MATERIALISME. Un des deux principaux courants philosophiques, qui résout scientifiquement le problème fondamental de la philosophie, celui du rapport entre la pensée et l’être.
Contrairement à l’idéalisme, le matérialisme considère la matière comme donnée première et la conscience, la pensée, comme donnée seconde. La forme supérieure du matérialisme, c’est le matérialisme philosophique marxiste (V.) qui a surmonté toutes les insuffisances et faiblesses des doctrines matérialistes antérieures.
Le matérialisme, qui s’appuie sur la science, a toujours été la conception du monde des classes sociales avancées luttant pour le progrès et intéressées au développement des sciences.
Le matérialisme est né dans les pays de l’Orient antique : la Babylonie, l’Egypte, l’Inde et la Chine ; à la fin du VIIe et au début du VIe siècle avant notre ère, à l’époque de la formation des villes grecques avec leur artisanat et leur commerce florissant, il se développa dans les colonies ioniennes de la Grèce.
Les systèmes matérialistes des penseurs de la Grèce antique, qui étaient en même temps des naturalistes, sont liés étroitement aux premiers progrès de la science. Les philosophes ioniens, de l’école de Milet (V.) en particulier (Thalès, Anaximandre, Anaximène), professaient un matérialisme primitif et une dialectique naïve. Le problème fondamental de leurs systèmes était celui du principe premier, de la matière originelle.
Pour Thalès (V.) les choses provenaient de l’eau, pour Anaximandre, d’une matière indéfinie, l’« apeiron », pour Anaximène, de l’air. D’après Héraclite (V.) l’univers fut, est et sera toujours un feu vivant qui s’embrase et s’éteint perpétuellement.
Dans sa caractéristique de la philosophie ionienne, Engels disait : «… Nous voyons déjà tout à fait se dessiner le matérialisme naturel spontané qui, au premier stade de son développement, considère tout naturellement comme allant de soi l’unité dans l’infinie diversité des phénomènes naturels et la cherche dans quelque chose de nettement physique, dans un corps particulier, comme Thaïes dans l’eau » (« Dialectique de la nature », P. 1952, p. 187).
En posant à la base du monde divers éléments matériels, les philosophes de la Grèce antique le considéraient comme un tout uni, comme un processus infini de changements et de transformations de ces éléments. Selon l’expression d’Engels, ils étaient tous des dialecticiens nés, pour qui l’idée de la liaison des phénomènes était le résultat de l’observation immédiate.
Ce point de vue naïf mais juste quant au fond fut formulé avec le plus de force par Héraclite. Les progrès ultérieurs du matérialisme se rattachent avant tout aux noms d’Anaxagore (V.), Empédocle (V.), Démocrite (V.), Epicure (V.) et Lucrèce (V.).
Démocrite, Epicure et Lucrèce étaient des atomistes. D’après eux, le fondement de toutes choses est constitué par des atomes, particules matérielles de formes variées, indivisibles et impénétrables, qui se déplacent dans un vide infini et dont les combinaisons engendrent toute la diversité des phénomènes naturels. Les univers sont innombrables et tirent leur origine du tourbillonnement des atomes.
Les uns surgissent, d’autres périssent. Le matérialisme atomistique de Démocrite, d’Epicure et de Lucrèce était dirigé contre l’idée de l’intervention divine dans les destinées du monde et, d’une façon générale, contre les superstitions. Ces philosophes niaient l’immortalité de l’âme qu’ils considéraient comme une chose matérielle, composée d’atomes très légers.
Le moyen âge est dominé par l’idéalisme et la scolastique La philosophie devient la servante de la théologie. Quelques tendances matérialistes se manifestent chez les nominalistes (V. Nominalisme ; Occam), qui affirment, à rencontre des « réalistes », que les idées générales ne sont pas antérieures aux choses et servent uniquement à désigner les objets concrets.
Le déclin de la société féodale et la naissance du mode de production capitaliste stimulent le progrès de la science et le regain du matérialisme. Les grandes découvertes géographiques de la fin du XVe et du début du XVIe siècle (découvertes de l’Amérique, de la voie maritime des Indes, voyages autour du monde) montrent la sphéricité de la terre.
L’éminent savant polonais Copernic (V.) renverse le système de Ptolémée défendu par l’Eglise et selon lequel la terre serait un corps fixe placé au centre de l’univers. Son système héliocentrique porte un coup foudroyant à la conception médiévale du monde.
Kepler (1571-1630) et Galilée (V.) perfectionnent ce système scientifique en dépit de sa condamnation par l’Eglise et des répressions brutales dont furent l’objet ses défenseurs.
La philosophie matérialiste de la nouvelle période fit le bilan des acquisitions de la pensée scientifique, s’éleva contre la scolastique et les dogmes de l’Eglise, se tourna vers l’expérience, son vrai maître, et vers la nature, objet authentique de la philosophie.
