Brochure publiée en octobre 1975 lors du trente-neuvième anniversaire de la mort de Luxun.

Pour Luxun (Lou Sin) – Réponse à Pierre Ryckmans (Simon Leys)

« Mon cœur est lié au cœur de Luxun. »
MAO ZEDONG.
(Lettre à Jiang Qing, 8 juillet 1971)

SIMON LEYS, alias Pierre Ryckmans (à quoi bon désormais deux noms puisque le style et l’intention sont toujours les mêmes ?) s’est donné beaucoup de mal pour tirer des vingt tomes de l’œuvre de Luxun, qu’il prétend avoir lus, de quoi éclairer sa version des Herbes sauvages (Yecao) baptisées pour les besoins de sa mauvaise cause La mauvaise herbe : il faut bien qu’elle soit « mauvaise » si elle doit embarrasser les « plates-bandes officielles ».

Si éminent que soit le sinologue, il recule donc devant le propagandiste en se permettant un contre-sens. C’est la première chose que je dirai : elle donne le ton à tout le reste, d’autant que ce contresens est doublé d’une confusion historique volontaire.

Le polémiste malhonnête qu’est Simon Ryckmans choisit donc de comprendre herbes « sauvages » par « mauvaises » herbes uniquement parce qu’il a l’intention de les faire pousser dans les « plates-bandes » du Parti communiste chinois − un parti monolithique et éternellement soumis à l’unique Mao − et par là même :

1. Il occulte le sens et la beauté de la parabole des herbes sauvages dans l’œuvre de Luxun ;

2. Il fait passer la lutte qu’il menait alors contre l’aile droite du Guomindang pour une lutte contre le PCC. Expliquons-nous.

Il y a eu quelques Occidentaux invétérés − dont Simon Ryckmans prend le relai − pour aimer à croire que les « herbes » de Luxum sont un emprunt à Whitman ou à Eliot.

J’ai aussi mentionné cette hypothèse par scrupule universitaire (Roseaux sur le mur, les poètes occidentalistes chinois (1919- 1949), p. 96) mais pour rappeler aussitôt les nombreux textes où Luxun recourt à cette image et le sens qu’il lui donne. Je n’y reviens pas : qu’on s’y reporte.

Les « herbes sauvages », ce sont les écrivains qui subsistent dans les temps où leur subsistance est quasi impossible, les révolutionnaires des époques sans espoir de révolution.

La première fois qu’il en parle, c’est dans La force des poètes de Mara (Moluoshilishuo), son premier essai, et c’est à propos du désert culturel de la Russie tsariste et des chardons d’un conte de Gogol (Kadzu Myrat). Il en est question dans le dernier texte des Herbes sauvages, recueil de poèmes en prose écrit en 1925.

Dans les Herbes sauvages et dans les autres textes de cette époque, ces herbes rares et écrasées, ce sont les écrivains, tels ceux des Herbes rases (Qiancao) à qui le Guomindang alors au pouvoir permet de moins en moins de s’exprimer. La grandeur de Luxun dans les Herbes sauvages, c’est d’avoir déjà deviné et de dénoncer dans le Guomindang encore allié aux communistes les oppresseurs et les bourreaux qui vont montrer leur vrai visage en 1927.

Pourquoi Leys ne le dit-il pas ? C’est qu’il y a de sa part une volonté de confusion entre le Guomindang (le Guomindang corrompu et fascisant que dénonce Luxun, pas le Guomindang actuel qui partage les sentiments et la lutte de Leys contre la Chine communiste) et le PCC.

Il veut qu’on croie que ceux que fustige Luxun, ce sont les cadres du PCC parce qu’il veut qu’on comprenne que le « désespoir » de Luxun, c’est de voir la Chine aux mains des communistes, lesquels, en fait, sont alors menacés, comme Luxun et tous les progressistes.

Cette volonté de confusion est très nette, p. 27 par ex. où il parle des reproches que fait à Luxun un écrivain « nationaliste » alors qu’il serait sans ambiguïté de traduire très normalement « un écrivain du Guomindang » (littéralement « du parti nationaliste »), le mot « nationaliste » véhiculant d’ailleurs dans la propagande antichinoise et anticommuniste une calomnie sur laquelle joue Ryckmans.

Me justifierai-je de l’orthographe « Luxun » en un mot, à propos de laquelle ce pédant réactionnaire me fait la leçon (à trois reprises au moins !). Cela doit s’écrire en deux mots, affirme-t-il.

Eh bien non, Monsieur le Sinologue (tout le monde sait que je ne le suis pas pour les gens comme lui parce que je me suis permis d’avoir avant une autre spécialité : ce n’est pas sérieux et c’est insupportable, surtout pour ce que je fais de ma « sinologie » en m’intéressant à la Chine actuelle : horreur !).

Nous savons comme vous (qui ne le saurait ?) que « Lu » et « Xun » composent un nom de plume et que Luxun devait transcrire « Lu » et « Hsun » dans la transcription de son temps où le « pinyin » n’existait pas, mais ce système existant, appliqué d’ailleurs par vous-même quant au reste, comment pouvez-vous en violer les règles ? Les prénoms d’une part (Zedong, Enlai, etc.), les noms de plume de l’autre (Maodun, Bajin, etc.) s’écrivent en un seul mot, sans trait d’union.

Si vous ignorez la règle, informez-vous mieux, et si vous la connaissez vérifiez-en l’application pratique au cas de Luxun, p. ex. dans Hanyu Keben, vol. 4, p. 136, Pékin 1970, où l’on peut lire en toutes lettres « Luxun » en un seul mot. A vrai dire Pierre Ryckmans se moque pas mal que j’écrive « Luxun » ou « Lu Xun », il se moque pas mal que j’induise mes lecteurs en erreur, ou lui les siens. Ce qui compte, c’est de jeter le doute sur mes connaissances et pour ça tous les moyens sont bons, même petits.

Je ne doute pas une seconde, quant à moi, que si j’avais eu le malheur d’écrire « Lu Xun », il m’aurait fait la leçon de la même manière mais en sens inverse, à cette différence près qu’il n’aurait pas eu tort. Passons : je suis habituée à ces sortes de tracasseries de mes chers collègues, mais il va de soi que je continuerai à écrire partout Luxun, même dans les citations de Ryckmans-Leys, pour que la faute ne se propage pas !

Sans pitié pour les yeux de ses lecteurs − mais sans doute Christian Bourgois a-t-il senti le ridicule et l’outrecuidance de ces « œuvres croisées » Luxun/Leys, et tenté de les réduire au plus petit format possible − le grand sinologue patenté nous inflige à côté de ses réflexions sur Luxun (dont déjà on se serait bien passé) les réflexions sur ses réflexions (et sans doute si la première édition de La mauvaise herbe se vend bien peut-on espérer les réflexions sur les réflexions sur ses réflexions sur Luxun).

J’ai pris ma loupe pour en tenir le plus grand compte, vu que là justement se mussent les plus belles perles, mais on comprendra que je ne fasse pas ici le détail entre le Leys et le super-Leys : la seule chose à laquelle je m’attache, c’est de retirer Luxun de cette boue.

Nous sommes reconnaissants à Pierre Leys de nous avoir défini sans ambiguïté le Luxun qu’il aime et qu’il se rêve : « une conscience déchirée de contradictions, rongée de doutes, fascinée par la tentation du néant et le vertige du désespoir, irréductiblement individualiste et indépendante » (p. 8).

On ne peut pas l’accuser d’avoir projeté là sa propre image vu qu’une telle conscience n’a certainement rien à voir avec la quiétude douillette où baigne celle de Simon. Elle, du moins, est sans contradictions, ce qui n’est guère étonnant dans la perspective chinoise, la contradiction étant le signe de la vie. Comme Leys n’entend pas le mot « contradiction » au sens marxiste et pour cause, il signifie par là, comme il le dit plus loin, une « crise de pessimisme et de dépression ».

