La thèse de Ludwig Feuerbach est la négation du cartésianisme qui nie les sens, mais également du courant qui naîtra au début du XXe siècle, et qui sera appelé le béhaviorisme ou comportementalisme.

Le cartésianisme considère que les humains pensent, thèse réfutée par le matérialisme qui considère que la conscience n’est que le reflet de la réalité. Mais le risque est de basculer dans une vision mécanique, où la pensée ne consisterait qu’en une réaction à des stimuli, ce qui est précisément la thèse du béhaviorisme.

Le matérialisme dialectique rejette tant le cartésianisme que le béhaviorisme, car s’il considère que l’être humain ne pense pas, il reconnaît le cerveau comme étant de la matière (la fameuse « matière grise ») et par conséquent il obéit aux principes de la dialectique.

Les humains n’agissent donc pas mécaniquement, pas plus qu’ils ne sont libres ; leur psychologie se fonde sur leur existence réelle, naturelle, et le processus dialectique de leur pensée comme reflet de la réalité, mais aussi donc de leur propre réalité, puisqu’ils font partie de la réalité.

Pour cette raison, Ludwig Feuerbach reconnaît l’importance historique de l’empirisme, qui a été développé par Francis Bacon, dans une démarche précisément opposée à René Descartes qui lui rejette les sens :

« La grande signification historique de l’empirisme consiste de fait en ce qu’il donne aux sens leur droit en tant que moyen de la connaissance, qu’il a élevé à un objet substantiel en particulier la sphère de l’indirect, de l’empirique. »

Histoire de la nouvelle philosophie

Naturellement, ce n’est qu’une étape : Ludwig Feuerbach n’est donc pas empiriste, il ne s’arrête pas aux sens, cependant il ne rejette pas ceux-ci comme le fait René Descartes.

D’où sa formulation, dès une œuvre de jeunesse (Critique de l’empirisme), comme quoi :

« La pensée est la chose comme elle est, la représentation par les sens la présentation de la chose comme elle apparaît. Les sens nous donnent des images, les choses ne nous sont données que par la pensée (…).

Avec les sens nous lisons le livre de la nature, mais nous ne le comprenons pas par les sens. La compréhension raisonnée est un acte par lui-même, un acte absolument indépendant.

Ce que saisit la compréhension raisonnée, il ne le comprend qu’à partir de et à travers lui-même ; il n’y a que ce qui est conforme à la compréhension raisonnée qui est un objet de la raison. La compréhension raisonnée est sa propre mesure, son principe propre ; il est causa sui [cause de soi-même], l’absolu dans les êtres humains. »

Critique de l’empirisme

Ce faisant, Ludwig Feuerbach ouvre la voie à une psychologie matérialiste, qui sera en quelque sorte posée dans la seconde moitié du XXe siècle par le maoïste Akram Yari en Afghanistan.

Mais il rejette déjà en pratique G.W.F. Hegel, car celui-ci n’attribue de valeur réelle qu’à la dialectique dans la conscience, ce qu’il appelle l’esprit. Or, Ludwig Feuerbach reconnaît la conscience, mais il reconnaît également la réalité.

C’est le moment qui est très difficile à comprendre pour les matérialistes français, qui ont vu leur conception saccagée par l’ouverture à René Descartes, mais aussi par les limites du matérialisme français.

Le véritable matérialisme reconnaît en effet le caractère unique et unifié de la réalité, ce que le matérialisme vulgaire ne comprend pas. G.W.F. Hegel, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie,explique l’aspect capital de cette question.

A ses yeux, la véritable philosophie tente de saisir la réalité comme un tout, et Parménide pour qui le monde est « un » est en pratique le premier philosophe. Cependant, c’est en Orient que ce point de vue a pu se développer, selon G.W.F. Hegel, alors qu’en Europe cette perspective avait été perdue.

D’où sa conclusion comme quoi Baruch Spinoza a joué un rôle historique :

« Spinoza est le point central de la philosophie moderne : ou bien le spinozisme ou bien pas de philosophie. »

G.W.F. Hegel méconnaît en fait tout ce qu’il appelle « intuition orientale » et qui est en réalité toute la falsafa arabo-persane (et, relativement, juive, notamment avec le religieux Moïse Maïmonide), que Baruch Spinoza prolonge et fait aboutir.

Mais il a saisi que c’est la question de la totalité qui compte ; quelque chose qui existe doit être compris dans son rapport au tout, et c’est un rapport de négation. G.W.F. Hegel y voit même là l’affirmation de la dialectique, dont Baruch Spinoza n’aurait pas compris la signification, la dimension.

Voici comment G.W.F. Hegel explique la valeur de Baruch Spinoza :

« En ce qui concerne le déterminé, Spinoza a posé la phrase : omnis determinatio est negatio [toute détermination est négation] ; ainsi, il n’y a que le non-particulier, l’universel, qui est véritablement, est seulement substantiel.

L’âme, l’esprit est une chose individuelle, est en tant que telle restreinte ; ce, par quoi il est chose individuel, est une négation, et il n’a ainsi pas de réalité véritable. L’unité simple de la pensée, en soi-même, est présentée par lui comme la substance absolue.

Voilà, en tout et pour tout, l’idée spinoziste (…). Quand on commence à philosopher, on doit ainsi être tout d’abord spinoziste. »

Ludwig Feuerbach est donc un moment clef : il accepte G.W.F. Hegel reconnaissant Baruch Spinoza comme le penseur de la totalité. Mais là où G.W.F. Hegel ne prend en compte que la conscience, le mouvement en son sein – l’esprit – Ludwig Feuerbach lui affirme la valeur de la réalité elle-même…

La voie était ouverte pour le matérialisme dialectique.


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