Mao Zedong
Entretien avec la journaliste américaine Anna Louise Strong1
Août 1946

A. L. Strong : Pensez-vous qu’on puisse espérer un règlement politique, pacifique des problèmes de la Chine dans un proche avenir ?

Mao Zedong : Cela dépend de l’attitude du gouvernement des Etats-Unis. Si le peuple américain retient le bras des réactionnaires américains qui aident Tchiang Kaï-chek à mener la guerre civile, on peut espérer la paix.

Question : A supposer que les Etats-Unis n’accordent plus d’aide à Tchiang Kaï-chek en dehors de ce qu’ils lui ont déjà donné2, combien de temps Tchiang Kaï-chek pourra-t-il continuer la guerre ?

Réponse : Plus d’un an.

Question : Tchiang Kaï-chek peut-il, économiquement, tenir si longtemps ?

Réponse : Il le peut.

Question : Et si les États-Unis faisaient savoir clairement qu’ils n’accorderont plus d’aide à Tchiang Kaï-chek à partir de maintenant ?

Réponse : Pour le moment, rien ne laisse prévoir que le gouvernement américain et Tchiang Kaï-chek aient le moindre désir d’arrêter prochainement la guerre.

Question : Combien de temps le Parti communiste peut-il tenir ?

Réponse : Pour autant qu’il s’agit de nos propres désirs, nous ne demandons pas à nous battre même un seul jour. Mais si les circonstances nous y obligent, nous pouvons nous battre jusqu’au bout.

Question : Si le peuple américain demande pourquoi le Parti communiste se bat, que dois-je répondre ?

Réponse : Parce que Tchiang Kaï-chek veut massacrer le peuple chinois et que, pour survivre, le peuple doit se défendre. Cela, le peuple américain peut le comprendre.

Question : Que pensez-vous de l’éventualité d’une guerre des États-Unis contre l’Union soviétique ?

Réponse : La propagande pour une guerre contre l’Union soviétique présente un double aspect. D’une part, l’impérialisme américain prépare effectivement une guerre contre l’Union soviétique ; la propagande actuelle pour une guerre antisoviétique, comme toute autre propagande antisoviétique, constitue une préparation politique à une telle guerre. D’autre part, cette propagande est l’écran de fumée tendu par les réactionnaires américains pour couvrir de nombreuses contradictions réelles auxquelles l’impérialisme américain se heurte directement aujourd’hui. Ce sont les contradictions entre les réactionnaires américains et le peuple américain, et les contradictions qui opposent les États-Unis impérialistes à d’autres pays capitalistes et aux pays coloniaux et semi-coloniaux. A l’heure actuelle, le slogan d’une guerre contre l’Union soviétique lancé par les États-Unis signifie en fait l’oppression du peuple américain et l’expansion des forces agressives des États-Unis dans le monde capitaliste. Comme vous le savez, Hitler et ses partenaires, les militaristes japonais, ont longtemps utilisé des slogans antisoviétiques comme prétexte pour asservir le peuple de leur pays et pour se livrer à des agressions contre d’autres pays. Aujourd’hui, les réactionnaires américains agissent exactement de la même manière.

Pour déclencher une guerre, les réactionnaires américains doivent d’abord s’attaquer au peuple américain. Ils le font déjà : ils oppriment politiquement et économiquement les ouvriers et les milieux démocratiques des États-Unis et se préparent à instaurer le fascisme dans leur pays. Le peuple des États-Unis doit se lever pour résister aux attaques des réactionnaires américains. Je suis persuadé qu’il le fera.