Pour la plus grande chance de Luxun justement, parce qu’elle est artistiquement « la phase de créativité peut-être la plus riche et la plus intense de toute [sa] carrière » (p. 23).

C’est d’ailleurs bien fait pour Luxun, ce qui lui arrive : lui qui avait réussi à « étourdir son désespoir (désespoir de quoi, sinon de la révolution ratée de 1911 ? Le dites-vous ?) en s’enfonçant dans de vastes lectures chinoises classiques et bouddhiques… » ne voilà-t-il pas qu’il se laisse entraîner dans « le combat littéraire et politique » et « arracher à [la] miséricordieuse anesthésie du néant » ?

Je conseille vivement au lecteur de la préface à La mauvaise herbe de ne pas sauter les pages 24 et suivantes qui développent remarquablement tous les grands beaux thèmes de l’individualisme bourgeois : la grandeur de cette œuvré de Luxun, c’est qu’elle représente l’« engagement politique […] minimal et [la] liberté créatrice maximale ».

Le Luxun d’après, ça n’existe pas : il n’est plus capable d’explorer « les zones obscures du Moi », il a bêtement troqué « le ‘spleen’ fécond de l’artiste pour l’engagement politique et les servitudes du polémiste » … (j’en passe, la broderie est trop chargée), « il s’est condamné [à la] stérilité » en affrontant « le plein soleil des places publiques ».

Bref cette décrépitude est consommée en 1932, où il a « renoncé à la création littéraire pour se consacrer exclusivement à l’essai polémique». Sic ! On ne peut pas mieux montrer, plus que le bout de l’oreille, une oreille tout entière et le cœur et le corps de l’« humaniste » bourgeois, entêté (et intéressé) à opposer l’artiste et le politique, le moi et les masses, la « liberté » de « l’artiste-moi » toujours menacée par la « politique-dictature des masses », car la « politique-dictature de la bourgeoisie », on voudrait faire croire qu’elle n’existe pas, on en parle d’autant moins que mieux on la sert.

Or toute l’œuvre de Luxun postérieure à 1927, le moment où il a commencé à se donner une formation marxiste, n’est qu’un fer de lance gigantesque dirigé contre ces gens-là qui lui refusent la qualité d’écrivain parce qu’il joue un rôle politique éminent dans le développement de la lutte idéologique, c’est-à-dire, en fait, parce qu’il fait une politique qui contre la leur, parce qu’il les gêne, parce qu’il a délibérément « porté le scalpel » dans le « moi je » de l’écrivain d’origine petite bourgeoise qu’il se trouve être, pour mettre sa confiance dans le prolétariat.

Bien entendu Simon Ryckmans ne s’intéresse pas à cette période de l’œuvre de Luxun, et, partant, il choisit de l’ignorer. Je pourrais ici présenter cet autre Luxun des dernières années, d’autant plus insupportable à Pierre Leys qu’il est plus difficile de le séparer du politique, mais comme j’ai l’intention de le faire parler lui-même dans un prochain recueil de traductions de ses fameux essais, que Luxun mettait plus haut que tout et que Simon Ryckmans juge dépourvus de toute valeur littéraire, il n’est pas besoin de m’étendre davantage maintenant sur ce point : je donne rendez-vous à mon lecteur.

Notre Simon, qui n’est pas à une contradiction près, reproche d’une part à Mao et aux siens d’avoir trouvé Luxun pour les besoins de la révolution culturelle, mais, de l’autre, de l’avoir « canonisé » dès sa mort.

Il n’apprécie pas du tout le premier éloge que Mao fait de Luxun, dans De la démocratie nouvelle, tellement « truffé de superlatifs ». Mao manque de mesure, c’est connu. Ses amis aussi.

La sympathie et la confiance de Pierre Leys vont plutôt à d’autres critiques, moins marqués politiquement, qui habitent actuellement New York, Hong Kong ou Taipeh, ou qui y sont morts. Ceux-là savaient juger Luxun au mieux de sa valeur. Et le premier de tous, son frère, Zhou Zuoren, « humaniste » en titre du mouvement du 4 mai et collaborateur notoire des Japonais dans la guerre de résistance.

Zhou Zuoren revenu à Pékin après sa trahison (par les bons soins de Zhou Yang et des autres « lascars » acharnés à ruiner la mémoire de Luxun) a trouvé de mauvais goût la statue érigée sur la tombe de Luxun à Shanghai. Leys ne dit pas s’il en a été choqué, lui (moi non !), mais il ne dit pas non plus que les amis de Luxun avaient été choqués, à sa mort, de la petitesse de la tombe que les officiels d’alors (encore le Guomindang) lui avaient fait ériger, et qu’ils n’eurent rien de plus pressé, en effet, à la Libération, que de lui en dresser une autre.

On ne sait pas pourquoi cette statue d’un homme assis parmi les fleurs du grand parc est d’une « dérision suprême » (peut-être parce que le socle est orné de la calligraphie de Mao, mais Leys ne le précise pas). On sait beaucoup mieux, par contre, que le « cher » frère Zhou Zuoren, qualifié de témoin le plus intime par notre critique avait quelque raison de ne pas aimer qu’on « divinise » Luxun.

Jaloux, borné, intéressé, mesquin, il a toujours détesté son aîné (aux crochets de qui il a vécu longtemps, et cela prouve la générosité de Luxun, non pas que le petit frère ait « comblé son désert affectif » !), au point qu’on peut se demander si sa trahison n’a pas été un moyen de se démarquer de son frère, de se venger de lui au-delà de la mort.

Il est vrai que beaucoup de sinologues occidentaux − et en particulier Américains − préfèrent Zhou Zuoren à son aîné. C’est dans l’ordre. Quant aux sentiments de Luxun pour son frère, s’il est vrai qu’il montra une extrême patience et beaucoup de bonne volonté, il est non moins vrai qu’il n’avait pas de lui une très bonne opinion.

Cela n’est certes pas écrit dans les textes (sinon en quelques passages révélateurs du Journal) mais j’ai rencontré voici tout juste un an ici et là en Chine tous les amis de Luxun encore vivants et Zhou Qianren, son plus jeune frère : ils m’ont tous confirmé ce point. Mais comme Pierre Leys a décidé et écrit que mon information est « approximative et fantaisiste », il vaut probablement mieux croire Ryckmans et les Américains (ceux d’Amérique et les autres).

Sur ce point et avant d’aborder le suivant, assurément le plus important parce que notre éminent critique retourne habilement la salade qui remplace pour lui la lutte entre les deux lignes, lutte dont la méconnaissance lui interdit de rien comprendre aux dernières années de Luxun et à tous les événements de cette époque, je voudrais souligner pour le lecteur qui ne l’aurait pas remarqué, combien la vindicte de Simon Ryckmans à mon égard se sert d’insultes bassement réactionnaires au niveau même de l’homme.

Il y a longtemps que nous le savons − et les Ombres chinoises l’ont confirmé s’il était besoin − Simon ne supporte les femmes qu’en cheveux longs et en idées courtes. Martine V.-H. échappe au massacre, bien entendu parce que ses traductions sont sans défaut (ce qui est vrai), mais surtout parce qu’elle vient de publier dans la collection universitaire des auteurs de la Révo. cul… : cela mérite considération. Pour les autres, pouah !

Sans parler de Xu Guangping, la femme de Luxun et son ancienne élève, auteur de Souvenirs de Luxun, qui s’est déshonorée en 1966 aux yeux des sinologues du monde « libre » en se réjouissant de voir démasqués ceux « qui avaient fait mourir Luxun » de leur hargne et de leurs coups ; B. Krebsova est « trop rudimentaire », probablement parce qu’elle publie en Tchécoslovaquie à une époque où il n’est pas encore interdit d’exprimer sa sympathie pour la Chine populaire.

