3 et 9 juin 1936

La lettre

Cher Monsieur Lou Sin,

Les communistes chinois se sont adonnés à l’aventurisme militaire après l’échec de la Révolution de 1927 au lieu de se replier en ordre pour préparer un retour.

Abandonnant le travail dans les villes, ils ordonnèrent aux membres du Parti de se soulever partout, quoique la marée révolutionnaire en était au reflux, dans l’espoir de transformer les paysans en rouges pour conquérir le pays.

En sept à huit ans, des centaines de milliers de jeunes gens courageux et prometteurs ont été sacrifiés en vertu de cette politique, de sorte qu’aujourd’hui, au moment de la marée haute du mouvement national, les masses urbaines ne disposent pas de dirigeants révolutionnaires et que la prochaine phase de la révolution est reportée à un avenir infiniment lointain.

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Le mouvement des rouges pour la conquête du pays a échoué. Mais les communistes chinois qui suivent aveuglément les ordres des bureaucrates de Moscou viennent d’adopter une « politique nouvelle ».

Ils ont opéré une volte-face, abandonné leur position et durent lancer de nouvelles déclarations et envoyer des délégués négocier avec les bureaucrates, les politiciens et les seigneurs de la guerre, y compris ceux, qui ont massacré les masses, afin de former un « front uni » avec ceux-ci.

Ils ont replié leur propre étendard et embrouillé l’esprit des gens, en faisant accroire que tous ces bureaucrates, politiciens et bourreaux sont des révolutionnaires nationaux qui résisteront aussi au Japon.

Le résultat inévitable est que les masses révolutionnaires seront livrées aux mains de ces bourreaux en vue de massacres ultérieurs. Tous les révolutionnaires chinois rougissent de honte devant ces trahisons perfides des staliniens.

Les libéraux bourgeois et la couche supérieure de la petite bourgeoisie accueillent favorablement la « politique nouvelle » des staliniens.

Rien d’étonnant à cela.

Qu’est-ce qui pouvait mieux faire leur jeu que le prestige traditionnel de Moscou, le sang versé par les rouges chinois et leur force actuelle ?

Mais plus grand sera l’accueil réservé à cette « politique nouvelle », plus grand sera le dommage infligé à la Révolution chinoise.

Notre organisation a fait des progrès continuels depuis 1930 dans le combat pour notre idéal, et cela dans les conditions les plus pénibles.

Nous nous sommes opposés, depuis l’échec de la Révolution, à l’irréflexion des staliniens et avons préconisé une « lutte révolutionnaire démocratique ».

Nous croyons qu’il nous faut tout reprendre à partir du commencement puisque la Révolution a échoué.

Nous n’avons jamais cessé de réunir des cadres révolutionnaires pour étudier la théorie révolutionnaire, de tirer les leçons de la défaite pour éduquer les travailleurs révolutionnaires, afin de donner de fermes fondements à la prochaine phase de la révolution au cours de la période contre-révolutionnaire, qui sera difficile.

Les événements des dernières années ont démontré la justesse de notre ligne politique et de nos méthodes de travail.

Nous étions contre la politique opportuniste et irréfléchie et le système de parti bureaucratique des staliniens.

Maintenant, nous attaquons résolument leur perfide « politique nouvelle ».

C’est pour cette raison que nous sommes rejetés par tous les opportunistes et les bureaucrates du parti.

Est-ce un bonheur, ou un malheur ?

Nous admirons depuis plus de dix ans, Monsieur, votre érudition, vos écrits et votre intégrité morale, car vous seul avez poursuivi le combat pour exprimer sans répit votre propre conception, alors que beaucoup d’hommes pensants tombaient dans le bourbier de l’individualisme.

Ce serait un grand honneur pour nous que vous critiquiez nos vues politiques. Je vous envoie quelques-unes de nos dernières publications, que je vous prie d’accepter et de lire.

Si vous aviez la bonté de nous donner une réponse, remettez-la à Monsieur X, que je passerai voir dans trois jours.

Avec mes meilleurs souhaits,
Tchen X-x

La réponse

9 Juin 1936

Cher Monsieur Tchen,

J’ai reçu votre lettre et les exemplaires de Combat et de L’étincelle que vous m’avez envoyés.

Je suppose que le sens général de votre lettre se résume aux deux points que voici :

Vous calomniez M. Staline et ses collègues en les taxant de bureaucrates, ainsi que M. Mao Tsé-toung et d’autres qui proposent « Que tous les partis s’unissent pour combattre le Japon », en les qualifiant de traîtres à la cause révolutionnaire.

Cela m’« embrouille » vraiment. Car tous les succès remportés par l’U.R.S.S. de Staline ne font-ils pas ressortir le coté pitoyable de l’exil, des pérégrinations et de l’échec de M. Trotsky, qui « forcèrent » celui-ci à accepter, dans sa vieillesse, l’argent de l’ennemi ?

Exilé, il devait avoir des conditions de vie qui ne ressemblaient pas à celles de la Sibérie avant la Révolution, car je doute qu’à l’époque une personne aurait offert ne fût-ce qu’un morceau de pain aux prisonniers.

Il se peut cependant qu’il ne sente pas fort bien à présent, puisque l’Union soviétique a triomphé.

Les faits remportent sur l’emphase ; et personne ne s’attendait à ironie aussi pitoyable. Votre « théorie » est certainement plus sublime que celle de M. Mao Tsé-toung et d’autres : la vôtre plane haut dans le ciel, la leur est terre à terre.

Mais tout admirable que soit cette sublimité, elle est malheureusement la chose même à laquelle les agresseurs japonais feront bon accueil.

Partant, je crains que lorsqu’elle tombera du haut du ciel, elle n’atterrisse à l’endroit le plus répugnant du globe.

Les Japonais saluant vos théories sublimes. Je ne puis m’empêcher de me faire du souci pour vous à la vue de vos publications si bien imprimées.

Comment vous disculperez-vous si quelqu’un venait à répandre délibérément des rumeurs malveillantes vous accusant d’accepter de l’argent des Japonais pour sortir ces publications ?

Cela n’est pas dit en guise de représailles parce que certains d’entre vous se sont joints jadis à d’autres pour m’accuser d’avoir accepté des roubles soviétiques.

Non, je ne m’abaisserais pas à ce point-là, et je ne crois pas que vous vous abaisseriez jusqu’à accepter de l’argent des Japonais pour attaquer la proposition faite par M. Mao Tsé-toung et d’autres en vue de l’unité contre le Japon.

Non, ce n’est pas possible.

Mais je voudrais vous prévenir que votre théorie sublime ne sera pas bien accueillie par le peuple chinois et que votre attitude va à l’encontre des normes morales des Chinois d’aujourd’hui.

Voilà tout ce que j’ai à dire au sujet de vos vues.

Enfin, cette brusque arrivée de votre lettre et de vos périodiques m’a plutôt mis mal à l’aise.

Il doit y avoir à cela une raison.

Le fait provient probablement de ce que certains de mes « compagnons d’armes » m’ont accusé d’avoir commis telles ou telles fautes.

Mais, tout vil que je suis, je ne me sens pas de mèche avec vous.

J’estime que c’est un honneur d’avoir pour camarades ceux qui font actuellement du travail solide, qui ont fermement les pieds sur terre, qui combattent et versent leur sang pour l’existence du peuple chinois.

Excusez-moi si je fais de la présente lettre une lettre ouverte, mais plus de trois jours s’étant écoulés, vous n’irez probablement plus à l’adresse en question pour y prendre ma réponse.

Meilleures salutations,
Lou Sin


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