LA TURQUIE ET LA RÉVOLUTION
LA NAISSANCE DE LA TURQUIE MODERNE
La première guerre mondiale marque l’écroulement de l’Empire ottoman et son occupation par les alliés. De 1919 à 1922 la lutte de » libération » est menée par Mustafa Kemal, dit Atatürk, « le père des Turcs ». Le kémalisme est une idéologie laïque, républicaine, visant au développement du pays. Toute la question de la révolution en Turquie passe par l’interprétation de Mustafa Kemal :
– Pour certains, le kémalisme a été un pas en avant et il faut le pousser à son extrême ;
– Pour d’autres le kémalisme a été un point positif mais a ensuite collaboré avec l’impérialisme ; il faut donc finir le travail ;
– Pour les derniers enfin, le kémalisme revient à du fascisme, une « révolution par en haut » empêchant celle par en-bas. De fait, dans les années 1930-1940, la Turquie s’alliera à tous les pays capitalistes (l’Angleterre, l’Allemagne, la France, les USA…) pour après 1945 s’aligner principalement sur les USA.
LES ANNÉES 1960
Le 13 Février 1961, des syndicats et des intellectuels d’extrême gauche fondent le TIP [Parti des Travailleurs de Turquie]. C’est le premier grand renouveau du mouvement ouvrier depuis l’écrasement du Parti Communiste de Turquie par les kémalistes dans les années 1920. Le TIP n’est pas un parti de masse mais plutôt un rassemblement des travailleurs urbains politisés, d’enseignants. Au milieu des années 60, le TIP crée une Fédération des Clubs d’Idées [FKF] pour rassembler des étudiants et des lycéens et les orienter ensuite vers le parti. La FKF va rassembler plusieurs tendances révolutionnaires, unies par une perspective antifasciste et anti-impérialiste.
La FKF déborde très vite le TIP et se transforme en octobre 1969 en une fédération de la jeunesse révolutionnaire [Devrimci Gençlik, Jeunesse Révolutionnaire, également surnommé Dev Genç]. En novembre 1970, deux tendances de Dev Genç déclarent leur intention de passer à la lutte armée et se lancent aussitôt dans la guérilla, influencées par les guérillas urbaines d’Amérique Latine. Leur ligne politique est la stratégie de révolution démocratique nationale, MDD [Milli Demoratik Devrim],pour développer la guerre populaire. Ces deux tendances prennent le contrôle de l’exécutif de Dev Genç. Les partisans de Mao Zedong quittent Dev Genç et fondent le TIIKP [Parti Révolutionnaire Ouvrier-Paysan de Turquie].
DE 1970 AUX GUÉRILLAS
Les deux tendances pro-guérilla de Dev Genç passent à l’action en 1971. Le 22 décembre 1970 est fondé le THKO [Armée de Libération du Peuple de Turquie], fondé par Deniz Gezmis. Le modèle révolutionnaire est Cuba : en fondant une armée unissant le peuple, l’État peut être très vite balayé. Le THKO se fait très vite liquidé et Deniz Gezmis condamné à mort. C’est alors la naissance en 1971 du THKP-C [Parti-Front Populaire de Libération de la Turquie], fondé par Mahir Cayan.
Le THKP-C a attaqué à la bombe de nombreuses entreprises liées aux USA, les consulat américain et anglais d’Istanbul, un dépôt de l’armée US et une vedette marine militaire américaine. Il a également enlevé l’ambassadeur israélien et revendiqué la libération des prisonnier-e-s du THKO.
Le 30 mars 1972, à Kizildere, Mahir Cayan et ses camarades sont tués par l’offensive de l’État turc. Se fonde alors le TKP-ML/TIKKO [Parti Communiste de Turquie – Marxiste-Léniniste / Armée Ouvrière et Paysanne de Libération de la Turquie], avec à sa tête Ibrahim Kaypakkaya, issu du FKF, et qui a provoqué une scission dans le TIIKP. Le TIKKO développe la guerre populaire dans les campagnes, selon les principes développés par Mao Zedong, mais est lui aussi liquidé par l’armée. Réfugié une semaine dans une grotte, Kaypakkaya est arrêté, une partie de ses membres devant être coupée car gelée. Torturé trois mois et demi sans parler, il meurt assassiné à l’âge de 24 ans.