Quant à moi, M.L., j’ai « l’enthousiasme sincère » et l’information, comme j’ai dit qu’il a dit « approximative et fantaisiste », bref, très remarquablement, les qualités et les vices de l’intellectuelle. L’intellectuelle que les intellectuels (lorsqu’ils sont mâles et réactionnaires) voudraient bien renvoyer à des occupations plus appropriées à leur petite tête pleine de turbulences sans idées. Ce qui est le propre des femmes, comme le confirme le sarcasme additionnel de « dame » et de « maoïste ».

Qu’on me pardonne : pour une fois que j’en ai l’occasion, je voudrais signaler à ceux, que parviennent à inquiéter les braîments d’un âne irrémédiablement bâté (non par ses ignorances en sinologie – il n’en peut avoir – mais par son ignorance incurable de tout ce qui n’est pas une certaine sinologie), que ce que j’ai avancé dans mes « nombreux articles » repose sur des informations aussi solides que celles de Monsieur Pierre Ryckmans, Professeur en Sinologie, bien que je me serve aussi de sources directes des Chinois eux mêmes, desquelles justement ledit se plaint souvent d’être écarté.

Je suis capable de faire une « faute d’orthographe » (sic) sur « Luxun » ? Mais du moins ai-je rencontré, outre le frère de Luxun tous ses amis, tous ses élèves. encore vivants (Li Helin, Xu Qinwen, par ex.) recueillant de leur bouche tout ce qui pouvait être recueilli, et les principaux groupes de spécialistes travaillant sur son œuvre.

J’ai visité tous les lieux où il a vécu, lu les études qui lui ont été dédiées, visité les musées qui lui ont été consacrés (à propos desquels j’aimerais dire que ce n’est pas vrai qu’ils étaient fermés jusqu’en 73 : j’en avais vu trois d’entre eux en 1971 !).

Mais ce n’est rien sans doute encore, ce que je revendique avant tout et non sans fierté face au mépris de ce mandarin de notre temps, c’est la connaissance du contexte politique dans lequel a vécu Luxun, la capacité d’en faire une analyse un peu correcte, de comprendre celle qu’en font les Chinois et à laquelle lui, Ryckmans-Leys, ne comprend rien parce qu’il n’en a pas les premiers rudiments. D’où l’art de fatiguer la salade, qui est sa seule science.

Le grand cheval de bataille de Leys-Ryckmans, c’est celui qu’il enfourche déjà dans Ombres chinoises, un dada qui vient de Formose par les Etats-Unis, éperonné par feu C-T Hsia (les « spécialistes » savent de qui je parle, et pour les autres c’est sans intérêt que je m’étende sur sa biographie).

Que nous dit-on ? (pp. 10 sq.) : que « Luxun [est] mort en état de révolte ». C’est vrai, mais contre qui ?

Que « l’épisode final de 1936 fut donc délicatement gommé des mémoires ». Des « mémoires » non, mais des histoires de la littérature et des musées, oui. Par qui ?

Que « gravement malade, la rage et la douleur d’avoir à se défendre contre les persécutions de ses « camarades » l’acheva ». C’est vrai, mais qui étaient ces « camarades » (il ne dit pas lui-même « camarades » − il n’était pas membre du Parti − mais « compagnons de route » ).

Qu’« il mourut solitaire et désespéré », non, parce qu’il était entouré de ses amis et de ses élèves, qui ont continué le combat après lui, mais profondément indigné et les dénonçant nominalement dans ses derniers écrits, oui.

Que « Luxun a été persécuté par ordre du Parti » et c’est faux. Ce qui est faux dans la pseudo-analyse de Ryckmans-Leys, c’est de dire tantôt « Mao », tantôt « Le Parti » comme si c’était la même chose.

C’est de parler de la ligne « du Parti » qui préconisait la « réconciliation avec le Guomindang», ligne refusée par « un homme dont l’intégrité intransigeante ne pouvait s’accommoder des impératifs tactiques et des voies sinueuses de la politique (la, souligné par moi, M. L.) ».

Ceux qui ont quelque connaissance de la situation politique de la Chine à cette époque savent que « le » Parti était déchiré par deux lignes, et même, peut-on dire qu’en gros il avait deux têtes : A Yan’an Mao a l’armée et le pouvoir réel. A Shanghai le PCC clandestin est entre les mains de « commissaires » comme dit Leys, qui sont majoritairement des « bolcheviques », c’est-à-dire des inconditionnels de la ligne dictée par Moscou, la ligne de Wang Ming.

Dans le domaine culturel la même lutte entre les deux lignes se retrouve. Il y a la politique culturelle de Yan’an d’un côté, de l’autre les responsables à la culture du PCC de Shanghai. C’est avec ces responsables, très « officiels » évidemment, que se bat Luxun jusque sur son lit de mort.

Cela veut dire que si en 1925 au moment des Herbes sauvages il se bat contre les traîtres du Guomindang qui se préparent à trahir leur alliance avec le PCC, en 1935-36 il se bat avec les traîtres du PCC qui abdiquent devant le Guomindang.

Tout le monde sait bien que dans ces années-là, la politique internationale des PC était de préconiser l’alliance avec les bourgeoisies nationales, mais selon l’analyse de Mao à l’époque (et il ne s’en est pas dédit depuis) cette alliance pour la défense nationale n’impliquait nullement l’abandon des principes internationalistes et de la direction du prolétariat.

C’est sur ce point que le Parti se divise en deux lignes : les uns ont tendance à souligner l’exigence d’unité, d’alliance avec les autres classes susceptibles de participer à la défense nationale, jusqu’à tout lui sacrifier.

Les autres rappellent inlassablement qu’il faut garder l’indépendance vis-à-vis de ces classes et la direction du PCC dans la conduite de la guerre nationale pour déboucher sur autre chose qu’un nouvel état bourgeois.

Cette dernière ligne est celle de Mao Zedong comme tous ses textes d’alors le disent depuis son premier appel : De la tactique contre l’impérialisme japonais. A Shanghai le courant de droite soutient au contraire que la force du Japon n’est fondée que sur le manque d’unité des Chinois et au nom de l’« unité d’abord » rejette comme « absurdes et criminelles les exigences de ‘certains’ pour garder à tout prix la direction de la lutte ».

Dans le domaine culturel les dirigeants du Parti emboîtent le pas et le responsable des intellectuels, Zhou Yang, représentant officiel du PCC dans la Ligue des écrivains de gauche, fondée par Luxun en 1930, dissout cette association sans demander son avis à Luxun, tant il est sûr qu’il refusera et lance son slogan « Littérature de défense nationale ».

Luxun s’indigne et ne se soumet pas. Il tâche d’expliquer la gravité de l’erreur qui vient d’être commise, rappelle qu’il est pour l’unité mais refuse l’abdication à l’égard de la bourgeoisie : la dissolution de la Ligue des Écrivains de gauche laisse les intellectuels de gauche désarmés et désorganisés au moment où ils ont besoin de toutes leurs forces dans la lutte idéologique. Il lance en opposition au slogan de Zhou Yang un autre slogan : « Littérature de masse pour la guerre révolutionnaire nationale ».

Il ne se contente pas de critiquer les principes mêmes, il analyse les œuvres qui illustrent depuis deux ans la littérature de « défense nationale » et montre qu’elle trahit en fait la révolution pour servir les intérêts de la bourgeoisie et même suggérer la collaboration avec l’ennemi. Au cours de l’été 1936 − Luxun mourra en octobre − Zhou Yang réunit un grand meeting à Shanghai où Luxun est nominalement accusé de « détruire l’unité du front des écrivains », d’avoir lancé un « slogan sectaire, gauchiste et criminel ».

