À l’opposé de l’esprit modernisateur de Jean-Baptiste Colbert, l’Espagne pratiqua une forme totalement décadente de mercantilisme. Si la France était une monarchie absolue, avec une base féodale et une superstructure en contradiction avec sa propre base, tel n’était pas le cas en Espagne, bastion du féodalisme et du catholicisme.

Le processus de conquête espagnol en Amérique se déroula, par conséquent, dans une optique d’esprit étroit, borné, féodal, ce qui aboutit au fétichisme complet pour l’or. C’est la fameuse figure du conquistador avec son obsession pour ce métal précieux.

Adam Smith, dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, raconte ainsi :

theorie.jpg« Quelque temps après la découverte de l’Amérique, quand les Espagnols abordaient sur une côte inconnue, leur premier soin était ordinairement de s’informer si on trouvait de l’or et de l’argent dans les environs. Sur la réponse qu’ils recevaient, ils jugeaient si le pays méritait qu’ils y fissent un établissement, ou bien s’il ne valait pas la peine d’être conquis (…).

L’Espagne et le Portugal, possesseurs des principales mines qui fournissent l’Europe de ces métaux, en ont prohibé l’exportation sous les peines les plus graves, ou l’ont assujettie à des droits énormes. Il paraît que la même prohibition a fait anciennement partie de la politique de la plupart des autres nations de l’Europe (…).

Quand la quantité d’or et d’argent importée dans un pays excède la demande effective, toute la vigilance du gouvernement ne saurait en empêcher l’exportation.

Toutes les lois sanguinaires de l’Espagne et du Portugal sont impuissantes pour retenir dans ces pays leur or et leur argent. Les importations continuelles du Pérou et du Brésil excèdent la demande effective de l’Espagne et du Portugal, et y font baisser le prix de ces métaux au-dessous de celui des pays voisins. »

Cependant, par une lecture féodale, l’Espagne ne pouvait pas comprendre la nature de la valeur, le sens de la production et de l’argent comme intermédiaire dans les échanges.

L’or apparaissait comme la richesse en soi et de fait, la « découverte » de l’Amérique eut comme conséquence la multiplication par huit de la quantité d’or présente en Europe, un processus s’accélérant toujours plus au XVIIe et XVIIIe siècle.

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Cela aboutit à une perte de valeur de l’or, en raison de son surplus, cela d’autant plus dans un pays féodal comme l’Espagne, qui en plus s’opposait aux exportations. L’Espagne s’enfonça alors encore plus dans la crise avec son mercantilisme qui fut appelé par la suite le « bullionisme », forgé à partir du terme anglais pour lingot.

L’or était entreposé, il ne participait même pas à la circulation, de la même manière qu’avec Harpagon dans L’avare de Molière.

Il exista une opposition mercantiliste en tant que telle, défendant le même point de vue que Jean-Baptiste Colbert en France : celle des arbitristas, de personnes faisant des projets : ils ne furent pas écoutés et sous l’impulsion de l’auteur baroque Francisco de Quevedo, le terme servit à désigner ceux qui font des projets abstraits, velléitaires.

La situation fut relativement différente en Allemagne. Le mercantilisme y sera qualifié de « caméralisme », terme venant du mot « Kammerkollegium » (« collège de la chambre ») regroupant les hauts fonctionnaires d’un prince, dans une Allemagne encore entièrement morcelée.

Les hauts fonctionnaires géraient les domaines princiers et leur mercantilisme s’y limitait par conséquent, dans la mesure où il n’y avait pas d’État national unifié.

Pire encore, les hauts fonctionnaires combinaient responsabilités policières et économiques, associant les unes aux autres, encadrant de ce fait la société de manière particulièrement réactionnaire.

Il s’ensuivra une mentalité résolument servile, que la Prusse récupérera au moment de l’unification allemande, et que Heinrich Mann décrira de manière acerbe dans son roman Le Sujet de l’Empereur.

Ce fait fut renforcé par l’absence d’intégration des pays allemands au commerce maritime international. Cette situation d’isolement provoqua une angoisse réactionnaire d’autant plus forte qu’avec la guerre de trente ans (1618-1648), la population de 17 millions de personnes avait reculé de 30 à 40 %.

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Le projet de Johann Heinrich Gottlob von Justi au XVIIIe siècle – une monarchie absolue dans une Allemagne unifiée reconnaissait la propriété privée – apparaissait comme un rêve impossible.

La Prusse fut ici le moteur de la contre-perspective, pavant la voie au « chemin à part » de l’Allemagne, avec les « sciences caméralistes » instaurées de manière universitaire en 1727.

Cette partie de l’Allemagne apparut d’autant plus comme modèle que le « roi-soldat » Frédéric-Guillaume Ier de Prusse mit en place une sorte de mercantilisme militarisé, visant l’autarcie avec une aristocratie devant se tourner vers une sorte de sobriété militaire et de génération d’un capitalisme par en haut.

Il y a ici un moment-clef dans ce qui produira par la suite le national-socialisme.

Une situation très similaire exista en Autriche, pays unifié mais à la tête d’un empire morcelé et caractérisé par un catholicisme virulent. Les projets du chimiste allemand Johann Joachim Becher de mise en place d’un système de manufactures organisé par en haut échoua, notamment en raison de l’invasion turque.

Dans la foulée, Philip Wilhelm von Hornick publia un Österreich über alles, wenn es nur will (L’Autriche au-dessus de tout, si elle le veut seulement), cherchant à formuler un mercantilisme se focalisant sur les ressources et l’argent, avec à l’arrière-plan l’importance de maintenir viable une armée fonctionnelle afin de maintenir le régime.

Pareillement qu’en Allemagne, toute une littérature fut produite pour dénoncer les mentalités étroites, obséquieuses qui en ressortaient (Lieutenant Gustl d’Arthur Schnitzler, La marche de Radetzky de Joseph Roth, etc.).


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