DE LA RECONSTRUCTION AU PUTSCH MILITAIRE DE 1980
Les années suivant la destruction des trois guérillas sont marquées par leur reconstruction et le développement du mouvement de masse. Dès novembre 1975, des associations de jeunes révolutionnaires apparaissent sous le nom de Dev Genç et relancent le processus révolutionnaire. Ces organisations se réclament du prolongement des théories des dirigeants qui ont été torturés et massacrés par le régime fasciste de Turquie dans les années 70.
Ce sont les années d’apogée des » urgentistes « , pour qui la lutte armée doit être mené le plus vite possible pour casser « l’équilibre artificiel » imposé par l’État fasciste. En 1975 se forme ainsi la MLSPB [Ligue Marxiste-Léniniste de Propagande Armée] et en 1976 le THKP-C/HDÖ [THKP-C/Avant-garde Révolutionnaire du Peuple], qui vont mener plusieurs centaines d’actions armées. Se forme également la Fédération de la Jeunesse Révolutionnaire (DGDF) qui compte un nombre important d’associations qui lui sont liées un peu partout en Turquie, alors que le TKP-ML se reconstitue peu à peu depuis 1974.
En 1976, des différences politiques qui existent au sein du DGDF se traduisent par la formation d’un nouveau groupe très important quantitativement, Dev Yol [Sentier révolutionnaire]. Le mouvement se développe donc jusqu’au 1er mai 1977, un rassemblement exceptionnel de manifestants d’extrême- gauche qui s’est réuni à la place de Taksim située dans le centre ville d’Istanbul. Le nombre des manifestants (plus d’un million) a fait de ce 1er mai une date importante dans l’histoire du mouvement révolutionnaire en Turquie. Cependant, la répression sanglante qui émane de l’État réactionnaire turque s’est soldé par le massacre de 34 personnes ce jours-la.
C’est alors la formation en 1978 de Devrimci Sol [Gauche Révolutionnaire, communément appelé « Dev Sol »], qui reprend le flambeau du THKP-C. Son succès est énorme et ses actions armées marquent la Turquie.
DE 1980 À 1991 L’ÉVOLUTION DES TROIS TENDANCES PRINCIPALES
En 1980, l’armée écrase le mouvement révolutionnaire par un putsch sanglant. Les organisations révolutionnaires sont pour la plupart écrasées, mais se reconstruisent très vite, particulièrement Devrimci Sol et le TKP-ML, qui deviennent les deux principales organisations menant la lutte armée.
Coexistent à côté une multitude de petits groupes armés issus du THKO ou du THKP-C, même si la plupart des partisans du THKO ont privilégié une approche farouchement opposée aux groupes armés. Il y a donc à peu près une dizaine d’organisations menant la lutte armée de manière conséquente, au moins une trentaine de sous-groupes issus de ces groupes, et un grand parti réformiste : l’ÖDP, qui refuse tout lien avec les groupes armés.
Les organisations issues du THKO
Les partisans du THKO sont ceux qui avaient comme slogan » nous sommes les vrais kémalistes « . Pour la majorité de ses partisans, la Turquie est un État capitaliste. Le THKO rejetait la nécessité du parti et était ainsi franchement populiste ; l’armée suffirait à rallier les masses. Idéologiquement, les partisans du THKO ont systématiquement été proches de l’Albanie d’Enver Hoxha. Le principal groupe issu du THKO fut Halkin Kurtulusu [La libération du peuple], qui donnera le TDKP [Parti communiste révolutionnaire de Turquie], créé le 2 février 1980.
Le TDKP a laissé des traces importantes dans le domaine de la propagande de la lutte armée, sans pour autant s’investir réellement dans une stratégie de guérilla. Le repli révolutionnaire du TDKP dans les années 90 s’est d’ailleurs traduit par la continuation de la lutte de manière légale sous le nom du Parti du travail [Emek Partisi] et par une critique virulente des groupes menant la lutte armée. Une partie du TDKP formera le TDKP/Leninist, qui deviendra Ekim [Octobre] puis le TKIP [Parti Communiste Ouvrier de Turquie] en 1998.