Enfin, il est un collaborateur « objectif » des envahisseurs japonais puisqu’il refuse de collaborer à la littérature de « Défense nationale ».

Il voit arriver à son domicile les « quatre lascars », Zhou Yang et trois grands écrivains et metteurs en scène de « Défense nationale », qui lui font les mêmes reproches.

Le 15 octobre de la même année, quelques jours avant la mort de Luxun, un article du PCC de Shanghai fait le point sur le débat et condamne Luxun. On sait aujourd’hui que l’auteur en était Liu Shaoqi…

Luxun mourant ne pardonne pas, demande aux siens de ne pas pardonner et dénonce nominalement ces « lascars » comme des renégats. Il se propose de les contraindre à « lever le masque », mais il n’en a pas le temps.

Lorsqu’on ne ferme pas les yeux sur ces faits, lorsqu’on ne feint pas d’oublier que les hommes qui perdent le pouvoir politique et culturel en 1966 sont rigoureusement nominalement les mêmes que ceux-là qui avaient persécuté Luxun au nom d’une ligne bien précise et opposée à celle de Mao, comment peut-on oser écrire que « En 36 tous les bureaucrates de la littérature étaient contre Luxun » (les « bureaucrates » de Shanghai, oui) ; qu’« en 66 cet ancien épisode fut exhumé et utilisé de façon sélective (souligné par moi M.L.) comme un prétexte (souligné par moi M.L.) pour éliminer ceux d’entre eux qui dans l’intervalle avaient perdu la faveur de Mao (l’avaient-ils jamais eue, sa confiance, sinon sa « faveur » ?) pour des raisons d’ailleurs tout à fait étrangères et bien postérieures aux événements de 36 (souligné par moi M.L.) » ?

Est-ce que mon information est si « fantaisiste et approximative » que j’aie dû inventer ces choses ou peut-on les lire dans les textes mêmes de Luxun ?

Simon peut-il n’avoir pas lu la Réponse à Xu Mouyong, la Lettre aux Trotskistes, les passages du Journal, tout ce que Luxun lui-même a pris soin de dire et d’écrire avant de mourir pour que les traîtres n’aient pas d’échappatoire ? Et malgré cela ils ont réussi à tenir trente ans, comment ne pas comprendre la joie de Xu Guangping et de ses amis, la hâte de ses ennemis à sembler se rallier ? Chen Boda avait, dit Leys, convoqué et présidé la « circonstance » (sic) et il s’en étonne, comme il s’étonne que depuis on ait « découvert […] qu’il n’était qu’un […] escroc ». L’ennui, c’est que Chen Boda était aux côtés de Zhou Yang en 1936 et qu’il avait offert ses services pour faire taire Luxun et mettre fin à la querelle des slogans, où « tout le monde avait raison ».

Comment ne se serait-il pas précipité pour conjurer les grondements de l’orage, lâcher Zhou Yang en difficulté pour se sauver lui-même et faire oublier son intervention de 1936 ? Le discours que Chen Boda prononça ce jour-là est devenu « hérétique et anathème » dit Leys, « bien qu’il ne se différenciait (sic. « Bien que » exige toujours le subjonctif, mais nul des défenseurs, même tâtillons, de la langue française ne songe à lui reprocher de telles choses : c’est un étranger et il sait si bien le chinois…) en rien des lieux communs proférés à sa suite par Yao Wenyuan, Xu Guangping et Guo Moruo ».

On peut considérer, contrairement à Leys, que la différence du discours de Chen Boda, c’est qu’il en « rajoute» et qu’il s’agit vraiment de « lieux communs », outre le fait qu’il rabâche, une fois de plus, que Luxun était un grand humaniste, mais il est vrai qu’il souhaitait passionnément qu’il n’y eût pas de différence. C’est là quelque chose que Leys ne peut pas comprendre, bien entendu.

Il est d’ailleurs parfaitement vrai que jusqu’en 1966 les histoires officielles de la littérature chinoise ont fait le black-out sur ces faits de 1936, citant les deux slogans comme « équivalents » ; mais comment en aurait-il été autrement puisque les responsables des intellectuels, les dirigeants des travailleurs de l’art et de la littérature étaient justement restés les mêmes − non pas seulement de la même tendance et des mêmes positions, mais les mêmes ? Le bon Ryckmans s’indigne vertueusement qu’on ait « maquillé, déformé, falsifié, censuré, réinventé » … Il n’en est rien.

On n’a pas « manipulé » les faits historiques après la chute de ces gens-là, on a dénoncé les manipulations qui n’avaient que trop longtemps duré, trop longtemps permis aux « lascars » de sauver leur face et de garder le pouvoir.

On a fait cesser une imposture. On n’a pas « retiré de la circulation toute la documentation existant sur le sujet en cause », on a sorti des tiroirs ceux qui y avaient été enterrés (les lettres de Luxun à ses amis, des pages de son journal, les manuscrits des articles anonymes qui l’attaquaient). On a procédé à des révisions dans les musées, oui.

Fallait-il donc continuer à y respecter un pieux silence sur les luttes du passé, entériner les mensonges, les calomnies, les distorsions, garder au tiroir en prétendant que c’étaient des faux (la Réponse à Xu Mouyong, par exemple) les textes vraiment gênants, impossibles à manipuler et à désamorcer par une note du style « Luxun se trompe, en fait … » ?

Fallait-il avoir pitié des « chiens tombés dans l’eau » et ne pas démonter, documents à l’appui, les censures (334 lettres de Luxun écartées par Zhou Yang sur un recueil de 1165 !), les escamotages (par ex. la signature de Mao Zedong « tombée » du texte de condoléances à Xu Guangping entre la rédaction de l’original et la parution dans la presse).

Fallait-il garder l’anonymat des noms de plume qui avait si longtemps protégé les ennemis acharnés de Luxun, fallait-il se taire et encore se taire sur tant de mauvaise foi ? Leys aurait bien aimé, mais, précisément, qui sert un tel silence ? Qui avait-il servi trente ans ?

On peut se demander, naturellement, pourquoi il avait fallu attendre trente ans pour qu’un pareil lessivage rende à la vérité son éclat. Certes Zhou Yang et ses acolytes étaient puissants dans le domaine culturel. Certes ils ont réussi sur bien d’autres points à endiguer les forces montantes d’une jeunesse qui n’était pas toujours dupe.

Et pourtant Luxun avait dénoncé ces gens, il avait donné leurs noms, plusieurs fois dans les derniers mois de sa vie il avait appelé à la vigilance. Pourquoi ne s’était-on pas méfié des « quatre lascars » et de leurs alliés ? J’ai posé la question en septembre 74 à Pékin. On m’a simplement répondu : « Mais il avait fait son autocritique ! Il avait reconnu ses erreurs et ses torts. » « Était-ce donc suffisant, ai-je demandé, pour qu’il reste investi de responsabilités si hautes ? où il pouvait faire tant de mal ? ». « C’est, m’a-t-on répondu encore, qu’il existe chez nous un droit qui s’appelle « le droit à l’erreur » ; il fallait qu’il aille assez loin pour se trahir lui-même, pour se dénoncer lui-même sans ambiguïté … C’est ce qu’il a fait, à la fin. »

Lorsqu’on est incapable de voir l’identité de ligne des adversaires et des ennemis de Luxun, on n’est pas capable non plus, bien sûr, de voir l’identité de ligne de Mao vis-à-vis de Luxun. Après s’être montré écœuré des éloges de Mao pour Luxun dans De la nouvelle démocratie, Pierre Leys fait semblant de voir une attaque de Mao contre lui dans les Interventions au Forum de Yan’an, parce qu’il y précise que la prose satirique n’est plus un exemple à suivre pour les écrivains des zones libérées. Cela prouve pour le moins que, contrairement à Mao − et à Luxun −, notre éminent critique ne sait pas « diviser un en deux ». Il pourrait d’abord se demander à qui répond Mao lorsqu’il s’exprime à plusieurs reprises au sujet de Luxun (et pas seulement deux fois, M. Simon Ryckmans !). Puisqu’il n’a pas fait ce petit travail, nous allons le faire pour lui :

– Octobre 1937 (premier anniversaire de la mort de Luxun) : Fondation de l’Université Luxun dans les zones libérées. Éloge de Luxun par Mao (Il répond à la production, florissante, des écrivains de « Défense nationale ».)

