L’univers de Tintin est peuplé de personnages pratiquement tous masculins : le capitaine Haddock, le professeur Tournesol, les Dupond(t), le général Alcazar, etc.

Lorsqu’on ouvre un Tintin, sur les deuxième et cinquième de couverture, on découvre la galerie de portraits des personnages importants. Il faut finir la BD et tourner la dernière page pour y découvrir les vignettes de portraits de femmes : Bianca Castafiore, Madame Yamilah et les concierges.

La seule femme qui vient à l’esprit est d’ailleurs le personnage de la Castafiore. Le fait que les lecteurs s’en souviennent n’est pas dû au fait qu’elle agisse réellement comme agent déterminant dans les albums mais bien plus par son côté exaspérant souligné par Hergé, ce qui montre amplement la misogynie de son oeuvre.

Bianca Castafiore est une cantatrice italienne, blonde, d’un certain âge et de forte corpulence. Son gimmick est de chanter à tue-tête et souvent sans raison l’air des bijoux extrait de l’opéra de Faust de Gounod.

La traduction française de son patronyme est « Blanche Chaste Fleur » généralement résumé ironiquement en « chaste fleur ». Il s’agit en fait d’une antithèse de son caractère, comme nous allons le voir dans la suite du texte.

C’est souvent de la bouche du capitaine Haddock que l’ironie et le dédain vis-à-vis de Bianca sortent. Et justement, dans les différents albums, Hergé présente comme l’archétype de l’ « emmerdeuse » qui arrive toujours au mauvais moment et « étouffe » le personnage de Haddock, ce marin incarnant par définition l’esprit d’aventure et de liberté dans les grands espaces, traditionnellement attaché aux hommes.

Elle témoigne envers Haddock d’une affection envahissante mais empreinte de la « frivolité » que les réactionnaires attribuent aux femmes. Ainsi, elle ne se souvient même jamais de son nom et l’appelle Kosack, Hammock, Kodack… (preuve de sa distraction, elle déforme systématiquement les noms Lampion en « Lampiste » ou « Lanterne », Tournesol en « Tournedos », Nestor en « Norbert »). La Castafiore est un personnage de femme effrayante, dévorante, accaparante qui, dans le contexte particulier du monde asexué de Tintin, apparaît presque comme une « nymphomane », à toujours courir derrière le même homme qu’elle empêche de vivre pleinement. Le lecteur peut alors assimiler facilement le personnage de la Castafiore à celui d’une castratrice qui barre la route à une aventure prometteuse.

Le nom de la Castafiore est d’ailleurs assimilé au seul album casanier de Tintin, à savoir Les Bijoux de la Castafiore. Dans cet album, la Castafiore s’installe à Moulinsart comme chez elle et materne littéralement le capitaine Haddock qui ne parvient pas à s’échapper de son emprise. On retrouve bien ici le côté castratrice que nous évoquions auparavant. C’est aussi une femme pragmatique qui désenchante le monde naïf et pur entretenu par les personnages masculins. Elle connaît ainsi les rouages de la presse et ne s’offusque pas de l’annonce fantaisiste de son futur mariage avec le capitaine Haddock car, du fait de son statut de vedette, elle en a l’habitude.

La notion de « désenchantement » est essentielle et renvoie à la dimension éminemment catholique de Tintin. Les personnages masculins de Tintin sont purs et peuvent donc accéder au « sacré ». Dans le catholicisme, il est considéré que les femmes ne peuvent procéder aux sacrements car elles ne peuvent agir en la personne du Christ. Dans le catholicisme, les femmes sont écartées du sacré censé unir les hommes à Dieu par l’intermédiaire du Christ.

La Castafiore n’a elle rien de sacré. Sa frivolité et son inconsistance, propre au sexe féminin selon une vision réactionnaire, se manifeste par sa peur permanente de perdre ses bijoux. De plus, elle introduit la notion de valeur marchande au château de Moulinsart, propriété aristocratique revenant « légitimement » (même s’il a fallu l’acheter) au capitaine Haddock du fait de sa lignée. Le luxe y est traditionnel et inscrit dans la pierre, sans qu’il y ait besoin de se référer à une valeur marchande considérée du point de vue aristocratique comme « vulgaire ».

Elle montre son intérêt pour les marques et la mode dans un monde qui se veut intemporel et qui ne s’intéresse pas à ce genre de « frivolités ». Cette conversation entre la Castafiore et Tintin en donne un excellent aperçu : La Castafiore : « Ce n’est pas que ce collier-ci ait une grande valeur : ce n’est qu’un bijou de fantaisie. Mais il est de Tristan Bior… et Tristan Bior, on dira ce qu’on veut, c’est toujours Tristan Bior ! » et Tintin de répondre, ignorant de ces choses futiles que seules les femmes connaîtraient : « Euh… évidemment ! » (p. 25).

Dès son arrivée au château, la Castafiore débarque avec son inculture de « nouveau riche » dans un monde aristocratique auquel elle n’appartient pas « de droit » : La Castafiore : « Comme ils ont du charme ces vieux meubles !… ce lit à baldaquin… de style… euh… c’est de l’Henri XV, n’est-ce pas ? », Nestor : « Louis XIII, Madame » (p.11).

