Comme tant d’autres Etats féodaux, l’« empire des Rurikovitchs » manquait de solidité. L’importance économique et politique croissante de la noblesse et le développement des villes avaient conduit à la formation de nouveaux centres économiques et politiques qui, poursuivant chacun ses objectifs locaux, se trouvaient en opposition avec le prince de Kiev et préparaient ainsi un démembrement de l’Etat.

Kiev était désormais trop faible pour avoir raison de ces tendances séparatrices. Mais beaucoup, dans l’Etat kiévien, comprenaient le danger d’un morcellement de la Russie et faisaient tout pour sauvegarder l’unité du pays.

Dans cette lutte de deux tendances, nous voyons le conflit de deux grands courants de la pensée sociale et politique.

L’idée que la tâche du pouvoir est essentiellement d’assurer l’unité de l’Etat, traverse le Récit des temps passés. L’auteur fait de cette idée un usage parfaitement conscient et des plus habiles. Pour expliquer l’apparition des Rurikovitchs en Russie, il invoque la théorie, alors très répandue en Europe, de l’« invitation » du pouvoir suprême. Les « dissensions » qui déchiraient Novgorod avaient incité ses habitants à se mettre en quête de nouveaux princes qui réconcilieraient les factions ennemies : « Cherchons un prince qui nous gouverne et rende la justice selon la loi. » On invita un prince pour qu’il fit régner l’ordre social et politique. Et si l’on se reporte aux idées d’un Russe du XIe siècle, les Rurikovitchs s’étaient fort bien acquittés de cette tâche.

Les Russes du XIe siècle n’ont pas une idée moins arrêtée de la nature et du caractère du régime politique de leur Etat. A la tête de ce dernier, il y a le prince, investi d’un pouvoir absolu et permanent.

Rurik « remet son gouvernement à Oleg » ; autrement dit le pouvoir de Rurik passe, de par sa volonté, à Oleg auquel il confie Igor, son fils en bas âge. Comme Oleg, Igor gouverne personnellement. (« Et Oleg régna sur les Polianes, les Drévlianes, les Sévérianes et les Radimitches ; il fit la guerre aux Oulitches et aux Tivertses » … « Oleg marcha sur Byzance » … « Et Oleg conduisit tous ses hommes » … « Et Oleg leva des troupes » … « Et Oleg ordonna », etc., etc.) Son pouvoir personnel apparaît aussi dans les rapports extérieurs : c’est en son nom qu’il conclut des traités avec l’étranger. « Tous les pays » savent qu’en Russie, le pouvoir du prince est personnel, et ils en tiennent compte. « Oleg régna sur Kiev et vécut en paix avec tous les pays. » « Igor, quand il commença à régner sur Kiev, fut en paix avec tous les pays. » Vladimir « vécut en paix avec tous les princes ses voisins ».

A l’intérieur, le prince « institue » sa terre, c’est-à-dire y règle les rapports par voie législative. Le prince fixe et lève le tribut, dispose du trésor, confirme la possession de la terre, nomme en différents endroits ses représentants et contrôle leur activité.

Quand parfois des complications ont surgi, que le pouvoir de tel ou tel prince a été contesté par l’un de ses parents, mais que les difficultés sont enfin aplanies, le chroniqueur note avec satisfaction que l’ordre est restauré. A la mort de Sviatoslav, un conflit s’éleva entre ses fils : l’un d’eux (Oleg) fut tué ; un autre (Vladimir) s’enfuit de Novgorod « par-delà la mer » ; Iaropolk resté vainqueur, « imposa ses possadniks (ou bourgmestres) à Novgorod et gouverna seul la Russie ». Quand Vladimir eut chassé Iaropolk, le chroniqueur souligne une fois de plus que « Vladimir régna à Kiev en maître absolu ».

Les graves événements qui suivirent la mort de Vladimir Sviatoslavitch inspirent à l’auteur du Récit des temps passés ces réflexions : « Dieu donne le pouvoir à qui il veut : le Tout-puissant fait de qui il veut un César ou un prince. A la terre qui lui est agréable Dieu donne un César ou un prince des justes qui aiment l’équité et la vérité, et il désigne un maître et un juge pour rendre la justice.