– 1940, De la démocratie nouvelle : Éloge de Luxun par Mao (Il répond à un discours de Zhou Yang − 1939 − exaltant la littérature de « Défense nationale » et critiquant Luxun).

– Mai 1942, Interventions au Forum de Yan’an : Éloge de Mao (réponse à Zhou Yang qui la même année vient d’attaquer à la fois Luxun et la politique de Yan’an) et mise en garde contre l’emploi de la satire dans les zones libérées (réponse aux attaques contre la ligne de Yan’an camouflées sous la fidélité à « l’esprit de Luxun », Hu Feng).

– Mars 57 : Mao fait l’éloge des vertus dialectiques des Essais (il répond aux attaques de 56 de Liu Shaoqi contre Luxun : c’est un « spécialiste » qui ne connaît rien à la politique).

A part ce texte de 1956 et celui de la Lettre à Jiang Qing de 1971 après le complot de Lin Biao, [le 20 octobre 1971 Mao, parlant à la radio, reprend à son propre compte la fameuse phrase de Luxun dans son Journal à propos de Zhou Yang : « Il n’y a pas à avoir peur des ennemis déclarés qui attaquent de face, mais quelle misère blesse le cœur lorsqu’on reçoit dans le dos la flèche lancée de la main d’un compagnon de route et qu’on le voit sourire de vous avoir atteint. »] il y a assurément beaucoup d’autres textes de Mao qui rappellent la grandeur de Luxun, mais ils sont encore inédits.

En tout cas l’ensemble atteste une grande fidélité et le souci de répondre aux constantes attaques dont Luxun mort continue à être victime. C’est la répétition de ces éloges qui est significative d’une ligne et les interprétations faciles de Leys n’y changent rien (« raisons tactiques » diverses). Il aurait pu faire l’économie de ses imaginations, là où la vérité est aussi claire : oui, Luxun et Mao étaient sur la même ligne. Et tous deux le savaient.

Que Mao Zedong ait lu Luxun de très près il n’y a sur ce point aucun doute : Non seulement il y a tous ces textes à son sujet, non seulement il y a cette photographie prise à Yan’an de Mao écrivant De la guerre prolongée, où l’on peut voir sur le coin de droite de la table les quatre tomes des Œuvres complètes de Luxun, mais il y a pour qui veut bien y regarder d’un peu près toutes ces images et tous ces symboles sous la plume de Mao qui viennent tout droit de son maître, Luxun.

On ne peut pas nier cela et les Chinois se gardent bien de le faire : cet écrivain qui n’était pas membre du Parti a formé beaucoup plus d’intellectuels authentiquement révolutionnaires, Mao y compris (qu’il aurait pu croiser dans les salles de l’Université de Pékin vers 1919, qu’il aurait pu rencontrer à Canton en 1927, à quelques mois près, mais que cela ne se soit pas fait ne change rien) que n’importe quel autre écrivain du PCC… Mao excepté. Mais pour Leys la vérité est tout autre :

Mao utilise Luxun pour ses besoins, − des besoins honteux, bien entendu, comme de vouloir « se concilier les intellectuels et la jeunesse » − et une des façons qu’ont les communistes chinois d’utiliser Luxun serait, d’après Leys toujours, qu’ils prétendraient que Luxun est un bon élève du Président Mao.

Notre parfaitement honorable critique a pêché cela dans la déclaration que la malheureuse vieille Xu Guangping (elle avait dans les soixante ans, mais pour une intelligence de femme naturellement c’est déjà très avancé) « fut obligée » de prononcer le 31 octobre 1966 à Pékin, au milieu des gardes rouges − avec un petit coup de pouce à la traduction, bien entendu. Elle y dit, certes, on ne peut plus nettement (Renmin Ribao, 1er nov., Littérature chinoise, 1966, 2), que dans l’âpre lutte entre les deux lignes qui a sévi dans les années trente Luxun avait le regard tourné vers Yan’an.

Un honnête homme pourrait penser qu’elle a ses raisons pour le dire, elle qui n’a pas quitté Luxun d’une semelle de 1927 à sa mort, mais comme cela gêne Simon Ryckmans il préfère suggérer que la brave dame (« dame » est toujours péjoratif sous la plume de Ryckmans, je l’ai dit, je le redis) n’avait plus toute sa tête.

Pourtant il y a de grandes chances que cela soit vrai que Luxun regardait vers Yan’an, n’aurions-nous pour confirmation que la fameuse Réponse aux Trotskistes, un texte que tout le monde peut trouver, même en français (Un combattant comme ça, p. 150) mais que Ryckmans passe sous silence, Dieu sait pourquoi.

Il y a aussi le télégramme envoyé à Mao à la fin de la Longue Marche (octobre 35 : les pédants me chipotent pour avoir ramené en gros à l’année 35 la reprise en main du pouvoir par Mao. Il fallait sans doute dire le mois et le jour, sinon, bien entendu, ça prouve que j’ignore tout…) mais notre éminent et très honnête sinologue n’hésite pas à suggérer que c’est un faux, fabriqué par « les hagiographes » « à partir de rien ».

S’il met en doute l’existence de ce télégramme (publié dans le Xinhua Ribao du 27 juillet 1947, numéro que j’ai vu dans un des musées de Luxun, mais peut-être a-t-on aussi refabriqué de toutes pièces le document, aussi faux que la mémoire de Xu Guangping sur ce point ?) on se demande pourquoi il se plaint qu’on l’attribue « maintenant » à Luxun seul.

Je n’ai jamais dit ça, ni personne en Chine ; bien au contraire. Le télégramme est bel et bien signé de Maodun aussi (je l’ai vu de mes yeux, mais naturellement il est peut-être aussi préfabriqué, histoire de faire râler Simon Leys ?) et ça ennuie bien des gens que Maodun l’ait signé, parce que ça prouve que Maodun n’était pas si opposé qu’on l’a prétendu à l’avance de Mao et de ses armées.

Donc Luxun savait ce qui se passait ailleurs qu’à Shanghai et, comme il le dit lui-même dans la Réponse aux Trotskistes, il était fier « d’avoir pour camarades ceux qui font actuellement du travail solide, qui ont fermement les pieds sur terre, qui combattent et versent leur sang pour l’existence du peuple chinois ».

Alors Simon de s’étonner que « dans les cinq mille pages d’une œuvre qui puise à toutes les sources » (comme s’il s’agissait d’une question de « sources », monsieur l’Universitaire, et non pas de la question de savoir si oui ou non Luxun et Mao se battaient du même côté de la lutte sur la même ligne ?) le nom de Mao ne paraisse qu’« une seule fois (souligné par Simon Leys), mentionné en passant (souligné par moi M.L.) dans une (souligné par moi M.L.) lettre qui date des tout derniers mois de son existence. »

Qu’on lise ladite lettre, donc, où toute la politique de Mao est en question et qu’on mesure à la phrase de Leys l’ampleur de sa malhonnêteté. Il n’a même pas osé donner le titre, de crainte qu’on aille y voir ! Mais ce qui est tout aussi malhonnête, c’est de présenter l’absence de références nominales à Mao dans la totalité de son œuvre comme une « preuve » que Luxun l’aurait cité, comme ça, par inadvertance, dans une lettre de moribond… On ne peut certes pas savoir à partir de quelle époque Luxun a commencé à essayer de suivre l’action politique et militaire de Mao.