Ce matérialisme était l’idéologie d’une classe nouvelle, la bourgeoisie, qui évinça les féodaux. Le philosophe anglais F. Bacon (V.) fut le fondateur du matérialisme moderne. Il fut l’ennemi de la scolastique, le défenseur de la connaissance expérimentale ; les sensations, l’expérience étaient pour lui la source de nos connaissances.
Malgré ses tendances mécanistes, son matérialisme n’a pas le caractère unilatéral qu’il aura chez Hobbes (V.). Marx écrivait que chez Hobbes qui systématisa le matérialisme de Bacon, la matérialité « devient la matérialité abstraite du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique ; la géométrie est proclamée la science principale » (Marx/Engels : Gesamtausgabe, Erste Abteilung. Bd. 3, B. 1932, S. 305).
Descartes (V.) développe dans sa physique le matérialisme mécaniste (V.) tout en restant dualiste en philosophie.
Gassendi (V.) remet à l’honneur le matérialisme atomistique d’Epicure et lutte contre la métaphysique idéaliste de Descartes.
Le grand philosophe hollandais Spinoza (V.) surmonte le dualisme de Descartes et soutient que la nature est la substance unique dont l’étendue et la pensée sont les attributs. La substance, « causa sui », exprime l’unité du monde, lequel s’explique par lui-même.
En dépit de ses faiblesses, la philosophie de Spinoza marque un grand pas en avant dans le progrès du matérialisme.
La théorie matérialiste de la connaissance du XVIIIe siècle doit beaucoup à Locke (V.), qui malgré ses concessions à l’idéalisme et à l’agnosticisme, développe la thèse matérialiste selon laquelle les perceptions sensorielles du monde extérieur constituent la source de la connaissance.
Le philosophe anglais Toland (V.), qui considérait le mouvement comme attribut essentiel de la matière, exerça lui aussi une grande influence sur le développement du matérialisme.
Le matérialisme français (La Mettrie — V., Holbach — V., Diderot — V., Helvétius — V. et d’autres) qui systématisa les acquisitions des sciences de la nature du XVIIe et du XVIIIe siècle et devint, à la veille de la Révolution française, l’arme théorique de la bourgeoisie révolutionnaire dans sa lutte contre l’idéologie féodale, se distingue par son caractère avancé et combatif.
Les matérialistes français, champions du progrès scientifique, s’élèvent contre l’obscurantisme religieux, contre la métaphysique idéaliste. Mais le matérialisme français ne dépasse pas le cadre du matérialisme métaphysique, de la conception mécaniste du mouvement d’après laquelle tous les changements de la nature représentent un progrès purement quantitatif.
Les matérialistes français, comme d’ailleurs tous leurs prédécesseurs, s’en tiennent à une explication idéaliste des phénomènes sociaux.
Le matérialisme philosophique et la science matérialiste du XVIIIe siècle doivent beaucoup au grand savant russe Lomonossov (V.) et à l’éminent philosophe russe Radichtchev (V.). La loi de la conservation de la matière et du mouvement révélée par Lomonossov ainsi que d’autres découvertes de ce savant en physique, chimie, etc., accusaient une tendance rigoureusement matérialiste, sapaient les fondements de l’idéalisme.
Les thèses soutenues par Lomonossov contenaient d’importants éléments de dialectique. Le champion de la lutte contre le servage. Radichtchev, a porté des coups sensibles à l’idéalisme par son livre « De l’homme, de sa mortalité et de son immortalité ».
Le philosophe allemand Ludwig Feuerbach (V.) qui un remarquable représentant du matérialisme d’avant Marx. En combattant l’idéalisme de Hegel (V.), Feuerbach soutient que la nature existe indépendamment de la conscience, que l’homme est un produit de la nature.
Cependant, il considère l’homme comme un être abstrait, l’homme en général, et non comme un être social et historique concret transformant le monde qui l’entoure. Ne comprenant pas l’importance de la pratique sociale, Feuerbach resta un matérialiste contemplatif et un idéaliste dans l’explication des phénomènes sociaux.
Il fit une critique sévère de la religion, mais, incapable de déceler ses racines sociales, il proclama une religion nouvelle, celle du cœur et de l’amour. En rejetant l’idéalisme de Hegel, il rejeta en même temps sa dialectique.
Le matérialisme d’avant Marx atteint son apogée dans l’œuvre des grands penseurs russes du XIXe siècle Biélinski (V.), Herzen (V.), Tchernychevski (V.), Dobrolioubov (V.). Porte-parole des intérêts de la paysannerie, ces penseurs furent des champions de la lutte contre le servage et l’exploitation bourgeoise.
C’est ce qui leur a permis d’éliminer les défauts et l’étroitesse du matérialisme antérieur. Loin d’être passif et contemplatif, le matérialisme de Tchernychevski et de Dobrolioubov a été une arme, le drapeau de la lutte révolutionnaire contre l’oppression du peuple, l’idéologie de la révolution paysanne.
