Thalès avait ouvert une perspective très concrète : étudier le « multiple » pour comprendre comment, derrière, il y avait un ordre, un Dieu. Il fut à l’origine d’une véritable tradition, d’une réflexion de fond visant à synthétiser un monothéisme en s’appuyant sur la réalité matérielle elle-même, en tentant d’en expliquer l’origine.

Anaximandre, qui vécut au 7e siècle av. JC, fut le disciple de Thalès, et comme ce dernier, il tenta de comprendre ce qu’était la « matière ». Cependant, il ne mit pas en avant l’eau, mais en quelque sorte ce qu’on pourrait définir comme une sorte de grande boîte, de grand réservoir, où va tout ce qui a été et d’où provient tout ce qui sera.

Comme bien entendu, il y a une infinité de choses, alors cette « boîte » est infinie. Voici comment Aristote présente la conception d’Anaximandre :

« Anaximandre de Milet, fils de Praxiadès, concitoyen et associé de Thalès disait que la cause matérielle et l’élément premier des choses était l’illimité, et il fut le premier à appeler de ce nom la cause matérielle.

Il déclare que ce n’est ni l’eau ni aucun autre des prétendus éléments, mais une substance différente de ceux-ci, qui est illimitée, et de laquelle procèdent tous les cieux et les mondes qu’ils renferment.

Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties « comme il est prescrit ; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué », comme il le dit en ces termes quelque peu poétiques. »

Il s’agit, on l’aura compris, de donner à la religion la base d’une explication du monde. Au lieu de dieux s’affrontant sans raison, de manière arbitraire de la même manière que des chefs de tribus, on a une base matérielle fixe obéissant à des principes déterminés.

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La « boîte », qu’Anaximandre appelle « apeiron » (ce qui est sans fin, sans limites), fournit la matière selon des modalités précises : on a l’opposition entre le chaud et le froid, le feu et l’humide. Ne pouvant expliquer ce qu’est la matière, Anaximandre tenta de s’en sortir en expliquant, de manière apparemment scientifique, le processus façonnant celle-ci.

Le disciple d’Anaximandre, du nom d’Anaximène, se situait dans la même perspective. Il combina en quelque sorte, d’ailleurs, Thalès et Anaximandre, sauf qu’au lieu de l’eau, il prit l’air, qu’il considéra donc comme « infini ». L’air varierait, par la raréfaction et la condensation, consistant donc la matière primordiale.

On en revient à une justification de la matière primordiale par une explication prétendument scientifique : ce n’est pas parce que la matière est l’air que le moteur est la raréfaction et la condensation, mais inversement parce que l’air a cette propriété aux yeux d’Anaximène qu’il est possible d’en faire la matière primordiale.

Il faut noter, c’est un point important, que tant Thalès, Anaximandre qu’Anaximène ont donc tenté de démontrer leur conception, au moyen d’études de la réalité, notamment avec l’astronomie. Pour cette raison, on leur attribue la découverte des sciences physiques, ce qui est erroné, car on se situe ici ni plus ni moins que dans la tradition babylonienne, égyptienne, phénicienne, etc.

L’univers en lui-même devait « justifier » la conception divine, de type monothéiste. Il ne s’agit nullement de « païens » qui seraient des « scientifiques » : une telle vision est un bricolage historique visant à masquer l’origine des religions monothéistes, afin de protéger les prétendues « révélations » des trois imposteurs, les pseudos « prophètes » Moïse, Jésus et Mahomet.

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En réalité, on a des gens cherchant à formuler un monothéisme comme idéologie globale et unificatrice, et pour cela recherchant une base justificatrice par l’explication « scientifique » de la matière.

Il ne faut pas perdre de vue le caractère politique de l’entreprise. De fait, il faut également remarquer que le premier « philosophe » à s’installer à Athènes est justement un disciple d’Anaximène, du nom d’Anaxagore, qui influença le chef politique Périclès et l’artiste Euripide. A la fin de sa vie il dut partir en raison de l’accusation d’impiété : son système n’était pas parvenu non plus à synthétiser son époque.

