Les modes de production ne sont pas séparés par une muraille de Chine ; l’Histoire avance par couches contradictoires, où tout s’entremêle, même s’il y a une tendance principale. Dans le cheminement inégal de l’Histoire, on a un bédouin qui s’est retrouvé à l’intersection de plusieurs de ces couches.
Vivant parmi les clans, dans un environnement esclavagiste peu développé et tourné vers le commerce régional, Mahomet a été frappé par la vague monothéiste qui a suivi l’émergence du christianisme.
Il a vécu en lui une contradiction : il a voulu un Dieu unique, mais ce qui l’entourait relevait de l’animisme polythéiste et il n’y avait pas de force unificatrice capable de transcender les divisions pour porter une certaine unité.
C’est là où son rêve de Dieu unique s’est confondu avec le regroupement des tribus arabes. Une idéologie extérieure s’alignait sur une situation interne – en contrecoup les Arabes passaient d’un esclavagisme arriéré au féodalisme, qu’il fallait par contre alimenter à coups de conquêtes.
Le développement inégal produisait avec Mahomet une nouvelle couche s’intercalant entre les autres couches historiques.
C’est pourquoi Mahomet et le Coran semblent sortir de nulle part, et son peuple, les Arabes, semblent pareillement faire une irruption subite, inattendue, victorieuse qui plus est. En quelques siècles, l’Islam acquiert un prestige immense et les Arabes passent au cœur d’une civilisation à cheval sur trois continents : l’Europe, l’Afrique, l’Asie.
Ce qui semble mystérieux possède en réalité une nature qualitative de grande envergure. Mahomet a fait un pari humain incroyable, et il l’a réussi. Voici quelle a été son entreprise. L’époque où il vit est celle où les Arabes vivent en clans de manière arriérée. Leur religion est un polythéisme animiste, où chaque clan a son dieu de prédilection, les dieux s’empilant à La Mecque.
On est ici dans un cadre patriarcal traditionnel, nécessairement semi-esclavagiste mais où tout est éparpillé, divisé, sans unité. Dans l’Islam, on appelle jahiliyya, « l’époque de l’ignorance », cette période précédant Mahomet.
Cependant, la clef est précisément à ce niveau. Il ne faut pas croire que Mahomet ait rompu avec la période précédente, pour apporter une nouvelle loi. En réalité, il est une figure historique du plus haut niveau, car il combine justement le polythéisme animiste avec le monothéisme, en faisant en sorte de « sauter » toutes les étapes intermédiaires.
C’est de là que vient la charge incroyable de l’Islam. Quand on lit le Coran, on est frappé de l’incohérence continue qu’on y trouve. Il y a une célébration des étoiles et en même temps un appel à l’unicité divine la plus complète. Il y a des avertissements ininterrompus et violents sur les châtiments de l’enfer et en même temps une véritable poésie naturaliste.
Toute la contradiction interne de l’Islam se trouve justement dans la figure de Mahomet, d’où son immense prestige. Il a assumé la dimension polythéiste animiste pré-islamique et, sans la supprimer ni la dépasser, l’a intégré dans le monothéisme.
Il n’y avait qu’un seul moyen pour cela : prétendre compiler l’univers entier dans un livre, dont les formules seraient non seulement de Dieu, mais coexistantes à Dieu de toute éternité. Le Coran est inséparable de Dieu, et Dieu du Coran.
La raison est que tout l’équilibre de l’Islam tient dans la contradiction productive entre le naturalisme généralisé propre au polythéisme animiste et une démarche juridique-moraliste relevant du monothéisme.
Il faut en effet bien avoir en tête que si le polythéisme animiste est un matérialisme naturaliste, il s’exprime à travers un mode de production esclavagiste propice aux débordements meurtriers et à la logique du sacrifice. Le monothéisme présente ici une amélioration, un ordonnancement des mœurs en même temps qu’une proposition universelle unificatrice permettant de dépasser l’horizon borné de l’organisation sociale en tribus.
La force de Mahomet, c’est d’avoir conservé la fascination magique pour l’univers pour l’intégrer dans un monothéisme rigoureux. C’est comme si un philosophe aztèque avait entendu parler du christianisme des Espagnols présents à Cuba avant l’invasion des conquistadors, et avait tenté une vaste réforme en poussant de force la religion aztèque dans un strict monothéisme rigoureux.
Il faut toutefois être ici plus précis. Mahomet ne connaît en effet pas simplement de loin le monothéisme. Bien au contraire même, il connaît très bien le judaïsme et le christianisme ; dans tout le Coran, on trouve des références à ces religions et Mahomet y puise même son inspiration.
Un verset du Coran, de la sourate « Le repentir », dit par exemple :
30 Les Juifs disent: « ‘Uzayr est fils d’Allah » et les Chrétiens disent: « Le Christ est fils d’Allah. » Telle est leur parole provenant de leurs bouches. Ils imitent le dire des mécréants avant eux. Qu’Allah les anéantisse ! Comment s’écartent-ils (de la vérité) ?
Certes, le judaïsme n’a jamais considéré qu’un homme était fils de Dieu ; il s’agit ici fort vraisemblablement d’un écho d’un ouvrage apparu au 1er siècle, L’apocalypse d’Esdras, censé raconter les « visions » de celui qui a dirigé la sortie de l’exil de Babylone. La connaissance par Mahomet des religions chrétiennes et juives était donc élémentaire et pénétrée d’éléments hétérodoxes mais existant probablement dans son environnement immédiat.
C’est là une preuve de la connaissance par Mahomet des textes religieux circulant à l’époque et si on ne connaît pas suffisamment leur influence, on a suffisamment d’aperçu en termes de tendance historique pour voir de quoi il en retourne pour le Coran.
De la même manière, il faut justement prendre des distances avec Mahomet comme unique auteur du Coran. D’une part, on sait que les versets des sourates du Coran ont été révélés sur plus de vingt ans. Ils sont le fruit d’une longue évolution, d’une sorte de synthèse de la situation historique.
Preuve de cela très connue, il y a des corrections faites en 24 heures par Mahomet lui-même, lorsqu’il affirma que Satan lui avait fait prononcer des paroles incorrectes lors de la sourate L’Étoile, afin de modifier une alliance temporaire.
Surtout, il y a la mise à l’écrit et l’organisation interne du Coran qui datent d’après la mort de Mahomet, dans un contexte de guerre civile musulmane. Il est probable ici qu’il y ait eu des modifications, des ajouts et des retraits, et on sait que des versions alternatives du Coran ont été détruites à l’époque.
Le Coran est donc un outil historique pour les Arabes, dont la constitution a duré plusieurs décennies, dont on sait peu de choses avec certitude et c’est uniquement vers sa substance qu’il faut se tourner.