La bourgeoisie triomphante en France, mais devant encore briser la féodalité, porta aux nues deux bouchers qui firent de la vivisection l’alpha et l’oméga de la connaissance en physiologie : François Magendie (1783–1855) et son disciple Claude Bernard (1813-1878).

Le mot d’ordre de François Magendie – « supposons que rien n’est fait et que tout est à faire » – exprime parfaitement une démarche cynique et sordide au plus haut degré. Il n’y a aucune limite, il faut essayer tout dans toutes les directions pour s’approprier encore plus le monde. François Magendie est le reflet le plus direct d’une bourgeoisie n’ayant qu’une hâte : finir le travail de prise de possession de l’ensemble de la société.

La vision du monde est vitaliste, farouchement anti-intellectuelle :

« Il ne s’agit pas d’avoir des idées, de créer des suppositions. À l’expérience seule appartient le privilège de dire quelque chose. »

Dans le Précis élémentaire de physiologie, il oppose de la manière suivante les deux approches (et qui correspondent en fait à l’approche religieuse et l’approche empirio-criticiste) :

« Chaque science naturelle peut exister sous deux formes différentes, 1° la systématique ; 2° la théorique.

Sous la forme systématique, la science a pour fondement quelques suppositions gratuites, quelques principes établis à priori auxquels on rattache les faits connus, de manière à les expliquer. Un nouveau phénomène est-il découvert ?

S’il ne s’accorde pas avec le principe fondamental, on modifie celui-ci jusqu’à ce qu’il fournisse une explication qui plaise : si les savants se livrent à des travaux d’expérience, c’est toujours avec l’intention de confirmer le système adopté : tout ce qui pourrait tendre à le renverser est négligé, ou n’est pas aperçu ; on cherche ce qui doit être et non ce qui est ; enfin on suit entièrement la marche synthétique, dans laquelle on descend des hypothèses aux faits, sans s’élever à aucune de ces conséquences générales que l’on doit avoir surtout en vue dans la recherche de la vérité.

Il est presque impossible qu’en conservant cette forme, une science naturelle fasse des progrès réels.

La forme théorique que peuvent présenter les sciences naturelles, est entièrement opposée à celle dont nous venons de parler.

Sous cette forme, les faits, les faits seuls, servent de fondement à la science ; les savants s’attachent à les bien constater, à les multiplier autant qu’il est possible ; ensuite ils étudient les rapports que les phénomènes ont entre eux et les lois auxquelles ils sont assujettis.

Quand on se livre à des recherches expérimentales, c’est pour augmenter la somme des faits connus, ou pour, découvrir leur liaison réciproque ; en un mot on suit la marche analytique, la seule qui conduise directement au vrai.

En suivant cette méthode, les sciences s’accroissent, sinon rapidement, du moins sûrement, et l’on peut espérer de les voir approcher de la perfection. »

« Augmenter la somme des faits connus », c’est exactement le point de vue de son disciple Claude Bernard, qui se fera quitter par sa femme horrifiée, Marie Françoise Bernard, qui donnera naissance au premier mouvement anti-vivisection en France.

La différence entre François Magendie et Claude Bernard est toutefois que le premier était un forcené sans aucun repère, alors que le second effectuait tout de même un plan de recherche.

Claude Bernard fut une figure incontournable en France, en tant que membre de l’Institut de France et de l’Académie de médecine, Professeur de médecine au Collège de France, Professeur de physiologie générale au Muséum d’histoire naturelle, etc. Il apporta la vision « naturaliste » nécessaire à la bourgeoisie.

Il faut ici rappeler que le naturalisme n’est pas du tout le prolongement du réalisme et que, d’ailleurs, les écrivains et peintres naturalistes sombreront souvent dans le décadentisme, preuve de leur caractère réactionnaire dans sa substance même.

Claude Bernard, dans ses Leçons sur la chaleur animale sur les effets de la chaleur et sur la fièvre, datant de 1876, présente ce qu’est la science de la manière suivante :

« La médecine, ainsi que toute science, peut être envisagée par ceux qui la cultivent à deux points de vue : ou bien on se contente d’observer les phénomènes, d’en constater les lois, ou bien on se propose de les expliquer et d’en dévoiler le mécanisme à l’aide d’expériences.

Il y a donc une médecine d’observation, et, si vous me permettez le mot, une médecine d’explication expérimentale. C’est cette dernière que nous revendiquons comme le domaine de cette chaire. »

On retrouve là le principe de l’empirisme, sauf que Claude Bernard pose un élément en plus : l’observation précède l’expérience.

On n’est plus dans la reconnaissance de la dignité du réel, qu’on veut faire parler quitte à le torturer. On est dans une approche qui voit et qui essaie afin de conquérir du terrain. C’est conforme à la vision du monde devenue réactionnaire.

On a, pour cette raison, une conception isolationniste des phénomènes. Claude Bernard, dans le même ouvrage, est explicite à ce sujet :

« La conception de Descartes domine la physiologie moderne. « Les êtres vivants sont des mécanismes. »

La cause immédiate des phénomènes de la vie ne doit pas être poursuivie dans un principe ou dans une force vitale quelconque. Il ne faut pas la chercher dans la psyché de Pythagore, dans l’âme physiologique d’Hippocrate, dans la pneuma d’Athénée, dans l’archée de Paracelse, dans l’anima de Stahl, dans le principe vital de Barthez.