Anaxagore se plaçait donc dans la perspective de l’école de Milet, mais il s’était concentré sur la question du « moteur » de la matière, plus que sur la matière elle-même comme justification du divin.

Or, en procédant de cette manière, il parvenait à un embryon de thèses matérialistes, en contradiction fondamentale avec la nature même de son projet. Si en effet la matière est façonnée par des contraires, alors selon Anaxagore ces contraires n’existent pas au-delà de la matière, mais dans la matière elle-même. La matière serait elle-même source des contraires.

Voici comment Aristote présente la démarche de l’école de Milet et plus précisément d’Anaxagore, dans ce qu’elle a de particulier.

« Quant aux autres physiciens, ils pensent que les contraires sortent de l’être un qui les renferme, comme le croient Anaximandre et tous ceux qui admettent à la fois l’unité et la pluralité des choses, par exemple, Empédocle et Anaxagore.

Car ces deux derniers philosophes font sortir aussi tout le reste du mélange antérieur ; et la seule divergence de leurs opinions, c’est que l’un admet le retour périodique des choses, tandis que l’autre n’y admet qu’un mouvement unique ; c’est que l’un regarde comme infinies les parties similaires des choses et les contraires, tandis que l’autre ne reconnaît pour infinis que ce qu’on appelle les éléments.

Si Anaxagore a compris de cette façon l’infinité de l’être, c’est, à ce qu’il semble, parce qu’il se rangeait à l’opinion commune des Physiciens, que rien ne peut venir du néant ; car c’est par le même motif qu’il soutient que « tout à l’origine était mêlé et confus » et que « tout phénomène est un simple changement, » comme d’autres soutiennent encore qu’il n’y a jamais dans les choses que composition et décomposition.

Anaxagore s’appuie de plus sur ce principe que les contraires naissent les uns des autres ; donc ils existaient antérieurement dans le sujet ; car il faut nécessairement que tout ce qui se produit vienne de l’être ou du néant ; et s’il est impossible qu’il vienne du néant, axiome sur lequel tous les physiciens sont unanimement d’accord, reste cette opinion qu’ils ont dû accepter, à savoir que de toute nécessité les contraires naissent d’éléments qui existent déjà et sont dans le sujet, mais qui grâce à leur petitesse échappent à tous nos sens. »

Comme on le voit, la conclusion d’Anaxagore est logique : si les contraires existent, la matière primordiale ne saurait leur échapper dans sa nature même. Les contradictions sont partout et s’entremêlent :

« Les choses se trouvant dans notre monde unique ne sont pas isolées les unes des autres, ni tranchées comme à la hache, ni le chaud à partir du froid, ni le froid à partir du chaud. »

« Les Hellènes parlent mal quand ils disent : naître et mourir. Car rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. Pour parler juste, il faudrait donc appeler le commencement des choses une composition et leur fin une désagrégation. »

Le processus est sans fin, d’où sa thèse, attribuée le plus souvent au français Antoine Laurent de Lavoisier qui n’a fait que la reprendre :

« Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. »

On comprend qu’Anaxagore ait pu être accusé d’impiété. Si en effet tout se mélange et il n’y a rien de mélangé, comment peut-il alors justifier l’existence d’un Dieu ? Selon Anaxagore, ce Dieu est une « intelligence » (« nous » en grec) qui lui, justement, n’est pas « mélangé ».

Mais alors pourquoi irait-il façonner, organiser la matière ? Il y a une faille permettant clairement l’athéisme, et c’est directement le chemin que vont prendre, à la suite d’Anaxagore, les penseurs du courant matérialiste de l’époque : Leucippe, Démocrite, Épicure.

Inversement, Héraclite va tenter de formuler une vision équivalente à celle d’Anaxagore, mais en préservant le principe du divin.


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