Si le prince est un juste, tous les péchés du pays sont pardonnés ; si le prince est méchant et malfaisant, Dieu châtie le pays, car le prince est le chef de sa terre. » C’est là toute une théorie de l’Etat : Chaque Etat a son chef, César ou prince. Le pouvoir est d’origine divine. Telle terre, tel prince : une terre juste reçoit pour la gouverner un prince juste. Celui-ci peut même prévenir la colère de Dieu suspendue sur son pays. Les princes méchants et malfaisants sont envoyés à un pays pour sa punition.

Il n’est pas difficile de retrouver ici la conception byzantine du pouvoir, venue en Russie avec le christianisme ; mais on ne peut nier qu’en Russie les conditions concrètes autorisaient ces conclusions. La vie posait des problèmes qu’il fallait résoudre. La vieille expérience de Byzance ne fit qu’aider la Russie à formuler ces solutions.

En vertu de cette théorie, quiconque attente au pouvoir s’attaque à Dieu. La « colère de Dieu » poursuit Sviatopolk le Maudit qui a appelé en Russie les Polonais et les Petchénègues, et qui a tué ses trois frères. De la tombe de Sviatopolk « se dégage … une odeur infecte » : « c’est Dieu qui châtie les princes russes ». Iaroslav, vainqueur de Sviatopolk, a toutes les sympathies de l’auteur du Récit : « Quand Iaroslav et ses compagnons eurent triomphé et conquis Kiev, ils essuyèrent la sueur de leur front après ce grand ahan. » Iaroslav a le mérite d’avoir rétabli l’unité du pouvoir dans l’Etat.

Demetrios de Thessalonique - Icone du monastère du Saint-Michel, à Kiev (XIe-XIIe siècles)

Demetrios de Thessalonique – Icone du monastère du Saint-Michel, à Kiev (XIe-XIIe siècles)

Il est vrai qu’au cours des dix années qui suivirent, la Russie fut divisée en deux principautés, mais à la tête de chacune se trouvait un souverain énergique qui sut rétablir l’ordre ; « dissensions et révoltes cessèrent ; et un grand silence se fit sur la terre ». Quand Iaroslav se trouva de nouveau à la tête de l’Etat, le chroniqueur note que « Iaroslav prit ensuite tout le pouvoir et devint le maître de toute la terre russe ».

Durant les dix-huit dernières années de sa vie, Iaroslav tint d’une main ferme les rênes du gouvernement. Mais il n’était pas en mesure de prévenir les événements qui mûrissaient. A la veille de sa mort, il dut tenir compte des conditions nouvelles de la vie politique en Russie : ses fils avaient déjà lié leur sort à celui des nouveaux centres politiques, dont l’importance s’était accrue, et de la noblesse locale enrichie.

Iaroslav ne pouvait que recommander à ses enfants de vivre en paix. Dans son testament, il fait appel à leur patriotisme : « Vivez en bon accord », « Vivez en paix, et que le frère écoute son frère », « Je lègue le trône à mon fils aîné … Obéissez-lui comme vous m’avez obéi », « Si l’amitié règne entre vous, Dieu sera avec vous et vous soumettra vos ennemis ; mais si vous vivez dans la haine, les révoltes, les contestations, vous périrez et avec vous périra le pays que vos pères et vos ancêtres ont eu tant de peine à acquérir ». Iaroslav parle beaucoup trop de l’amour qui doit régner entre ses fils. Il dut « partager » la Russie entre ses enfants. Ce partage ne présageait rien de bon. Iaroslav avait raison d’être inquiet pour l’avenir de son pays.

Après la mort de Iaroslav l’unité de la Russie est ébranlée.

Les grands centres locaux tiennent un nouveau langage. Ils refusent de rester soumis aux princes de Kiev, estimant qu’une telle situation est pour eux humiliante. Ils choisissent eux-mêmes leurs princes. Selon l’expression si juste du Dit de la troupe d’Igor, chez eux ce qui était petit devient grand (« et les princes commencèrent à estimer grand ce qui était petit »). Ce n’est point par hasard que le poète note avec tristesse que « le temps de Iaroslav n’est plus ». Mais il n’était pas oublié. A beaucoup − et l’auteur du Dit de la troupe d’Igor est du nombre − le passé restait cher : avant tout à la masse du peuple qui avait à pâtir des guerres insensées entre féodaux, et aussi à ceux qui prenaient à cœur les intérêts de l’Etat et qu’animait une forte volonté.