Contrairement à Feuerbach, les matérialistes russes ne rejetaient pas la dialectique hégélienne mais utilisaient ses éléments positifs et s’efforçaient de l’infléchir dans un sens matérialiste. Ils luttèrent résolument contre la religion.
Un de leurs grands mérites, c’est d’avoir créé une esthétique matérialiste, une éthique révolutionnaire, etc. Les circonstances objectives n’ont cependant pas permis à ces penseurs de dépasser entièrement l’étroitesse métaphysique de l’ancien matérialisme, d’appliquer le matérialisme philosophique à l’explication delà vie sociale ni de s’élever jusqu’au matérialisme dialectique.
Seuls Marx et Engels, idéologues du prolétariat, c’est-à-dire de l’unique classe révolutionnaire conséquente, ont refondu dans un esprit critique tout ce qu’il y avait de précieux dans la pensée scientifique et philosophique antérieure, et ont créé la forme supérieure du matérialisme, la seule scientifique, le matérialisme, dialectique (V.).
Le matérialisme philosophique marxiste n’est pas un simple prolongement de l’ancien matérialisme, mais signifie un « bond » dans le développement de la pensée humaine, le passage à un état qualitatif nouveau. Le matérialisme de Marx et d’Engels a surmonté l’étroitesse de l’ancien matérialisme en gardant tout ce qu’il y avait de valable dans ce dernier.
Le matérialisme marxiste est lié organiquement à la théorie dialectique du devenir. C’est un matérialisme dialectique. Les quelques tentatives des philosophes et des savants bourgeois faites pour ressusciter les anciennes formes — mécanistes et métaphysiques — du matérialisme (Büchner, Vogt, Moleschott, matérialistes vulgaires allemands des années 50 du XIXe siècle) ont été battues en brèche par Marx, Engels et Lénine.
Marx et Engels ont créé le matérialisme historique (V.) en appliquant le matérialisme à la connaissance de la société. L’essence du matérialisme marxiste comme idéologie du prolétariat révolutionnaire est exprimée avec éclat dans une des thèses de Marx sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter différemment le monde ; mais il s’agit de le transformer » (Marx : « Thèses sur Feuerbach » in Engels : « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande » M. 1946, p. 74).
C’est l’essence même du matérialisme philosophique marxiste qui détermine son efficacité révolutionnaire, sa combativité, son esprit de parti, sa liaison organique avec le socialisme prolétarien.
MATERIALISME DES SCIENCES DE LA NATURE (matérialisme spontané). « Conviction spontanée, diffuse, philosophiquement inconsciente, qu’a l’immense majorité des savants, de la réalité objective du monde extérieur reflété par notre conscience » (Lénine : « Matérialisme et empiriocriticisme », M. 1952, p. 404).
Dans « Matérialisme et empiriocriticisme » Lénine cite l’exemple du matérialiste spontané E. Haeckel (V.), auteur du livre « Enigmes de l’Univers », qui sans se réclamer du matérialisme, s’appuyait sur la science, en tirait des conclusions matérialistes et démontrait par là la légitimité du matérialisme des sciences de la nature.
La conviction que le monde est matériel et qu’il existe en dehors et indépendamment de notre conscience est la conviction empirique de tout homme de bon sens. Mais le matérialisme des sciences de la nature, matérialisme spontané, inconscient, peut conduire à l’empirisme vulgaire et au positivisme (V.).
Les idéalistes profitent de la faiblesse du matérialisme spontané pour le dévier vers les positions de l’idéalisme philosophique Dans « Matérialisme et empiriocriticisme », Lénine souligne comme l’une des principales causes de la crise des sciences de la nature l’incapacité des savants de donner une interprétation philosophique des dernières acquisitions de la science.
Cette crise ne peut être surmonté qu’en passant du matérialisme spontané, de l’ancien matérialisme métaphysique et mécaniste, au matérialisme conscient, dialectique.
Dans son article « Du rôle du matérialisme militant », Lénine appelle les matérialistes dialecticiens à consolider leur union avec les savants enclins à adopter le matérialisme, à élever le matérialisme spontané de ceux-ci au niveau du matérialisme dialectique conscient.
Lénine écrit qu’« à défaut d’une base philosophique solide, il n’est point de sciences naturelles ni de matérialisme qui puissent soutenir la lutte contre l’envahissement des idées bourgeoises et une renaissance de la conception bourgeoise du monde.
Pour soutenir cette lutte et la mener à bonne fin, le naturaliste doit être un matérialiste au sens moderne du mot, un partisan conscient du matérialisme représenté par Marx, c’est-à-dire qu’il doit être un matérialiste dialecticien » (Lénine : Marx-Engels-marxisme. M. 1954. p. 606).