Lénine écrit au début du XXe siècle en Russie, dans un pays où la monarchie absolue tente de développer le pays, soutenant le capitalisme, alors que la féodalité est encore massive, portée par une aristocratie profondément réactionnaire. La religion, le christianisme orthodoxe, est ici la clef de voûte du dispositif idéologique.

Le matérialisme et le marxisme ont alors eu une influence notable sur les couches éclairées et surtout sur la classe ouvrière, au point que les représentants intellectuels des couches dominantes devaient y faire face. Lénine constate que :

« Quiconque connaît un peu la littérature philosophique doit savoir qu’on aurait peine à trouver aujourd’hui un professeur de philosophie (ou de théologie) qui ne s’occupât, ouvertement ou par des procédés obliques, à réfuter le matérialisme. »

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Or, le matérialisme peut exister de deux formes. Il y a un matérialisme porté par la bourgeoisie, dont Emmanuel Kant est le représentant le plus avancé, et il y a le matérialisme porté par la classe ouvrière, le matérialisme dialectique, théorisé par Karl Marx et Friedrich Engels.

Le matérialisme d’Emmanuel Kant dresse en effet un compromis avec la féodalité : il dit qu’il ne sait pas pourquoi les choses existent, mais que cela est secondaire. Ce qui compte c’est la science, fruit de l’entendement réfléchissant sur la nature des choses ressenties.

Le problème est ici qu’on ne connaît les choses que dans leur rapport avec elle ; ce que sont les choses réellement, Emmanuel Kant considère qu’on ne le sait pas, elles ont leur propre dimension, ce sont des « choses en soi ».

On a ainsi deux camps, mais trois formes : l’idéalisme, le matérialisme bourgeois devenant de plus en plus réactionnaire, le matérialisme dialectique. Tout le problème dans le camp révolutionnaire est alors quand certains font dévier le matérialisme dialectique pour l’amener à être du matérialisme bourgeois, sous la forme que Lénine résume en l’appelant « empirio-criticiste ».

Lénine formule cela de la manière suivante :

« Examinant les théories de ces deux courants de façon beaucoup plus développée, plus variée et plus riche en contenu que ne l’a fait Fraser, Engels y voit cette différence essentielle : pour les matérialistes, la nature est première, et l’esprit second ; pour les idéalistes, c’est l’inverse.

Engels situe entre les uns et les autres les partisans de Hume et de Kant, qu’il appelle agnostiques, puisqu’ils nient la possibilité de connaître l’univers, ou tout au moins de le connaître à fond. Dans ce livre, Engels n’applique ce terme qu’aux partisans de Hume (appelés par Fraser « positivistes », comme ils aiment à s’intituler eux‑mêmes) ; mais, dans son article : « Du matérialisme historique », il traite des vues de l’« agnostique néo-kantien » et considère le néo‑kantisme comme une variété de l’agnosticisme. »

Pour les matérialistes, la pensée n’est que le reflet de la réalité matérielle. Pour l’idéalisme, on pense de manière indépendante, avec le libre-arbitre, et on réfléchit sur ce que les sens nous font percevoir. Les couleurs, par exemple, en tant que telles, n’existent pas : elles n’existent que par rapport à nous, pratiquement que par nous.

Lénine cite ici l’évêque Georges Berkeley (1685-1753) à de nombreuses reprises, pour bien montrer ce qu’est la conception idéaliste :

« Je ne parviens pas à comprendre, dit‑il, que l’on puisse parler de l’existence absolue des choses sans s’occuper de savoir si quelqu’un les per­çoit. Exister, c’est être perçu. »

« En réalité, l’objet et la sensation ne sont qu’une seule et même chose (are the same thing) et ne peuvent donc être abstraits l’un de l’autre. »

« L’existence de la matière, dit Berkeley, ou des choses non perçues n’a pas seulement été le principal point d’appui des athées et des fatalistes ; l’idolâtrie, sous toutes ses formes, repose sur le même principe. »

« Je ne conteste nullement l’existence d’une chose, quelle qu’elle soit, que nous pouvons connaître par nos sens ou par notre réflexion. Que les choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent dans la réalité, je n’en ai pas le moindre doute.

La seule chose dont nous niions l’existence est celle que les philosophes appellent matière ou substance matérielle. La négation de celle-ci ne porte aucun préjudice au reste du genre humain qui, j’ose le dire, ne s’apercevra jamais de son absence… L’athée, lui, a besoin de ce fantôme d’un nom vide de sens pour fonder son athéisme… »

Matérialisme et empirio-criticisme est alors une œuvre réalisant deux choses : tout d’abord bien séparer le matérialisme de l’idéalisme. Ensuite, justement dans ce cadre, réfuter les nombreux auteurs russes se plaçant sur le plan du matérialisme en apparence, mais revenant à l’idéalisme en réalité.


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