Une zone très vaste englobant de nombreux pays capitalistes, coloniaux et semi-coloniaux en Europe, en Asie et en Afrique sépare les États-Unis de l’Union soviétique. Avant que les réactionnaires américains n’aient assujetti ces pays, une attaque contre l’Union soviétique est hors de question. Dans le Pacifique, les Etats-Unis contrôlent maintenant des régions plus étendues que l’ensemble de toutes les anciennes sphères d’influence qu’y possédait la Grande-Bretagne ; ils contrôlent le Japon, la partie de la Chine soumise à la domination du Kuomintang, la moitié de la Corée et le Pacifique Sud. Ils contrôlent depuis longtemps l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud. Ils cherchent en outre à contrôler tout l’Empire britannique et l’Europe occidentale. Sous divers prétextes, les Etats-Unis prennent des dispositions militaires de grande envergure et établissent des bases militaires dans de nombreux pays. Les réactionnaires américains disent que les bases militaires qu’ils ont établies et celles qu’ils se préparent à établir partout dans le monde sont toutes dirigées contre l’Union soviétique. Certes, elles visent l’Union soviétique. Mais pour le moment, ce n’est pas l’Union soviétique mais bien les pays où ces bases militaires se trouvent établies qui ont à souffrir les premiers de l’agression des États-Unis. Je crois que ces pays ne tarderont pas à comprendre qui, de l’Union soviétique ou des Etats-Unis, les opprime vraiment. Le jour viendra où les réactionnaires américains s’apercevront qu’ils ont contre eux les peuples du monde entier.

Bien entendu, je ne veux pas dire que les réactionnaires américains n’aient pas l’intention d’attaquer l’Union soviétique. L’Union soviétique est le défenseur de la paix mondiale, elle est un puissant facteur qui fait obstacle à la conquête de l’hégémonie mondiale par les réactionnaires américains. Du fait de l’existence de l’Union soviétique, il est absolument impossible aux réactionnaires des Etats-Unis et du monde entier de réaliser leurs ambitions. C’est pourquoi les réactionnaires américains vouent une haine implacable à l’Union soviétique et rêvent effectivement de détruire cet Etat socialiste. Mais les réactionnaires américains font aujourd’hui, peu après la fin de la Seconde guerre mondiale, un tel tapage à propos d’une guerre américano-soviétique — au point d’empoisonner l’atmosphère internationale — que nous sommes obligés d’examiner de plus près leurs véritables intentions. Il apparaît alors que, sous le couvert de slogans antisoviétiques, ils se livrent à des attaques frénétiques contre les ouvriers et les milieux démocratiques de leur pays et transforment en dépendances américaines tous les pays visés par l’expansion des Etats-Unis. A mon avis, le peuple américain et les peuples de tous les pays menacés par l’agression américaine doivent s’unir et lutter contre les attaques des réactionnaires américains et de leurs laquais dans ces pays. Seule la victoire remportée dans cette lutte permettra d’éviter une troisième guerre mondiale ; sinon celle-ci est inévitable.

Question : Tout cela est très clair. Mais supposez que les États-Unis emploient la bombe atomique ? Supposez que les États-Unis bombardent l’Union soviétique en partant de leurs bases en Islande, à Okinawa et en Chine ?

Réponse : La bombe atomique est un tigre en papier dont les réactionnaires américains se servent pour effrayer les gens. Elle a l’air terrible, mais en fait, elle ne l’est pas. Bien sûr, la bombe atomique est une arme qui peut faire d’immenses massacres, mais c’est le peuple qui décide de l’issue d’une guerre, et non une ou deux armes nouvelles. Tous les réactionnaires sont des tigres en papier. En apparence, ils sont terribles, mais en réalité, ils ne sont pas si puissants. A envisager les choses du point de vue de l’avenir, c’est le peuple qui est vraiment puissant, et non les réactionnaires. En Russie, avant la Révolution de Février 1917, de quel côté était réellement la force ? En apparence, le tsar était fort ; mais il fut balayé par le coup de vent de la Révolution de Février. En dernière analyse, la force en Russie était du côté des Soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats. Le tsar n’était qu’un tigre en papier. Hitler n’a-t-il pas passé pour très fort ? Mais l’Histoire a prouvé qu’il était un tigre en papier. De même Mussolini, de même l’impérialisme japonais. Par contre, l’Union soviétique et les peuples épris de démocratie et de liberté de tous les pays se sont révélés beaucoup plus puissants qu’on ne l’avait prévu.