Je dis « essayer », car le frère de Luxun (celui qui m’a reçu le 29 septembre 1974 à l’Assemblée Nationale à Pékin, Zhou Qianren ; je ne parle pas de l’autre, le collaborateur si cher à Simon Leys), ses amis, ses élèves, les spécialistes de Luxun dans les diverses Universités sont tous d’accord sur ce point : l’interdiction des œuvres de Mao dans la zone du Guomindang où sévissait la terreur blanche était d’une rigueur absolue.

On peut admettre l’éventualité que Luxun ait eu l’une ou l’autre entre ses mains à tel ou tel moment, mais ce ne pouvait être que par quelque chance rare. C’était Zhou Qianren qui courait à la recherche des livres que désirait Luxun et il m’a dit n’avoir jamais eu entre les mains une des brochures diffusées dans les zones libérées.

Les uns et les autres pensent, pourtant, que l’identité de la ligne politique de Mao et de Luxun est si parfaite à partir de décembre 1935 (De la stratégie contre l’impérialisme japonais) qu’elle peut laisser supposer que Luxun avait eu ce dernier texte entre les mains, ou qu’il en avait appris le contenu par un des compagnons de Mao soignés clandestinement à Shanghai (ce qui est attesté par Xu Guangping et par des documents retrouvés dans les papiers de Luxun).

Ici encore c’est l’année 35 qui est le tournant significatif ; parce que c’est aussi cette année-là qui place Mao au centre de la scène. Cela dit, il faut faire remarquer (ce que Pierre Leys ne fait pas) dans quelles conditions justement Luxun a dû mener sa lutte d’écrivain pendant ses dernières d’années : les éditeurs n’osent pas le publier.

Il est obligé d’en contacter toujours de nouveaux en changeant de nom de plume (il en a eu 130 sur toute sa vie dont 60 dans les dernières années) et en camouflant son style. Ce qui est publié et reconnu est frappé d’interdiction de vente…

Comment dans de telles conditions aurait-il pu citer Mao à tout bout de champ comme Leys paraît le souhaiter ? Même si cela avait été possible, Luxun l’aurait-il fait ? Il est probable que non.

Contrairement à ces écrivains qui parlent beaucoup d’une chose dans la mesure où elle leur manque (Simon Ryckmans se gargarisant de son « honnêteté », qui l’empêche quelquefois de garder son « élégance académique» ! hum !) ou de leur admiration pour un homme dans la mesure où ils le trahissent (Pierre Leys noircissant Luxun à coups de mauvaises ombres et d’herbes pourries) Luxun était incapable d’une flatterie ou simplement d’une référence inutile si l’allusion pouvait suffire.

Naturellement il est passionnant de se demander ce que Luxun pouvait bien savoir de la ligne de Mao en définitive, mais les Chinois ont-ils jamais prétendu qu’il l’avait lu ? Non, ils se contentent de dire que l’un et l’autre avaient les mêmes bases marxistes, le même amour du peuple, la même lucidité qui les amenaient à des analyses semblables.

Il serait d’ailleurs assez facile aussi, n’en déplaise aux ricaneurs, de montrer que leur œuvre parallèle se construit dans la même lutte philosophique, dénonce le même « humanisme » sans classes, sous toutes ses formes, du confucianisme hérité pieusement du passé, au « marxisme » qui le récupère sous étiquette rouge.

Luxun a deviné dès les Herbes sauvages qu’était en train de naître sous ses yeux le phénomène idéologique caractéristique de notre époque : le bourgeois à bouche de révolutionnaire, le réactionnaire à visage de marxiste. Il avait prévu aussi qu’il y aurait des « mouches » après sa mort pour venir traîner leurs pattes sur son beau visage à lui.

Ce qui est le plus odieux dans cette déformation d’un beau visage, c’est d’utiliser sa beauté même pour prouver que l’homme n’était ni si noble ni si sûr que ses admirateurs le croient. Et comment donc puisque c’est lui-même qui le dit !

C’est lui-même qui nous met en garde ! En 1925 « Luxun doute de tout ». Mais qu’est-ce que c’est que ce « tout » ? Luxun le dit lui-même dans un passage que Ryckmans cite plus loin (c’est-à-dire pas à l’endroit où cette référence infirmerait ses dires, mais là où elle peut être tirée à l’usage d’une autre calomnie : ce déplacement est une des ficelles du polémiste Simon Leys). Luxun, donc, en 1925 (souligné par moi, M. L.) a « vu la révolution de 1911 », la révolution ratée, l’avènement de la fausse république qui n’a rien changé, laissant les féodaux et les bourgeois s’allier sur le dos du petit peuple (cf. La véridique histoire de Ah Q).

En 1925 il voit maintenant la trahison historique du Guomindang (qui la consommera en 27, comme on sait) et « il doute», en effet, comme le Guomindang lui en fait le reproche. Il ne doute pas dans l’abstrait, tel un penseur délicatement retiré dans sa tour d’ivoire, il doute de ceux qui lui reprochent de douter, parce que ces gens, précisément, qui ne doutent de rien, sont capables de tout. (A remarquer que Luxun l’a compris dès 1925, mais pas Moscou, ni l’aile du PCC inféodée à Moscou).

En quoi la défiance de Luxun en 1925 à l’égard des dirigeants du Guomindang et de leurs plumitifs prouve-t-elle qu’il était l’homme du doute, du désespoir, du « déchirement interne », de l’abstention, de la démission et que là réside sa grandeur ? Il ne doute pas de tout ni de tous puisqu’il a souci de ne pas décourager les jeunes, ceux que la corruption n’a pas touchés, ceux que le découragement n’a pas assassinés, ceux qui peuvent être demain l’herbe « sauvage », l’« herbe écrasée » qui témoigne de la vie en plein désert.

C’est bien ainsi qu’il devient après 1925 « un franc-tireur isolé, n’appartenant plus à aucun camp » ( cité par Ryckmans, p. 30, toujours sans préciser qui vise Luxun). Escamotée aussi l’évolution de Luxun de 1925 à 1927 (l’indignation et les premières luttes), après 1927 (les études marxistes).

Dans la mesure où notre critique tient absolument à sa figure de Luxun désespéré, pourquoi s’attarderait-il sur un Luxun qui n’est pas le vrai ? Mais il y a une autre raison : l’ombre jetée sur cette période permet de faire prendre des vessies pour des lanternes et la lutte contre les droitiers du PCC dans les années trente pour une lutte contre le PCC, la même, sous-entendu, que la lutte de 1925. Passez muscades !

Un autre point gêne Leys : la lutte que Luxun a menée toute sa vie contre les forces obscures jaillies du passé, les « revenants » que chacun porte sur son dos souvent sans le savoir, les menottes idéologiques plus solides que celles des prisons du Guomindang, en clair la menace qui pèse sur chacun, même s’il se veut révolutionnaire, de retomber dans des pensées réactionnaires s’il ne veille pas constamment à « se disséquer ».

Alors Simon qui ne comprend pas bien − et pour cause − quel danger dénonce Luxun dans la grande belle littérature de la vieille Chine, de souligner autant qu’il peut que « la culture chinoise classique formait la moelle même de son être » : voyez donc comme il lui doit !

Eh bien : d’accord ! Et puis après ? Comme il est difficile d’escamoter le fait (Ryckmans n’en souffle mot mais il en tient compte dans ses arguments car il est possible que ses lecteurs le sachent !) que Luxun est le fondateur de la prose de « bai hua », la langue vivante, la langue parlée, plus accessible au peuple que le chinois classique (« wen yan ») réservé à une aristocratie intellectuelle, le travail de Ryckmans-Leys consiste à montrer que Luxun, au fond, quoi qu’il en paraisse, aimait mieux le « latin des humanistes chinois » (sic ! c’est tout révéler de soi que définir le chinois classique de cette façon) que la langue « vulgaire », laquelle il ne pratiquait pas « par instinct » mais par la « conscience de ses responsabilités sociales et politiques » (Ah si ç’avait été « par instinct » quelle vulgarité !).

