Lorsque Staline meurt en 1953, l’URSS était en train de se rétablir des terribles dégâts causés par la seconde guerre mondiale. Mais il y a deux autres facteurs essentiels à prendre en compte. Tout d’abord, le rétablissement économique de l’URSS s’accompagne d’une profonde évolution en ce qui concerne le rapport ouvriers-paysans, dans le cadre de la contradiction villes-campagnes.
Ensuite, il y a à travers le monde une importante évolution technique et technologique et l’URSS, industrialisée par le socialisme, en était partie prenante.
Si l’on ajoute à cela une vague de l’idéologie patriarcale, qui profita de la seconde guerre mondiale, on a trois défis pour l’URSS et l’échec dans ces trois domaines marqua le succès de Nikita Khrouchtchev et de ses partisans.
Si l’on y regarde bien, c’est en fait l’hégémonie de l’URSS urbanisée sur l’URSS rurale qui caractérise la période de Nikita Khrouchtchev, avec un style de vie sans exigence, teinté de patriarcat, avec une soumission aux gestionnaires au nom de la primauté des techniques modernes.
L’ancien mode de vie soviétique, avec des villes qui étaient des bastions ouvriers dans une URSS paysanne, s’effaçait devant la mise en place d’un style de vie désormais toujours plus urbain et largement influencé par les couches intellectuelles.
Deux phénomènes sont ici essentiels. Tout d’abord, entre 1928 et 1955, le nombre de spécialistes ayant eu une éducation universitaire était passé de 233 000 à 2,2 millions.
Ensuite, l’économie soviétique, en reconstruction après 1945, put se focaliser sur la construction et de 1957 à 1963 ; le parc de logements est passé de 640 à 1 184 millions de m², cent millions de personnes déménageant dans de nouveaux logements.
Ces deux phénomènes n’ont pas été marqués par un accompagnement culturel, encore moins une révolution culturelle. Et ils profitent sans commune mesure au « dégel » dirigé par Nikita Khrouchtchev, c’est-à-dire au démantèlement des structures idéologiques caractérisant la période où Staline dirigeait l’URSS.
Ce que propose Nikita Khrouchtchev, c’est un mode de vie petit-bourgeois, avec une élévation du niveau de confort, dans un cadre moderne.
Ce fut ainsi les débuts de la télévision et des studios furent mis en place dans toutes les capitales des républiques soviétiques, avec la formation d’un nouveau personnel culturel. Dans les faits, les revenus réels de la population ont augmenté d’un tiers ; toute une scène d’artistes populaires émerge dans les domaines de la musique, du théâtre, du cinéma.
Et le symbole de cette modernisation, c’est bien sûr, dans la continuité du projet spatial initié dès les années 1930, le lancement du satellite artificiel Spoutnik 1, lancé le 4 octobre 1957, puis le premier vol spatial habité avec Youri Gagarine à bord du Vostok 1 le 12 avril 1961.
Ainsi, Nikita Khrouchtchev était absolument triomphaliste. Les dirigeants de l’URSS, au milieu des années 1950, ne sont pas désemparés, ils estiment qu’ils vont triompher.
D’un côté, il y a donc la dénonciation de Staline par Nikita Khrouchtchev au vingtième congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, en 1956.
De l’autre, il y a l’affirmation au 22e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, en octobre 1961, par Nikita Khrouchtchev, que la base matérielle et technique du communisme serait mise en place en 1980, le congrès validant la thèse et la plaçant en conclusion de son document final.
Ainsi, contrairement à ce qui a été pensé à l’époque, les profondes modifications du régime soviétique qui se sont produites après la mort de Staline en 1953 n’ont pas été présentées comme un retour en arrière qui ramènerait directement au « léninisme ». Elles ont été bien au contraire mises en avant comme un grand pas en avant, qui ramènerait indirectement au léninisme.
La nuance est subtile, mais d’une immense importance. La génération qui est aux commandes de l’État dans les années qui suivent la mort de Staline n’est nullement celle de gens qui avaient été mis à l’écart ou qui se situaient sur des positions opposées à la ligne générale du régime.
Nikita Khrouchtchev était le responsable du Parti en Ukraine ; Mikhaïl Souslov était membre du Bureau Politique et un cadre du plus haut niveau de l’appareil d’État ; Alexandre Chélépine qui dirigera le KGB était le dirigeant des jeunesses communistes, les Komsomol ; Nikolaï Mikhaïlov qui sera ministre de la culture était secrétaire du Comité Central, etc.
Pour cette raison, les communistes chinois considérèrent initialement que si les communistes soviétiques disent quelque chose à ce sujet, ils sont légitimes pour le faire. Ils s’imaginaient avoir affaire au canal habituel – ce n’est que par la suite qu’ils se revendiqueront inversement comme le canal historique, rejetant l’URSS de Nikita Khrouchtchev.
C’est que ceux que les communistes chinois accusèrent par la suite et à juste titre d’être des « révisionnistes » ne présentaient pas leur démarche comme une révision, mais comme le passage à une étape supérieure. Selon eux, la situation était tout à fait nouvelle, en tout.
L’URSS marcherait très rapidement au communisme, l’impérialisme aurait cédé la place à un capitalisme monopoliste d’État, les pays arriveraient au socialisme par les élections, etc.
Il ne s’agit donc pas, en apparence, d’une négation du parcours soviétique de Staline, mais de l’effacement de sa substance, pour se présenter comme la continuité réelle et finalement naturelle.
Il ne s’agissait donc pas d’une ligne opportuniste de droite, comme les véritables communistes l’ont cru à l’époque, mais d’une ligne opportuniste de gauche. Nikita Khrouchtchev et la direction du Parti Communiste d’Union Soviétique prétendaient faire mieux que Staline, leurs ambitions étaient démesurées, leurs espoirs hallucinés.
D’où la véritable croyance en la cybernétique, considérée comme une « technique » résolvant absolument tous les problèmes économiques et scientifiques.
D’où le développement du mysticisme à tous les niveaux. On a un excellent exemple de cela avec l’initiative de Dora Lazurkina, membre du Parti depuis 1902, arrêtée en 1939 et libérée en 1955, qui expliqua à la tribune du 22e congrès, le 30 octobre 1961, que Lénine lui avait parlé dans son esprit et demandait que le corps de Staline soit enlevé du mausolée sur la Place rouge ! Ce qui fut fait secrètement dans la nuit du 31 au 1er novembre.
C’est malheureusement la raison pour laquelle la lutte anti-révisionniste fut si peu efficace : elle condamnait des gens faussant l’idéologie communiste pour retourner au réformisme, sauf que ces gens se présentaient sous un masque ultra-révolutionnaire.