Ludwig Feuerbach a parfaitement compris la nature de la religion monothéiste : celle-ci exprime la guerre à la nature menée par l’humanité qui commence à prendre conscience d’elle-même et a fait d’un fétiche sa propre existence.

Cependant, Ludwig Feuerbach se trompe en opposant le monothéisme au polythéisme : le polythéisme n’est qu’un agglomérat de différents monothéismes locaux encore non développés. L’opposé de la religion où prédomine le Dieu « mâle », dominateur, ennemi de la nature, c’est bien entendu le matriarcat et son culte de la vie. Il n’en reste pas moins que sa compréhension de la religion, dans le rapport à la nature qui s’exprime à travers elle, est ici lumineuse.

La doctrine de la création a sa racine dans le Judaïsme ; elle est même la doctrine caractéristique, la doctrine fondamentale de la religion juive. Le principe qui lui est fonda-mental n’est pourtant pas tant celui de la subjectivité que celui de l’égoïsme. Dans sa signification caractéristique la doctrine de la création ne prend naissance que là où l’homme soumet pratiquement la nature uniquement à sa volonté et à ses besoins, et par suite dans sa faculté de représentation la réduit à l’état de pur et simple matière d’oeuvre, à l’état de produit de la volonté.

A présent son existence lui est expliquée, puisqu’il l’explique et l’interprète en dehors d’elle-même, il l’explique dans son esprit. La question : d’où provient la nature ou le monde ? présuppose proprement que l’on s’étonne sur son existence, ou que l’on se demande : pourquoi est-il ? Mais cet étonnement, cette interrogation ne naissent que là où l’homme s’est déjà séparé de la nature pour la réduire à un simple objet de la volonté.

L’auteur du Livre de la Sagesse dit avec raison que « par leur étonnement devant la beauté du monde, les païens ne s’étaient pas élevés au concept du créateur ». La nature apparaît comme but d elle-même à celui pour lequel elle est un être doué de beauté ; pour lui elle possède le fondement de son existence en elle-même, sans faire naître chez lui la question : pourquoi existe-t-elle ? Le concept de la nature et de la divinité ne se sépare pas dans sa conscience de son intuition du monde. Telle qu’elle tombe sous ses sens, la nature est ‘certes née, engendrée, mais elle n’est pas créée, au sens propre, au sens de la religion, elle n’est pas un produit arbitraire, elle n’est pas fabriquée.

Par cet être-né il n’exprime rien de mauvais ; en soi la naissance ne comporte pour lui rien d’impur, de non-divin ; il pense qu’il est né comme le sont ses dieux. Pour lui la première force est celle qui engendre : c’est pourquoi comme fondement de la nature il pose une force de la nature une force présente qui se manifeste à son intuition sensible comme fondement des choses. Ainsi pense l’homme, là où il est avec le monde dans un rapport esthétique ou théorétique — car l’intuition théorétique est originairement esthétique, l’esthétique constituant la prima philosophie là où le concept du monde est pour lui le concept du cosmos, de la souveraineté, de la divinité.

C’est seulement là où une telle intuition animait l’homme, qu’ont pu être conçues et exprimées des pensées telles que celle d’Anaxagore : l’homme est né pour contempler le monde. Le point de vue de la théorie est le point de vue de l’harmonie avec le monde. L’activité subjective, celle dans laquelle l’homme trouve sa satisfaction et se donne le champ libre, est ici seulement l’imagination sensible.

Le protestantisme joue un rôle majeur dans le processus de déclin de la religion, car par l’intermédiaire de la figure du Christ, l’humanité se réapproprie ce qu’elle avait accordé à la figure mystique de Dieu. Voici ce qu’en dit Ludwig Feuerbach :

Mais si Dieu est donc un Dieu vivant, c’est-à-dire réel, s’il est tout simplement Dieu uniquement parce qu’il est un Dieu de l’homme, un être utile, bon, bienfaisant, alors c’est en vérité l’homme qui est le critère, la mesure de Dieu ; l’homme est l’être absolu l’essence de Dieu.

Un Dieu seul n’est pas un Dieu cela veut dire un Dieu sans l’homme n’est pas Dieu ; là où, l’homme n’est pas, il n’y a pas non plus de Dieu ; si tu ôtes à Dieu le prédicat de l’humanité, tu lui ôtes aussi le prédicat de la divinité ; si sa relation à l’homme disparaît, il en va de même pour son essence. Cependant, dans le même temps le protestantisme a, théoriquement du moins, maintenu à son tour derrière ce Dieu humain l’antique Dieu supranaturaliste.

Le protestantisme est la contradiction de la théorie et de la pratique ; il a émancipé seulement la chair humaine mais non la raison humaine. L’essence du christianisme, c’est-à-dire l’essence divine ne contre-dit pas suivant le protestantisme les tendances naturelles de l’homme.

« C’est pourquoi nous devons savoir que Dieu ne rejette ni ne supprime en l’homme l’inclination naturelle, implantée dans la nature lors de la création, mais il l’éveille et la conserve. »
(Luther, T. III, p. 290.)

Mais elle contredit la raison et par suite n’est théoriquement qu’un objet de foi. Mais l’essence de la foi, l’essence de Dieu n’est, comme il a été démontré, rien d’autre que l’essence humaine posée et représentée extérieurement à l’homme.

Réduire l’essence extra-humaine, surnaturelle et anti-rationnelle de Dieu à l’essence naturelle, immanente et innée de l’homme c’est se libérer du protestantisme, du christianisme en général, de sa contradiction fondamentale, c’est le réduire là sa vérité résultat nécessaire, irréfutable, irréfragable, et irrépressible du christianisme.


Revenir en haut de la page.