Ce sont là autant d’êtres imaginaires et insaisissables (…).

Il ne serait pas exact de dire que nous vivons dans le monde extérieur. En réalité, je ne saurais trop le répéter, nous n’avons pas de contact direct avec lui, nous n’y vivons pas. Notre existence ne s’accomplit pas dans l’air, pas plus que celle du poisson ne s’accomplit dans l’eau ou celle du ver dans le sable.

L’atmosphère, les eaux, la terre, sont bien les milieux où se meuvent le animaux, mais le milieu cosmique reste sans contact et sans rapports immédiats avec nos éléments doués de vie. La vérité est que nous vivons dans notre sang, dans notre milieu intérieur. »

Cette démarche est, au sens strict, le contraire exact de la démarche aboutissant à la découverte du principe de Biosphère par Vladimir Vernadsky. Ce dernier était un bourgeois, mais la Russie était profondément en retard et la bourgeoisie portait encore un aspect démocratique – progresssiste. Le principe « isolationniste » ne prédominait ainsi pas encore.

Chez Claude Bernard, l’approche « isolationniste » va alors aboutir à toutes les expériences possibles et imaginables afin d’avoir une sorte de panorama de données. On a déjà le principe du big data comme méthode explicative.

Le big data n’est en effet nullement l’observation des données, c’est également des poussées, des expériences pour voir comment il y a des « réactions », ce qui est autant de données en plus, différentes, sources de pseudos explications.

Avec Claude Bernard, on a ainsi des actions de boucher sur tel ou tel élément, pour voir ce que cela donne avec des modifications légères à chaque fois (un lapin échauffé jusqu’à la mort, un lapin recouvert d’huile échauffé jusqu’à la mort, etc.), afin de compiler le tout et d’avoir un panorama du phénomène. Il faut tout essayer, de manière mécanique : c’est un empirio-criticisme, un empirisme critique, qui refuse toute certitude.

Claude Bernard procède ainsi, comme il le raconte dans son ouvrage, à l’expérience à la fois absurde et meurtrière suivante :

« Si l’on place dans une étuve sèche à 60 ou 80 degrés deux lapins, – l’un vivant, l’autre mort mais encore chaud et venant d’être sacrifié par la section du bulbe rachidien, – on constate que les deux lapins s’échauffent inégalement ; l’animal vivant s’échauffe bien plus rapidement que l’animal mort placé dans les mêmes conditions. »

C’est tout à fait exemplaire de la quête de données pour les données. Ce n’est pas la vérité qui est recherchée, ce sont les données qui permettront de « lire » une prétendue vérité. On l’aura compris, le monde est compris comme statique, fait de briques et il s’agit d’en faire le catalogue de toutes les variantes.

L’expérimentateur est ainsi avant tout un observateur – alors que Claude Bernard prétendait dépasser l’observation. C’est là la clef montrant l’inanité des prétentions de l’étape idéaliste-naturaliste de l’idéologie empiriste. Voici une illustration des écrits d’observation faits par Claude Bernard, tirés du même ouvrage :

« Dans l’étuve, nous plaçons un moineau ; la température est d’environ 65 degrés. Au bout d’un instant, nous voyons l’animal ouvrir le bec, manifester une anxiété qui devient de plus en plus vive, respirer tumultueusement ; enfin, après un instant d’agitation, il tombe et meurt. Son séjour dans l’étuve a duré quatre minutes. (…)

Nous faisons la même expérience sur un lapin : la même série de phénomènes se déroule, avec plus de lenteur il est vrai, car il ne meurt qu’au bout de vingt minutes environ (…).

Engourdissons par le froid une grenouille sur laquelle le sternum enlevé permet d’apercevoir le cœur à nu. Les battements sont très ralentis ; alors plongeons un des membres postérieurs de l’animal dans l’eau tiède, presque instantanément une accélération se manifeste dans les battements du cœur (…).

Quand on opère sur des animaux dans l’état ordinaire, qui ne sont ni contenus par le curare, ni anesthésiés par le chloroforme, le premier effet des atteintes de la douleur est toujours de provoquer une sorte de réaction de sensibilité, réaction qui se traduit par une paralysie instantanée des nerfs vaso-moteurs, avec dilatation des vaisseaux périphériques et chaleur ; puis des mouvements violents apparaissent sur le sujet en expérience : l’animal se débat, il résiste, il essaie de s’échapper.

De là des contractions musculaires qui sont encore une source puissante de calorique. A cette première période d’agitation, à laquelle correspond l’élévation de température du début, succèdent bientôt les effets propres de la douleur ; on voit alors la température s’abaisser d’une façon définitive et descendre au-dessous du niveau naturel. »

Il y a bien deux étapes idéalistes-naturalistes : une qui fait avec les moyens du bord et l’autre qui systématise l’immédiatisme pour l’accumulation de données individuelles et qui correspond à la vision bourgeoise du monde. Claude Bernard sera le premier scientifique à avoir des funérailles nationales.


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