Ryckmans-Leys de souligner avec ravissement la difficulté du style de Luxun « obscur et tortueux», sans préciser (il le fera plus loin au moment où ça ne le gênera plus) qu’il s’agit d’une langue qui sort à peine de sa gangue, puisqu’il est le premier à l’employer pour écrire, que malgré cela ce « bai hua » de Luxun est encore mille fois plus clair que le « wen yan » auquel s’accrochent à grands cris les réactionnaires de l’époque (ce « wen yan » dont le Professeur Ryckmans est fin connaisseur et génial traducteur, ce qui n’est évidemment pas donné à tout le monde), enfin que les obscurités du style de Luxun sont souvent imputables aussi à la nécessité où il se trouve de voiler sa pensée sans la masquer.

Le grand sinologue belge, qui, d’après ses encensoirs, connaît mieux le français que les Français, connaît sans doute aussi le chinois mieux que les Chinois, et il avoue sans fausse honte qu’il a « l’impression [que Luxun] manie une langue étrangère ».

Curieuse « impression », dont on se demande aussitôt (mais pas pour longtemps) si elle ne viendrait pas du fait que Luxun n’écrit pas en classique, langue de la tradition nationale et le seul Chinois reconnu des sinologues qui se respectent.

On n’est pas longtemps dans le doute parce que l’éminent wenyaniste laisse aussitôt échapper un soupir de douleur en voyant « cet aigle qui aurait pu planer haut et libre dans la langue classique, renoncer volontairement à ses ailes, pour boiter parmi la foule en langue vulgaire» (la belle prose des Herbes sauvages c’est « langue vulgaire » !).

Pour qu’il n’y ait pas d’erreur sur le blâme de Monsieur le Sinologue et sur l’indignité de Luxun en cette affaire, on nous dénonce à fond la « volonté d’occidentalisation à outrance » de Luxun (p. 37), en quoi il aurait été tout à fait à côté des recommandations de Mao à Yan’an.

Dommage pour la démonstration que ce ne soit pas vrai. D’abord Luxun n’est pas pour l’occidentalisation à outrance mais seulement pour la simplification d’une langue et d’une écriture difficiles qui restent l’apanage du pouvoir et de ses lettrés (les lettrés ayant toujours été les outils du pouvoir et d’autant plus que la langue était plus difficile) et Mao, de son côté n’était pas pour le national à tout prix, mais opposé au « bagu » (« style stéréotypé ») de tous les orients, celui des classiques chinois comme celui des Occidentaux (cf. Bavardages d’un profane sur l’écriture, Tel Quel, n° 60 et 61).

De la même façon la violence des sorties de Luxun contre Zhuangzi (Tchouang-tseu) sert à démontrer qu’au fond il en était « imprégné ». « Nul, dit notre critique, ne s’avisa jamais que [si Luxun] mettait une telle fureur dans ses attaques, c’était précisément parce qu’il avait à les tourner d’abord et essentiellement contre lui-même, etc. ». Personne vraiment ?

Mais si : Luxun, et tous ceux qui le lisent comme il voulait qu’on le lût. Se débarrasser de l’idéologie réactionnaire, c’est en effet toute la raison de sa lutte contre Zhuangzi − et naturellement aussi, quoique Leys garde sur ce point un curieux silence, contre Confucius. (Il y a des dizaines et des dizaines de textes contre Confucius, et les militants du Mouvement « Pi Lin pi Kong » ont pu publier des recueils entiers de textes de Luxun dénonçant le poison confucéen.

Pas un mot chez Leys : serait-il en sympathie avec le vieux « sage » d’il y a vingt-cinq siècles ?). On n’a pas besoin des commentaires de Ryckmans pour découvrir ça, que Luxun rageait d’être « imprégné », qu’on l’ait imprégné comme tous ses concitoyens de la vieille idéologie de la soumission au destin, du « juste milieu », de la passivité, etc.

Je voudrais, sur ce point, ajouter quelque chose, en réponse à cette critique que me fait Simon Ryckmans : que j’ai tort de voir dans Revanche (II) [La vengeance II. Un combattant comme ça, p. 46] une attaque contre la religion haïssable du Crucifié. Son argument qui consiste à dire que « la haine du Christ n’est guère concevable en dehors d’un monde soumis à la tradition chrétienne » n’est qu’une absurdité, puisque Ryckmans lui-même nous a expliqué en long et en large que Luxun connaissait à fond les écrivains de l’Occident.

La sympathie qu’il exprime pour le Christ comme homme, un homme vraiment homme, « fils naturel d’une malheureuse fille violée par un soudard » et dépouillé de son auréole divine pour devenir héros de la résistance juive, n’implique en rien qu’il n’ait condamné l’idéologie qui en a fait son symbole, bien au contraire.

Je remercie donc Monsieur Pierre Ryckmans de m’avoir fourni cette référence et en échange je lui en fournirai une autre : qu’il lise donc Sur Dostoïevski (Quanji, 1973, VI, p. 405) où après avoir fustigé comme une névrose « une résignation à la Dostoïevski, soumission pure et simple à la perversité », il se félicite que la Chine ne connaisse pas « une résignation à cent pour cent » car « la Chine n’a pas de Jésus comme la Russie.

Le Seigneur qui règne sur la Chine, c’est le Rite et non l’Esprit ». Il en résulte pour qui sait lire que les capacités de rébellion des misérables sont moins anesthésiées par Confucius que par Jésus. A nous de voir, bien entendu, mais la comparaison n’est pas sans valeur.

Le courage de Luxun à lutter contre soi-même d’abord pour en extirper les vieilleries empoisonnées, c’était aussi sa fierté : « Il n’y a personne qui ait su me disséquer comme je le fais moi-même ». C’est cela qui l’a préservé, lui qui a été dès ses premiers écrits de « bai hua » le modèle des intellectuels révolutionnaires de son temps (puis du nôtre), de toute arrogance mandarinale, de ce dogmatisme qu’il haïssait dans ses adversaires : « La jeunesse chinoise déjà ne manque pas d’ ‘aînés’ et autres ‘maîtres à penser’ : je ne suis pas de leur nombre et d’ailleurs ces gens-là ne m’inspirent pas confiance… ».

Cela ne veut nullement dire qu’il doutait de tout, qu’il était partisan de ce scepticisme si facile à l’intelligentsia de tous les pays et de toutes les époques qui refuse de s’engager et d’engager les autres sous prétexte qu’il n’y a de vérité nulle part, qui se dit revenue de tout pour se prouver à elle-même sa pénétration et son objectivité.

Mais Luxun savait qu’il est toujours mauvais d’être pris pour un chef et un héros, mauvais pour les autres et mauvais pour soi. C’est là quelque chose que Leys ne peut pas comprendre car il y faut trop de sens de la dialectique, trop de générosité et d’humilité.

Luxun, c’est précisément l’homme qui n’a jamais refusé le devoir de s’engager et la responsabilité d’engager les autres (ou de ne pas les engager, ce qui est aussi un engagement), mais en le faisant il n’oubliait jamais que l’erreur est toujours possible, inévitable, qu’il y avait en lui des « maux contagieux », ne serait-ce que sa fragilité d’homme extrêmement sensible qui le jetait constamment en pâture à la douleur alors qu’il lui aurait fallu la froideur, la fermeté, la « cruauté » disait-il.