La Castafiore représente ainsi une critique, caractéristique des fascistes, du monde moderne considéré comme vulgaire et dépourvu de culture, expression d’une dégénérescence d’un monde ancien qu’il faudrait préserver… (Moulinsart est justement conçu comme un lieu « préservé »).

Cependant, la Castafiore n’ en est pas moins déterminante dans les aventures de Tintin car elle a sauvé la vie du héros éponyme et de Haddock, sans le vouloir, bien sûr, elle n’est pour Hergé qu’une écervelée ne sachant que chanter le même air narcissique : « Ah, je ris de me voir si belle dans ce miroir… ».

Dans l’Affaire Tournesol, le Sceptre d’Ottokar et Coke en Stock, la Castafiore tient donc le rôle de la sauveuse « passive ».

Dans Tintin, aucune femme ne prend part à l’action en elle-même. Au mieux, la femme est une transition, une subtilité rédactionnelle afin que le récit prenne une autre tournure, comme la Castafiore.

Les autres femmes sont à ranger dans deux cases : les « à côtés » et les déclencheuses. Mais que ce soient pour l’une ou pour l’autre, leur place se limite aux premières pages de la bande dessinée.

Les concierges sont toutes brunes, coiffées d’un chignon, vêtues de couleurs ternes et d’habits sobres, ne sachant jamais grand chose : madame Pinson (Le Sceptre d’Ottokar et Le Secret de la Licorne), Madame Pirotte (Le Sceptre d’Ottokar) et Ernestine (L’Oreille cassée).

Dans Les Sept boules de Cristal, deux femmes sont déclencheuses de l’action : Madame Clairemont et Madame Yamilah. Même si ces deux femmes sont différentes l’une de l’autre, elles campent toutes deux des caricatures : la blonde bourgeoise et l’indienne voyante extra-lucide. Pourtant présentes dès le début de la BD, le lecteur ne les reverra plus après les premières pages.

Ce personnage de Madame Yamilah rappelle celui de la diseuse de bonne aventure bohémienne dans Les Bijoux de la Castafiore. En effet, Hergé réserve les superstitions populaires « de bas étage », comme la voyance ou la chiromancie, aux femmes et confie aux hommes la mystique de « grande envergure ». Hormis la fascination pour l’esprit de conquête impérialiste de la Lune (Objectif Lune/On a marché sur la Lune), il est remarquable que Hergé amène délibérément un sujet scientifique vers sur le terrain du mystérieux, de l’irrationnel (Les Sept boules de cristal ou L’Etoile mystérieuse, par exemple). Accédant à une mystique supérieure, contrairement aux femmes engluées dans la superstition, les hommes sont les seuls à dénouer les intrigues (L’Oreille cassée, L’Affaire Tournesol, etc.), à explorer des endroits inviolés (Le Temple du Soleil, Le Trésor de Rackham le Rouge, Tintin au Tibet) ; bref, à détenir la clef de vérités cachées (Vol 714 pour Sydney).

Cette attirance pour les « vérités cachées », marque typique du fascisme, renvoie à la véritable passion éprouvée par Hergé pour la psychanalyse après la guerre, et notamment des ouvrages du psychologue Carl Gustav Jung, très proche du nazisme (c’est d’ailleurs apparemment son ami collaborationniste Robert Poulet qui lui en avait conseillé la lecture). Jung est l’inventeur du concept d’« inconscient collectif », c’est-à-dire dans la lignée de Nietzsche du mépris des masses, « médiocres » et perméables à la manipulation.

Les « héros » masculins de Tintin, à commencer par Tintin lui-même, sont donc des élites qui surpassent la manipulation des masses pour découvrir la véritable marche du monde inaccessible aux « communs des mortels ».

Dans Tintin, le Professeur Tournesol est l’incarnation même de la démarche scientifique dans la forme et anti-scientifique dans le fond avec un goût prononcé pour le mysticisme. L’un des attributs les plus caractéristiques du Professeur Tournesol est son pendule, signe de sa foi en la radiesthésie qui ne repose pourtant sur rien d’autre qu’une approche ésotérique totalement anti-matérialiste.

On s’aperçoit aussi que les peuples non-occidentaux, comme les femmes, sont englobés dans la soumission aux superstitions comme le montre le dénouement du Temple du Soleil. Dans une scène célèbre, Tintin profite ainsi d’une éclipse de soleil pour faire croire aux Incas que le soleil lui obéit. Il s’agit d’un cliché colonialiste éprouvé sur la superstition des « indigènes » face à la toute-puissance du savoir occidental, alors même que les peuples amérindiens étaient très en avance sur le plan des connaissances en astronomie.

La misogynie des albums de Tintin recoupe donc la répartition des rôles entre hommes et femmes (entre Occident et peuples « tiers ») dans une logique fasciste. Les superstitions reviennent aux personnages féminins (et aux peuples non occidentaux) tandis que l’aventure mystique des « surhommes » appartient exclusivement aux personnages masculins.


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