Nous ne nous tromperons guère en plaçant parmi eux à la première place Vladimir Monomaque. Il chérissait la mémoire de son grand-père que dans ses Instructions il appelle « le benoît et glorieux Iaroslav », et que non sans succès il tenta d’imiter, bien que sa situation fût certainement plus difficile : les grandes villes et la noblesse locale avaient déjà goûté de l’indépendance politique ; d’ordinaire les princes qu’elles s’étaient choisis avaient lié leurs intérêts aux centres nouveaux ; Kiev n’était plus ce qu’elle avait été : malgré son passé vénérable, « la mère des villes russes » était désormais sans autorité politique véritable.

Vladimir Monomaque eut à faire face à une tâche difficile : prévenir l’effondrement définitif du temple imposant resté cher, mais que déjà beaucoup avaient quitté. Une description à la fois imagée et véridique de la Russie d’alors nous montre les souffrances du pays : « la postérité de Dajdbog est en train de périr ; les dissensions des princes ont réduit la durée de la vie humaine ». Il est rare qu’on entende « les laboureurs s’interpeller ; souvent, les corbeaux croassent en se partageant les cadavres, et les freux se concertent pour voler ensemble au festin ».

On tenta de réconcilier les princes devant la tombe de Boris et Gleb en faisant appel à leurs sentiments fraternels ; ce fut un échec. Le congrès qui se réunit en 1097 sur l’initiative de Vladimir Monomaque, et où les princes jurèrent de vivre désormais unis et de s’entraider contre l’agresseur, se termina par l’aveuglement de Vassilko, le plus doué des princes, et par une nouvelle guerre civile.

Le soulèvement, en 1113, des masses populaires contre leurs oppresseurs, à la ville et à la campagne, épouvanta les grands. Rendus plus accommodants, ceux-ci invitèrent Vladimir Monomaque à monter sur le trône, tout en se rendant bien compte qu’ainsi ils renonçaient en partie à leurs tendances séparatistes et acceptaient de se grouper politiquement autour de l’antique Kiev.

Pendant douze ans Vladimir Monomaque tint d’une main ferme les rênes du pouvoir, faisant revivre l’époque où le prince de Kiev était une force à l’intérieur de l’Etat et sur l’arène internationale.

L’auteur du Dit de la troupe d’Igor regrette qu’on ne puisse « clouer le vieux Vladimir aux montagnes de Kiev » ; alors, les étendards des princes ne flotteraient plus « séparément » et ceux-ci ne pourraient semer les flèches à travers la Russie. Cette œuvre poétique la plus importante de la vieille Russie est toute pénétrée du regret de l’unité perdue, mais c’est aussi un appel à la rétablir.

Le milieu du XIIe siècle est marqué par le conflit acharné qui mit aux prises deux tendances opposées, celles des Olgovitchs et des Monomakhovitchs : les uns préoccupés d’assurer l’indépendance de leur principauté, les autres ne perdant pas l’espoir de voir de nouveau la Russie forte et unie. Dans le bruit des batailles, nous percevons aussi le choc des idées et des sentiments dont il appartient à l’historien de la culture de déterminer la portée et l’orientation.

La lutte idéologique dont s’accompagnait la vie de la Russie de Kiev dans la période de son intégrité politique, loin de s’atténuer, s’aggrava ; elle prit d’autres formes, suivit un autre cours. La fureur avec laquelle les Olgovitchs, alliés aux Polovtsi, se jetèrent sur Kiev, témoigne de son acharnement. « Un grand malheur s’abattit sur la terre russe − lisons-nous dans la chronique de Laurent, à la date de 1203 − comme Kiev n’en avait pas connu depuis la conversion. Elle avait été attaquée et conquise, mais jamais encore pareil malheur ne lui était arrivé : Podolié fut pris et brûlé, ainsi que Vychgorod ; on pilla l’église métropolitaine de Sainte-Sophie, l’église de Notre-Dame de la Dîme et les monastères ; on dépouilla toutes les icones, on en emporta plusieurs, ainsi que les croix saintes, les vases sacrés, les livres, les vêtements de nos bienheureux premiers princes qu’ils avaient suspendus dans les saintes églises en souvenir d’eux. »

Nombre de monuments précieux de la culture furent anéantis, et s’en fut fait à jamais de la suprématie que Kiev avait exercée jusque-là. Les enfants renièrent leur mère, partirent chacun de son côté, s’entre-déchirèrent, s’affaiblirent et affaiblirent leur patrie, si récemment encore glorieuse et invincible.

