand, député et journaliste engagé au premier rang en faveur d’Alfred Dreyfus.
Cette ligne est sans conteste national-révolutionnaire. Elle assimile le régime à une entité fantoche dans la main des « Juifs ». Et ce qui est très important ici, c’est que c’est Charles Maurras, le dirigeant historique de l’Action française, qui a écrit l’article en question. Il s’agit ainsi d’une « reconnaissance » tacite de la tentative de formation d’une idéologie anticapitaliste romantique.
Charles Maurras précise dans l’article qu’il est en désaccord avec Pierre-Joseph Proudhon, que ce dernier a affirmé beaucoup de choses erronées à ses yeux, mais que :
« De cœur, de chair, de sang, de goût, Proudhon est débordant de naturel français, et la qualité nationale de son être entier s’est parfaitement exprimée dans ce sentiment, qu’il a eu si fort, de notre intérêt national. Patriote, au sens où l’entendirent les hommes de 1840, 1850, 1860, je ne sais si Proudhon le fut. Mais il était nationaliste comme un Français de 1910. »
Le second texte du premier « Cahier » s’intitule « Proudhon » et consiste en une conférence du « Cercle » : c’est donc son point de vue en tant que tel. Pierre-Joseph Proudhon est présenté comme « notre grand philosophe socialiste français ».
C’est là la thèse essentielle, c’est là le but ultime du fascisme en France : formuler l’idéologie d’un « socialisme français ». L’ennemi est également immédiatement présenté, il s’agit pour le « Cercle » de « l’Église marxiste orthodoxe ».
Il est ainsi dit que :
« Sedan n’a pas été seulement le Sedan de notre puissance militaire, économique et politique, il a été le Sedan de la culture française, et cela jusque sur le terrain du socialisme, livré désormais à l’hégémonie de la social-démocratie allemande et à l’influence exclusive de Marx. »
Dans un article contre les socialistes français, intitulé « Satellites de la ploutocratie », on lit pareillement :
« La Social-démocratie allemande a, depuis 1870, étouffé le socialisme international sous son hégémonie ; Marx (et quel Marx : un Marx lasallisé, prussianisé, engelsifié) l’a emporté sur Proudhon. »
Est-ce vrai ? Absolument pas. Le marxisme n’a jamais réellement pénétré en France à ce moment-là et les socialistes français sont à mille lieux idéologiquement et culturellement de la social-démocratie allemande. Leur grand chef de file, Jean Jaurès, est lui-même dans l’esprit du proudhonisme, de la défense de la petite propriété privée généralisée, et il assume tout à fait, en tout état de cause, son « Socialisme français » contre le marxisme.
De toutes manières, on peut d’ailleurs lire dans les « Cahiers » que les socialistes ne sont pas marxistes. Mais justement, cette contradiction dans l’explication faite par les « Cahiers » s’explique par la nécessité démagogique de la propagande. L’objectif est d’empêcher l’avènement du marxisme. C’est pour cela que le fascisme n’a en France, pas eu le niveau de la variante allemande du national-socialisme, qui faisait face à un solide Parti Communiste d’Allemagne.
En France, le « socialisme » n’a jamais dépassé réellement en pratique le proudhonisme, c’est-à-dire un débat au sujet de réformes d’ampleur au sein même du capitalisme. Même le Parti Communiste français, dans les années 1920, était profondément marqué dans son approche, dans son style, par le proudhonisme, avant la bolchevisation.
A cela, l’Action française ajoute une ligne idéologique nationaliste, farouchement anti-allemande. Le marxisme et le triomphe prussien de la guerre de 1870-1871 sont ainsi « assimilés », Pierre-Joseph Proudhon faisant office de levier idéologique, comme référence à la France d’avant le marxisme et d’avant la défaite de Napoléon III à Sedan.
Or, la France ayant été victorieuse durant la guerre de 1914-1918, tout cet échafaudage idéologique ne pouvait se prolonger, surtout que le « Cercle Proudhon » avait expliqué que la « Finance » ne voulait pas de la guerre, que l’Etat n’assumerait jamais le patriotisme et la guerre, etc.
Qualifier Pierre-Joseph Proudhon de « frondeur, amant de la liberté, ennemi né de l’autorité, fédéraliste », n’était plus d’aucune utilité alors qu’il ne s’agissait plus de se « rebeller » contre l’Allemagne présentée comme dominante, socialiste, prussienne, etc.
Reste l’anticapitalisme romantique, puisque les articles dénoncent « l’Etat judéo-républicain », « l’Or juif », les « quatre États confédérés » (Juifs, Métèques, Maçons et Protestants), « cet État qui est surtout, actuellement, Juif », les « dangers que la Haute finance et l’Internationale juive figurent pour la Civilisation », la « ploutocratie internationale », la « féodalité financière », le « régime de l’or », etc.
Le « Cercle Proudhon » est pour le capitalisme, tout en étant contre, affirmant tout et son contraire. On est là dans le « style » Proudhon, ce dernier étant connu pour ses propos confus, contradictoires, décousus, boursouflés, etc.
Ainsi, le « Cercle Proudhon » reste en définitive surtout une critique « conservatrice révolutionnaire » ; comme il est dit dans l’article « Notre première année » :
« Oui, nous sommes résolument opposés au capitalisme politique.
Par syndicalisme, par nationalisme, par catholicisme, nous sommes opposés à la domination de l’or, à la ploutocratie, qu’elle soit nationale ou internationale, qu’elle règne sous son nom propre ou sous le couvert de la république ou de la monarchie ».
Le « Cercle Proudhon » n’a pas pu dépasser cette limite historique, de par l’histoire de France, en raison du succès même du proudhonisme dans une société française sous hégémonie idéologique du petit propriétaire tant à l’extrême-gauche qu’à l’extrême-droite.