Tchiang Kaï-chek et les réactionnaires américains qui le soutiennent sont aussi des tigres en papier. En parlant de l’impérialisme américain, il y a des gens qui semblent le croire terriblement fort et les réactionnaires chinois se servent de cette “force” des États-Unis pour effrayer le peuple chinois. Mais la preuve sera faite que les réactionnaires américains, comme tous les réactionnaires dans l’histoire, ne sont pas si forts que cela. Aux États-Unis, ce sont d’autres qui détiennent la force véritable : le peuple américain.

Prenez le cas de la Chine. Nous n’avons que millet et fusils pour toute ressource, mais l’Histoire prouvera en fin de compte que notre millet et nos fusils sont plus puissants que les avions et les tanks de Tchiang Kaï-chek. Bien que le peuple chinois ait encore à faire face à beaucoup de difficultés et doive souffrir longtemps encore sous les coups des attaques conjuguées de l’impérialisme américain et des réactionnaires chinois, le jour viendra où ces réactionnaires seront battus et où nous serons victorieux. La raison en est simple : les réactionnaires représentent la réaction, nous représentons le progrès.

 

  1. Ce texte contient de très importantes déclarations faites par le camarade Mao Zegong sur la situation internationale et intérieure, peu après la fin de la Seconde guerre mondiale. Le camarade Mao Zedong y expose sa célèbre thèse : “Tous les réactionnaires sont des tigres en papier.” Cette thèse a armé idéologiquement notre peuple, renforcé sa confiance dans la victoire et joué un rôle extrêmement grand dans la Guerre de Libération populaire. Tout comme Lénine tenait l’impérialisme pour un “colosse aux pieds d’argile”, le camarade Mao Zedong considère l’impérialisme et tous les réactionnaires comme des tigres en papier ; tous deux ont envisagé les choses dans leur essence. Cette thèse est une pensée stratégique fondamentale pour un peuple révolutionnaire. Depuis la période de la Deuxième guerre civile révolutionnaire, le camarade Mao Zedong l’a maintes fois souligné: du point de vue stratégique, à envisager l’ensemble, les révolutionnaires doivent mépriser l’ennemi, oser le combattre et oser arracher la victoire; en même temps, du point de vue tactique, à envisager chaque partie prise en elle-même, chaque lutte concrète, ils doivent tenir sérieusement compte de l’ennemi, agir avec prudence, étudier et perfectionner l’art de la lutte et, selon le moment, le lieu et les conditions, adopter les formes de lutte appropriées, afin d’isoler et d’anéantir graduellement l’ennemi. Le 1er décembre 1958, au cours de la réunion du Bureau politique du Comité central du Parti communiste chinois à Woutchang, le camarade Mao Zedong a déclaré : De même qu’il n’y a aucune chose au monde dont la nature ne soit double (c’est la loi de l’unité des contraires), de même l’impérialisme et tous les réactionnaires ont une double nature — ils sont de vrais tigres et en même temps des tigres en papier. Dans le passé, la classe des propriétaires d’esclaves, la classe féodale des propriétaires fonciers et la bourgeoisie furent, avant leur conquête du pouvoir et quelque temps après, pleines de vitalité, révolutionnaires et progressistes ; c’étaient de vrais tigres. Mais, dans la période postérieure, comme leurs antagonistes — la classe des esclaves, la classe paysanne et le prolétariat — grandissaient et engageaient la lutte contre elles, une lutte de plus en plus violente, ces classes régnantes se sont transformées peu à peu en leur contraire, sont devenues réactionnaires, rétrogrades, des tigres en papier. Et, en fin de compte, elles ont été renversées par le peuple ou le seront un jour. Même dans la lutte à outrance que leur livrait le peuple, ces classes réactionnaires, rétrogrades, décadentes