La culture de la Russie de Kiev était le résultat du long effort créateur de tout un peuple ; elle ne périt pas avec l’« empire des Rurikovitchs ».

Chacune des parties qui l’avait constitué conserva jalousement le vieil héritage culturel ; bien mieux, elle l’enrichit. Dans chacune d’elles fleurirent les lettres et les arts. Chacune écrivit son histoire, où elle exposait de son point de vue sa vie et sa politique étrangère, mais qui la rattachait directement au berceau de sa culture, et ne répudiait d’aucune manière le riche héritage de Kiev ; chacune commença son histoire locale là où s’interrompait le grand ouvrage de Nestor.

Le peuple, qui gardait la nostalgie de l’unité perdue, qui s’intéressait toujours à son passé, qui était fier de ses grands ancêtres, qui consacrait ses forces et sa vie à la Patrie et à l’Etat, a conservé jusqu’à nos jours dans son folklore le souvenir de cette brillante période de son histoire.

On s’étonne de la finesse dont il fait preuve dans l’intelligence des événements historiques et des hommes qui y prirent part. Il n’est pas inutile, tant s’en faut, aux historiens d’aujourd’hui de prêter la plus grande attention aux jugements portés par le peuple et aux caractéristiques qu’il a données.

Dans ces souvenirs, le prince Vladimir de Kiev est la figure centrale. Auprès de lui se rendent, venus de tous les points de l’immense terre russe, les preux doués des qualités sans lesquelles un Russe ne concevait pas ses héros : l’intelligence, la force, la bravoure et la volonté de sacrifier, s’il le faut, sa vie pour son pays. Ilya de Mourom, un fils de paysan, les a toutes ; c’est le héros populaire par excellence. On devine sans peine le milieu social qui a produit cette grande figure. C’est celui-là même qui en a gardé le souvenir jusqu’à nos jours. Les paysans du Nord nous ont conservé ces légendes, oubliées là où leurs héros ont jadis accompli leurs exploits. Même séparé de Kiev par l’espace et par le temps, le Russe n’a cessé de se transporter en pensée vers son antique et glorieuse capitale.

Quelles que soient les épreuves qui se sont abattues sur la Russie, quelque dure qu’ait été la vie du Russe, où que l’ait jeté son destin ou son infatigable esprit d’entreprise, il est resté lui-même, il n’a pas perdu sa confiance en soi.

La foi dans le triomphe de la vérité l’a soutenu, l’a fortifié dans ses espoirs, alors même que la situation semblait désespérée. Les contes populaires russes sont tout pénétrés de cette conviction que la justice triomphera et que le mal sera confondu.

Ce trésor moral des masses populaires russes a été la source où se sont retrempés la pensée et les sentiments des poètes, des prosateurs et des artistes, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

On ne se trompera guère en affirmant que pas un autre peuple n’a eu tant à souffrir ni n’a consenti tant de sacrifices, pour lui et pour les autres. Qui donc n’a porté la main sur la Russie ? Mais tous les efforts de ses ennemis se sont brisés à la fermeté et à la vaillance des Russes.

La plus terrible de toutes ces épreuves fut l’arrivée en Europe des hordes mongoles qui s’abattirent sur la Russie affaiblie par ses dissensions. Le coup qui frappa la culture russe en plein essor arrêta pour longtemps ses progrès. Les migrations des Mongols en Asie et en Europe ; la formation d’un immense empire tatare s’étendant de la Mongolie aux Carpathes intéressent l’histoire générale. Nombre de civilisations périrent sous le sabre des Mongols nomades ou semi-nomades. Seul resta intact un petit coin de terre − l’Europe occidentale − auquel le peuple russe fit un rempart.

« Les Tatares ne ressemblaient point aux Maures. Après avoir conquis la Russie, ils ne lui firent connaître ni l’algèbre, ni Aristote » (Pouchkine). L’invasion tatare à laquelle le pays divisé ne sut pas résister, malgré l’héroïsme de chaque ville assiégée et de chacun de ses défenseurs, affaiblit la Russie, mais sans tuer en elle les forces créatrices.


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