Le TIKB [Union des Communistes Révolutionnaires de Turquie], crée en 1978, est également issu du THKO. Soutenant la lutte armée et organisant des comités de jeunesse antifascistes, TIKB est aujourd’hui une organisation très active en Turquie. En 1980 s’est fondé le TKEP [Parti communiste du travail de Turquie] qui connaîtra par la suite une scission TKEP/Leninist, groupe pro-cubain soutenant la lutte armée.
Les organisations issues du THKP-C
Pour le THKP-C, la Turquie est une néo-colonie ; il faut une révolution « anti-impérialiste et anti-oligarchique ». Aujourd’hui quasiment disparues, la MLSPB et le THKP-C/HDÖ ont eu avant 1978 un impact important, notamment par le fait que les Cellules Communistes Combattantes belges se sont reconnues dans leur idéologie et qu’Action Directe a mené à Paris une action armée contre la banque israélienne Leumi en commun avec le THKP-C/HDÖ. Mais à partir de 1978 (naissance de Devrimci Sol) et du putsch de 1980, les » urgentistes » disparaissent.
Les organisations issues du TKP-ML
Le TKP-ML a réussi à se reformer et à devenir dans les années 1980 une très grande organisation, notamment dans le bastion kurde du Dersim. En 1987 une grande scission sépare l’organisation en deux (TKP-ML troisième conférence et TKP-ML DABK) qui se réunissent en 1992. Les principaux théoriciens de ces trois tendances sont donc Deniz Gezmiç, Mahir Cayan et Ibrahim Kaypakkaya. Resté plus proche du kémalisme, Deniz Gezmiç est plus ou moins intégré dans l’idéologie dominante, où il est présenté comme un « romantique ». Il est par contre bien plus difficile de mentionner Mahir Cayan ou de trouver sa littérature, ce qui relève presque de l’impossibilité pour celle d’Ibrahim Kaypakkaya, pour qui « le kémalisme c’est le fascisme ».
DE 1991 À 1996 L’APOGÉE DU MOUVEMENT
Les années suivant la guerre du golfe sont celles de l’apogée du mouvement. Devrimci Sol, s’effondrant sous le poids de ses contradictions internes, renaît en 1994 sous la forme du DHKP-C [Parti / Front Révolutionnaire de Libération du Peuple], capable d’amener 30.000 partisans dans les rues d’Istanbul le 1er Mai, défilant derrière des foulards rouges et attaquant la police aux cris de « Vive la guérilla ». Le quartier de Gazi à Istanbul, bastion du DHKP-C, se révolte contre la police pendant plusieurs jours, et le prestige de l’organisation est énorme ; c’est également l’ébullition dans les facultés. Dans les villes c’est également la naissance du MLKP (Parti Communiste Marxiste-Léniniste), qui rassemble les restes des groupes communistes non-armés et arrive à fonder une organisation de masse. Dans les campagnes, le TKP-ML se relance et se développe dans des régions sans guérilla jusqu’alors, notamment le nord-est du pays (la région de la mer noire). La grande grève de la faim de juin/juillet 1996, marqué par la mort de 12 détenus, est incroyablement bien soutenue et marque l’apogée du mouvement.
DE 1996 À 2002
Les années suivant la grande grève de la faim sont des années paradoxalement difficiles. Les raisons sont à la fois objectives et subjectives. Il y a déjà des problèmes internes. Le TKP-ML se transforme en un TKP(ML) et un TKP/ML, le TIKB en TIKB et TIKB Bolsevik, etc. Il y a ensuite l’arrêt de la lutte armée par le PKK, qui démoralise les masses kurdes et permet à l’armée turque de renforcer sa répression sur les organisations révolutionnaires. Le prestige de l’État turc suite à l’arrestation d’Öcalan a joué un rôle très négatif.