« Depuis longtemps déjà, je sais bien que je n’ai pas l’étoffe d’un combattant, ni ne saurais passer pour une figure d’avant-garde, ceci précisément à cause de toutes ces arrière-pensées et tous ces souvenirs qui m’encombrent. »

Oui, la crainte d’induire des jeunes gens en erreur « paralysait la plume » de Luxun. Le moins qu’on puisse dire est que la même crainte ne paralyse pas celle de Leys : impudique jusqu’au bout il ne recule pas devant la suprême infamie, celle de prendre pour argent comptant cette humilité d’un grand combattant afin d’en forger un encouragement au doute, à la démission, à la soumission. On tremble de dégoût à lire de telles choses.

Je ne veux pas m’attarder à tous les petits et gros coups de pouce dont Ryckmans a besoin pour ajuster les petites pièces rebelles dans sa grande structure de mensonge. Il y a ses amis à lui, qu’il lui faut à tout prix réconcilier avec Luxun, et ses ennemis qui au contraire doivent être des ennemis jurés de Luxun. Cet aspect des choses est vraiment comique !

En dehors de Zhou Zuoren, ce frère de Luxun dont j’ai parlé plus haut, Leys a un tendre pour Lin Yutang – qu’il me reproche d’avoir fait mourir aux U.S.A. alors qu’il est « bien vivant à Taiwan » et l’auteur d’un « grand » (il serait plus juste de dire « gros ») dictionnaire « fidèle [au] génie natif » de la langue chinoise moderne.

Mille excuses ! J’avais lu en effet qu’il était mort mais depuis, en effet, il a fait parler de lui et on l’a même aperçu en France… Quant à l’estime et l’amitié que lui portait Luxun, peut me chaut l’entassement des témoignages de Ryckmans : il me suffit de lire la première ligne de Il faut cesser d’être fair play.

C’est net. Vous vous intéressez à Qu Qiubai, cet ami de Luxun accusé depuis de traîtrise au Parti ? J’aurai plaisir à vous rassurer, pour une fois. Il n’est pas sûr du tout que Qu Qiubai ait été un traître. On ne l’affirme pas en Chine en tout cas et Zhou Qianren, qui le connaissait bien, le considère plutôt comme un faible, très mal fait pour le rôle politique de premier plan qu’il s’est trouvé devoir assumer.

Inversement il n’est pas si sûr que Luxun l’ait apprécié sans réserves, puisque Blâmer et intimider ne sont pas combattre était justement dirigé contre lui. Vous vous intéressez à Hu Feng, cet ami-disciple de Luxun, « purgé », comme vous dites, dans la Campagne de rectification contre les droitiers ? Quel plaisir pour vous si vous pouviez prouver autrement qu’en l’affirmant qu’il était un des « héritiers spirituels » de Luxun !

Malheureusement pour votre thèse, outre les œuvres de Hu Feng postérieures à la mort de Luxun et qui font douter sérieusement (c’est le moins qu’on puisse dire) qu’il ait jamais partagé à fond les positions de Luxun, outre ce qu’on sait sur les liens qui existaient entre Luxun et lui (lesquels n’avaient rien d’intime mais ont été surfaits après coup), il y a tout de même et d’abord la Réponse à Xu Mouyong. On sait (ou on ne sait pas) que c’est Hu Feng que les quatre lascars étaient venus dénoncer à Luxun, le rendant responsable du slogan qui leur déplaisait.

Dans la Réponse à Xu Mouyong Luxun revendique la paternité du slogan (après consultation de plusieurs autres écrivains dont Maodun) mais cela ne l’empêche pas de dresser du jeune écrivain un portrait assez critique et qu’on ferait bien de relire aujourd’hui : « il est susceptible et tatillon. Il a tendance à interpréter la théorie trop à la lettre, il est contre la popularisation de l’écriture… ».

Ce que Luxun trouve de positif en lui, qui lui fait penser qu’on n’a pas le droit de le traiter comme un traître, c’est « qu’il n’a fait partie d’aucun mouvement contre la résistance antijaponaise, ni ne s’est opposé au Front uni ». Pour ce qui est de Guo Moruo (Kouo Mo-jo), Ryckmans se borne à répéter plusieurs fois ce qu’il dit déjà dans sa préface à l’Autobiographie : l’homme n’est qu’arrivisme et duplicité.

La « preuve » de cela, dit-il, c’est que par deux fois au moins Guo Moruo a travaillé avec le Guomindang, ce qui ne l’a pas empêché de se retrouver du côté des communistes après 1949. L’ennuyeux pour la thèse de Ryckmans, c’est que ces deux fois-là sont très exactement le moment de l’Expédition vers le nord et le moment de la guerre de résistance contre le Japon, tous deux semblables par le fait que le PCC faisait alors alliance avec le Guomindang !

Mais, dame ! pour peu qu’on ne connaisse pas trop bien l’histoire chinoise, ça peut prendre ces trucs-là. Alors allons-y. Et tant pis pour la vérité. Et tant pis pour l’objectivité. Le même argument sert aussi d’ailleurs à l’égard de Mao Zedong qui aurait fait en 1938 l’éloge de Tchang Kai-chek (en admettant que ce texte dont parle notre critique ne soit pas encore un faux, de Leys lui-même ou de ses amis).

Finissons-en. Une telle prose ne mériterait pas qu’on y marche longtemps n’était qu’elle continue à être encensée par des honnêtes gens et d’éminents universitaires plus doués par position pour le libéralisme que pour l’insulte.

La pauvreté des commentaires de La mauvaise herbe se passe de commentaire. J’espère bien toutefois que les admirateurs de Ryckmans-Leys apprécieront la profondeur de son jugement sur le Journal d’un fou.

Savez-vous ce que devient pour Leys-Ryckmans cette virulente dénonciation de l’oppression idéologique transmise de siècle en siècle par les gens au pouvoir et leurs philosophes ? Je vous le donne en mille ! Une « obsession anthropophage » !

Ne peut-on voir là le même inquiétant symptôme d’infantilisme qui se fait jour aussi dans le perpétuel recours à Orwell pour expliquer, triomphalement et comme sans réfutation possible, les mystères de la République populaire de Chine. C’est pitié !

Quel mal il se donne pourtant pour faire tenir ses noix sur un bâton ! Que d’années il lui aura fallu sans aucun doute pour agencer tout ça, pour que ça ait l’air de tenir, de coller, de s’emboîter. Quelle tristesse de voir tant d’énergie perdue pour la justice et pour la vérité ! N’y aura-t-il personne parmi ses amis pour le lui dire et lui enjoindre enfin de se taire ? J’avoue que c’est là mon plus grand étonnement : il trouve des gens de bien pour le supporter, pour l’encenser comme s’il était des leurs.

Puisqu’il sait le chinois, dame ! Et quel chinois ! Et le français ! Et quel français !

Suffit-il donc de savoir le chinois ou le français pour obtenir ipso facto le droit aux coups de chapeau de gens honnêtes alors qu’on ne cesse de dégoiser des insultes contre d’autres honnêtes gens et des menteries si grosses que n’importe quel profane peut les déceler s’il prend la peine de s’informer un peu (par exemple, p. 14 : l’université barrée aux enfants des bourgeois) ?

A vrai dire − on s’en doute − je ne fais que semblant de poser une telle question. Il est vrai que je me la suis posée longtemps mais depuis j’ai vécu. Et j’ai lu Luxun.

Tous les malheurs du monde ne viennent pas des menteurs et des escrocs. Ils viennent des braves gens qui sont bons pour eux. Ainsi disait Luxun : « Le chaos actuel demeurera à tout jamais s’il n’y a pas lutte à mort entre les ténèbres et la lumière, si les honnêtes gens s’obstinent à ne pas voir que l’indulgence donne libre cours au mal, s’ils continuent à absoudre les scélérats». (Un combattant comme ça, p. 99).

Octobre 1975 (Trente-neuvième anniversaire de la mort de Luxun).


Revenir en haut de la page.