avaient encore cette double nature. En un sens, elles étaient de vrais tigres ; elles dévoraient les gens, les dévoraient par millions et par dizaines de millions. La lutte populaire traversait une période de difficultés et d’épreuves, et son chemin faisait bien des tours et détours. Le peuple chinois a dû consacrer plus de cent ans à la lutte pour liquider la domination en Chine de l’impérialisme, du féodalisme et du capitalisme bureaucratique, et donner des dizaines de millions de vies humaines, avant de parvenir à la victoire en 1949. Voyez, n’étaient-ce pas des tigres vivants, des tigres de fer, de vrais tigres ? Mais, en fin de compte, ils sont devenus des tigres en papier, des tigres morts, des tigres en fromage de soya. Ce sont là des faits historiques. Est-ce qu’on ne les a pas vus, est-ce qu’on n’en a pas entendu parler ? En vérité, il y en a eu des milliers et des dizaines de milliers ! Des milliers et des dizaines de milliers ! Ainsi, considérés dans leur essence, du point de vue de l’avenir et sous l’angle stratégique, l’impérialisme et tous les réactionnaires doivent être tenus pour ce qu’ils sont : des tigres en papier. C’est là-dessus que se fonde notre pensée stratégique. D’autre part, ils sont aussi des tigres vivants, des tigres de fer, de vrais tigres ; ils mangent les hommes. C’est là-dessus que se fonde notre pensée tactique. Sur la nécessité de mépriser l’ennemi du point de vue stratégique et d’en tenir sérieusement compte du point de vue tactique, voir “Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine”, chapitre V, section 6, Œuvres choisies de Mao Zedong, tome I, et “Sur quelques questions importantes de la politique actuelle du Parti”, section I, pp. 187-188 du présent tome.
  2. Pour aider Tchiang Kaï-chek à déclencher la guerre civile contre le peuple, les impérialistes américains ont fourni à son gouvernement une aide énorme. A la fin de juin 1946, les États-Unis avaient équipé 45 divisions du Kuomintang. Ils avaient instruit 150.000 hommes du personnel militaire du Kuomintang — forces terrestres, navales et aériennes, agents secrets, police des communications, officiers d’état-major, personnel du service de santé, personnel de l’Intendance, etc. Des navires de guerre et des avions américains transportèrent sur le front des régions libérées 14 corps d’armée du Kuomintang (soit 41 divisions) et 8 brigades du corps de la police des communications, au total plus de 540.000 hommes. Le gouvernement américain fit débarquer en Chine 90.000 fusiliers marins qu’il cantonna dans des villes importantes comme Changhaï, Tsingtao, Tientsin, Peiping et Tsinhouangtao, et qui gardèrent en Chine du Nord les lignes de communication pour le Kuomintang. Selon les données révélées dans Relations des États-Unis avec la Chine, Livre blanc publié par le Département d’Etat américain le 5 août 1949, la valeur globale de l’aide fournie au gouvernement de Tchiang Kaï-chek sous différentes formes, depuis la Guerre de Résistance contre le Japon jusqu’en 1948, s’élève à plus de 4.500 millions de dollars américains (la plus grande partie de l’aide américaine fournie pendant la Guerre de Résistance avait été stockée par le Kuomintang en vue d’une guerre civile ultérieure contre le peuple). Mais le montant réel de l’aide américaine à Tchiang Kaï-chek dépasse de loin ce chiffre. Le Livre blanc américain admet que l’aide des Etats-Unis équivalait à “plus de 50 pour cent des dépenses monétaires” du gouvernement de Tchiang Kaï-chek et qu’elle était, “par rapport au budget de ce gouvernement, proportionnellement plus importante que l’aide fournie par les Etats-Unis à n’importe quel pays d’Europe occidentale, depuis la fin de la guerre”.

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